« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »
Pascal, Pensées
Pour identifier la causalité d'un événement quel qu'il soit, nous aurons d'abord tendance à prendre en compte les phénomènes qui sont à proximité de l'événement en question. Le comportement d'un corps donné sera ainsi expliqué par l'action de certaines forces dont les manifestations sont observables dans le cadre d'un champ spatial et temporel limité. Il serait ainsi absurde de tenter d'expliquer la chute d'un solide terrestre en prenant en considération tel atome situé à des année-lumières de notre galaxie, ou s'étant manifesté plusieurs milliards d'années auparavant.
Pourtant, est-ce à dire que cet atome, dans l'un ou dans l'autre cas, ne détermine pas, au moins de façon infime, la manière dont la chute dudit solide se déroule ? Loin de là. L'explication de n'importe quel événement se produisant ou s'étant produit nécessite en droit la prise en compte de tout ce qui existe et a existé dans l'univers avant lui, au sein d'une immensité spatiale et temporelle illimitée. D'une façon ou d'une autre, tel atome situé sur mars cause présentement la manière dont tel corps terrestre actuel se meut. D'une façon ou d'une autre, tel objet disparu il y a plusieurs milliards d'années agit partiellement sur l'état d'un corps présent déterminé. Ces deux propositions découlent du simple fait que l'espace est un espace ouvert, et que le temps est un temps continu.
Ceci doit nous indiquer qu'il ne saurait y avoir jamais d'explication totale d'un phénomène quel qu'il soit, et que toute science est de fait lacunaire et imparfaite. Pour expliquer un phénomène déterminé, on choisira donc de sélectionner les données significatives et, surtout, disponibles. La précision des explications ou prévisions sera fonction de cette sélection. Au plus le champ temporel et spatial enveloppant les phénomènes déterminants s'élargira, au plus les résultats seront précis. Mais la causalité totale nous échappera forcément, comme cela se comprend de soi-même. Nous n'aurons jamais affaire qu'à des causalités partielles, et puisque la sélection elle-même ne sera jamais qu'arbitraire et contingente, limitée par une humaine condition, nous assisterons à la constitution d'une sorte de fable, certes dissimulée par un esprit de sérieux malvenu.
Selon une conviction peu fondée en raison, c'est le visible environnant qui doit pouvoir expliquer le visible présent là-devant. Remonter trop loin dans le temps, ou s'aventurer trop loin dans l'espace pour rendre compte de ce qui est là-devant, ce serait ainsi se perdre dans la non-significativité, peut-être même dans le délire. Pourtant, le délire, c'est plutôt de penser que l'action de la matière sur elle-même serait soumise à des bornes temporelles ou spatiales faites à la mesure de la faculté perceptive et intellectuelle de l'humain, ou de sa technologie. En droit, l'état d'un atome situé sur mars cause d'une certaine manière l'état présent de mon système nerveux (et réciproquement, d'ailleurs). Mais qui se soucie de cette action à distance ? Le neurologue sera bien plus soucieux des substances environnant mon corps, éventuellement ingérées par lui. De ce fait, il produit une science, dont les résultats sont d'ailleurs certains. Mais de toute façon, ces résultats ne peuvent qu'être certains, puisqu'ils sont validés avec le même point de vue limité qui a permis leur élaboration.
La fermeture de la perspective que nous évoquons ici est très certainement en rapport avec une conception simplificatrice de la causalité, qu'il faut maintenant appréhender. Il s'agit d'une causalité qui serait essentiellement linéaire, distinguant un causant et un causé, sans possibilité d'inverser les rôles. Prenons n'importe quel phénomène matériel déterminé qu'il s'agirait d'expliquer en détail. Au premier stade de l'explication, et de façon à peine consciente, il s'agit pour l'observateur de considérer qu'un tel phénomène est comme privé de toute sa capacité d'affecter positivement le monde, d'imprimer une force sur quelque objet du monde. Il est uniquement déterminé, et non déterminant. Il est causé, et non causant. Il est mû, et non mouvant. Cette passivité de principe du phénomène observé le prive ainsi de ce que l'on pourrait appeler son "rayonnement".
