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I Tout postulat d'un arrière-monde est une dépréciation de la vie.

C'est avec Nietzsche que l'on peut appréhender au mieux l'aberration de la position morale de Kant. Kant, pour penser un lien synthétique entre vertu et bonheur, postule l'existence de Dieu et d'une âme immortelle : un Dieu juste garantira pour notre âme immortelle, après notre vie, un bonheur proportionné à notre vertu.

Cette solution que Kant propose pour dépasser le conflit interne à l'individu entre son bonheur et sa vertu est insatisfaisante selon Nietzsche, dans la mesure où elle repose sur la croyance dans un monde qui serait derrière le monde, dans un monde qui serait au-delà du monde sensible et terrestre (le monde dit « intelligible »). Kant, en affirmant qu'il est nécessaire de croire en Dieu et en l'immortalité de l'âme pour fonder la moralité, affirme au fond que notre monde sensible et terrestre est absolument imparfait, limité, insatisfaisant : en ce monde régnerait, selon Kant, l'arbitraire, le hasard aveugle et désolant, l'injustice (on y rencontre, par exemple, le méchant heureux et le vertueux malheureux). Autrement dit, Kant, au moment où il postule un arrière-monde, c'est-à-dire un monde intelligible impliquant Dieu et l'âme immortelle, déprécie, sanctionne, juge négativement, notre monde sensible, notre monde terrestre, c'est-à-dire le seul monde qui nous soit effectivement donné. C'est sur la haine de ce qui nous est donné, sur la haine de ce que la vie nous offre, que se fonde la solution kantienne du problème moral.

Pour comprendre cette critique nietzschéenne de la morale (kantienne), nous pouvons proposer une analogie. Un individu fondamentalement insatisfait de son existence, pour moins souffrir, ira bien souvent se réfugier dans le fantasme, dans l'imagination d'une vie idéale. Par exemple, un individu aigri par un travail monotone et répétitif, et qui éprouve un manque de reconnaissance, pourra se consoler en s'imaginant devenir bientôt une star de la chanson ou du cinéma. Cette imagination n'a aucun lien avec sa réalité, mais elle lui permet de moins souffrir de sa condition. Or, il faut bien comprendre que le fait même, dans ce contexte précis, d'imaginer, de rêver, une vie irréelle qui vient se superposer à la vie réelle, se fonde sur la haine de cette vie réelle. C'est parce qu'il hait sa condition de travailleur anonyme et aigri que l'individu va fantasmer une vie hypothétique de star idolâtrée. Avec Kant, les enjeux sont un peu plus élevés, mais le mécanisme est le même : c'est parce que Kant hait sa condition d'homme mortel vivant sur terre qu'il va se réfugier dans l'imagination d'un monde intelligible parfait où toutes les contradictions de l'individu seront résolues.

« Maintenant, croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une souffrance et une humiliation. C’est ainsi que je parle aux hallucinés de l’arrière-monde.

Souffrances et impuissances — voilà ce qui créa les arrière-mondes, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus.

La fatigue qui d’un seul bond veut aller jusqu’à l’extrême, d’un bond mortel, cette fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir : c’est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.

Croyez-m’en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps, — il tâtonna des doigts de l’esprit égaré, il tâtonna le long des derniers murs.

Croyez-m’en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, — il entendit parler le ventre de l’Être.

Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non seulement la tête, — il voulut passer dans « l’autre monde ». »

(Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des hallucinés de l'arrière-monde)

Dans ce texte, qui est un discours du prophète Zarathoustra réinventé par Nietzsche, le fait de postuler un arrière-monde renvoie d'abord à une hallucination : autrement dit, l'arrière-monde (Dieu, l'âme immortelle, le monde intelligible) est une réalité fantomatique, irréelle, une pure projection mentale, qui relève d'une maladie de l'homme, presque d'une psychose (l'hallucination est un symptôme psychiatrique propre aux psychoses). Autrement dit, ce n'est pas la puissance du réel, ni la puissance de l'homme, qui posent l'arrière-monde. C'est plutôt l'impuissance du réel, qui n'est jamais que ce qu'il est, qui fonde l'arrière-monde, mais aussi l'impuissance de l'homme, qui est malade de vivre au sein d'une réalité limitée qu'il juge imparfaite.

C'est sur l'impuissance et la souffrance que se fonde l'hypothèse de l'arrière-monde. L'homme est impuissant à changer sa réalité, il n'a pas assez de volonté pour dépasser ses contradictions, alors il se réfugie dans l'idée d'un arrière-monde dans lequel tous ses conflits seront résolus. L'homme souffre de sa condition de mortel, de sa condition d'être fini et limité, alors il se projette dans un monde idéal, irréel, où il est immortel, bienheureux et satisfait.

En postulant un arrière-monde, l'homme désespère de son corps et de la terre : il a renoncé à construire une joie véritable dans le contexte d'une vie corporelle, mortelle, dans le contexte d'une vie terrestre, souffrante.

Au fond, c'est l'homme qui n'a pas assez de ressources en lui-même pour construire sa propre joie ici et maintenant, au sein du monde terrestre qui lui est donné, au sein de sa vie mortelle qui lui est donnée, qui se réfugie dans l'hypothèse d'un arrière-monde consolateur.

Définitivement, donc, la solution kantienne n'est pas satisfaisante. Elle se base sur une haine de la vie. Or, la vie étant la seule chose qui nous est donnée avec certitude, on pourra dire qu'elle se fonde sur la haine de tout ce qui est, de l'être lui-même (dépréciation de tout ce qui est = nihilisme).

Parce que Nietzsche s'oppose au nihilisme, il s'oppose à Kant (il s'oppose de ce fait également à toute l'idéologie judéo-chrétienne, dont Kant est l'héritier).

II Il faut dépasser la morale pour dépasser le conflit intérieur à l'individu

S'il faut rejeter la solution kantienne du conflit entre moralité et bonheur, on ne saurait rejeter l'idée même de ce conflit.

En effet, après Kant, on ne plus dire, comme le disent les antiques (stoïciens et épicuriens), que bonheur et vertu morale sont identiques. Kant a raison de dire que le bonheur est particulier et hétéronome, là où le devoir moral, la loi morale, est universelle et autonome : Kant a raison de dire que bonheur et moralité sont radicalement distincts.

Les antiques pensaient un bonheur universel et autonome, ce pourquoi ils ne le distinguaient pas de la vertu morale, elle aussi universelle et autonome. Mais sur ce point, ils on eu tort : il y a, dans la réalité efficiente, diverses conceptions du bonheur, diverses façons de vivre son bonheur, et en outre le bonheur dépend d'un objet extérieur qui fait notre plaisir, il n'est pas autonome. De fait, bonheur et vertu morale sont hétérogènes, tout comme le particulier et l'hétéronome s'opposent à l'universel et à l'autonome.

Nous ne pouvons donc réfuter l'idée kantienne selon laquelle bonheur et vertu morale ne sont pas analytiquement reliés. Ceci demeure irréfutable. Mais ce que nous n'acceptons pas, c'est le dépassement kantien du conflit entre bonheur et moralité, c'est la solution kantienne. Pour sauver la moralité, Kant affirme un lien non plus analytique, mais synthétique, entre vertu et bonheur, en postulant Dieu et l'immortalité de l'âme (la vertu morale causerait le bonheur dans un monde intelligible soumis à quelque justice divine, pour une âme progressant à l'infini sur le chemin de la vertu). Cette solution est à rejeter, car elle relève d'une impuissance, d'une souffrance, d'une haine de la vie (cf Nietzsche, sur la question de l'arrière-monde).

Voici donc où nous en sommes : nous avons reconnu avec Kant, et contre les antiques, que bonheur et vertu morale ne sauraient être analytiquement reliés. Mais nous avons en outre réfuté la tentative kantienne de constituer un lien synthétique entre vertu morale et bonheur. Ainsi donc, ni analytiquement, ni synthétiquement, le bonheur ne saurait être associé à la vertu morale. Le conflit intérieur à l'individu semble donc maintenant absolument indépassable : il n'existe plus aucune solution pour tenter de concilier les deux plus hauts buts de l'humanité, la vertu et le bonheur. L'idée même de souverain Bien paraît vide de sens. Il n'y a plus aucune échappatoire : nous ne pouvons plus dire avec les antiques qu'il y a un bonheur universel identique à la vertu morale (Kant a démontré l'absurdité d'une telle position) ; et nous ne pouvons plus penser avec Kant qu'il existe un monde intelligible, un arrière-monde, où le souverain Bien se réaliserait (Nietzsche a montré l'aberration de cette idée).

Y aurait-il donc une issue, ou sommes-nous définitivement dans une impasse ? A vrai dire, il n'y a qu'une seule voie que nous pouvons suivre pour faire en sorte que l'être humain ne soit pas voué à la désolation. Puisque le bonheur est irréductiblement particulier, relatif et hétéronome, puisqu'il n'y a pas de possibilité d'accéder à un bonheur moral universel ou à un bonheur moral supraterrestre, il faut tâcher de penser une vertu qui soit elle aussi reconnue dans sa particularité, dans sa relativité et dans son hétéronomie. De la sorte, bonheur et vertu seront à nouveau compatibles. Or ici, il faut bien noter une chose importante : si cette vertu n'est plus universelle et autonome, alors elle n'est plus une vertu au sens moral, car elle a perdu le caractère inconditionné qui faisait sa moralité (la maîtrise de soi des antiques est morale car elle est inconditionnée, tout comme la loi morale kantienne est morale parce qu'elle est inconditionnée). Il y a vertu au sens moral, vertu universelle et autonome, lorsqu'il y a des principes d'action inconditionnés, des préceptes inconditionnés. C'est parce que je dis : « quelles que soient les conditions, tu dois agir de telle ou telle manière » (classer tes désirs avec Epicure, te restreindre à ce qui dépend de toi avec les stoïciens, ne pas mentir avec Kant), c'est parce que j'insiste sur le caractère inconditionné de la prescription, que je suis dans le cadre d'une vertu morale universelle et autonome, vertu morale s'opposant de ce fait à un bonheur particulier et hétéronome, c'est-à-dire à un bonheur supposant des conditions subjectives.

Si je pense une vertu qui n'est plus morale, qui n'est plus inconditionnée c'est-à-dire qui n'est plus universelle et autonome, si je pense une vertu qui repose sur des principes d'action conditionnés, alors cette vertu pourra être compatible avec le bonheur, lui-même conditionné. Mais comment pourra-t-on qualifier cette vertu ? On pourra la qualifier de vertu « éthique », au sens fort et spécifique. Car l'éthique, précisément, ne prescrit pas des actions dans l'absolu, sans considérer les conditions subjectives, relatives et particulières. Certes, l'éthique est proche de la morale, car elle dit ce qu'il faut faire et ne pas faire. Mais elle insiste sur les conditions, là où la morale ignore les conditions, et en cela elle s'oppose à la moralité.

Une prescription éthique ne dira pas : « dans l'absolu, abstiens-toi de mentir ». Elle dira bien plutôt, par exemple : « dans le cas où le mensonge diminue ta puissance d'agir, te rend haineux, souffrant, ou développe ton sentiment de culpabilité, alors abstiens-toi de mentir ». On insiste ici sur les conditions particulières dans lesquelles la prescription est pertinente, conditions qui s'accordent avec les conditions du bonheur, du bien-être de l'individu. La vertu éthique est particulière : il y a autant de vertus que d'individus, il n'y a pas une seule façon, universelle de vivre sa vertu. De même, la vertu éthique reconnaît son hétéronomie : elle reconnaît qu'elle dépend de conditions extérieures à l'individu. La vertu éthique est conditionnée, particulière et hétéronome, tout comme le bonheur : elle s'accorde avec le bonheur.

C'est Spinoza qui, dans L'Ethique, définit au mieux la vertu éthique.

L'individu doit renoncer à l'universalité de ses principes, à son autonomie "pure" ou "absolue", à sa moralité "pure", pour concilier sa vertu et son bonheur, vertu qui sera alors qualifiée de vertu « éthique » (vertu conditionnée). De même, l'individu doit oublier l'idée de Bien et de Mal absolus, inconditionnés, transcendants, pour développer une vertu éthique heureuse considérant ce qui est bon ou mauvais pour lui. De la sorte, il n'y aura plus de conflit pour lui entre son bonheur et sa vertu. L'individu qui recherche la vertu et le bonheur en même temps, l'individu qui vise le souverain Bien, ne peut que viser une vertu éthique, et doit abandonner toute conception morale de la vertu. Il n'est ainsi plus dans l'illusion d'un bonheur universel (antiques) ; et il n'est plus obligé de postuler un arrière-monde négateur et dépréciateur de la vie (Kant, judéo-christianisme).

Tag(s) : #Ethique
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