Avant de poursuivre, expliquons brièvement cette idée de rayonnement. Un phénomène, quel qu'il soit, possède un rayonnement en droit infini. Tout ce qui existe, aussi infime, aussi éphémère soit-il, imprime une force qui se propage dans la totalité de l'univers et qui se prolonge éternellement. Ceci aura été, pourra-t-on dire, et ainsi, le fait même que ceci ait occupé un espace, qu'il ait diffusé une certaine quantité d'énergie pour une durée certaine, implique une configuration et une intensité déterminées, attestant de sa présence, pour tout ce qui est, et pour chaque être contenu dans ce tout.
L'observateur qui veut expliquer un phénomène le mutile d'abord : il occulte, plus ou moins délibérément, son rayonnement. Ainsi, ce que peut un corps, sa capacité à diffuser une énergie de façon illimitée, au sein d'un espace ouvert et au cours d'un temps continu, cela ne le concerne pas. Ce corps doit être perçu par lui comme n'agissant point. Il est comme recroquevillé sur lui-même, assailli de toutes parts. L'objet visé ayant donc été, pour ainsi dire, "neutralisé", il ne reste plus qu'à identifier les forces qui agissent sur lui. Et alors elles peuvent toutes converger vers lui, comme aimantée à un seul centre fixe et immobile. Cet objet peut agir comme point de repère à partir duquel un environnement significatif sera finalement défini.
Supposons qu'il ne s'agisse pas d'abord d'expliquer un phénomène, d'identifier ce qui le cause, d'envisager sa pure passivité, mais de rendre compte de sa puissance, de sa force, de sa capacité d'affecter ce qui est, de la façon la plus précise et la plus complète possible. Serons-nous alors tentés à un moment donné de nous arrêter dans notre investigation, de définir des bornes spatiales ou temporelles pour une telle appréhension ? Rien n'est moins sûr. Car nous n'avons plus affaire ici à la tendance centripète induite par l'observation de qui veut expliquer. Nous avons affaire à une tendance centrifuge, qui détermine un mouvement se prolongeant indéfiniment dans l'immensité spatio-temporelle. Certes, il faudra bien s'arrêter à un moment donné au cours de cette investigation visant la puissance de l'objet, car nos perceptions restent limitées. Mais le caractère contingent de la limitation apparaîtra alors, et l'infinité en droit du procès également.
On pourrait dire toutefois que l'explication en elle-même n'indique en fait peut-être pas une limitation arbitraire de principe. La tendance centripète explicative peut tout aussi bien s'ouvrir à l'immensité spatiale et temporelle. Un phénomène passif et déterminé peut très bien être conçu comme étant déterminé par tout ce qui est et fut dans l'univers. On ne comprendrait donc toujours guère en quoi une conception linéaire de la causalité impliquerait une fermeture de la perspective. Pourtant, le fait même de se focaliser sur l'être-déterminé d'une chose, c'est en soi fermer la perspective. L'idée d'une détermination multiple mais à chaque fois linéaire implique celle d'enveloppement. Ce qui enveloppe doit être borné, par définition, ceci possède une enveloppe, des contours déterminés. Au sein d'un espace illimité, ce qui enveloppe discrimine donc : ce qui sera hors enveloppe est le non-significatif. Ainsi certaines bornes contingentes, déterminées par une limitation humaine, trop humaine, trouveront un fondement logique, quoique fragile. L'explication, la causalité linéaire ferment la perspective : par elle, ce qui est visible là-devant sera élucidé par un environnant donné dont les contours ne sont pas fonction d'une nécessité fondée sur les choses mêmes.
Il serait intéressant de constituer une méthode dont le point de départ serait la puissance d'affecter de la chose. De ce fait, l'ouverture de l'espace et la continuité du temps seraient posées. L'action de la chose affirmerait son prolongement indéfini, précisément en tant qu'action. Sa passivité à son tour, cela serait reconnu, exclurait l'idée même d'une non-significativité de tels ou tels étants lointains, puisque cette passivité ne serait comprise que conjointement à ladite activité indéfiniment prolongée. Cela ouvrirait, au sens strict, la perspective. Une causalité circulaire serait développée systématiquement, élucidant les rapports de toutes les choses entre elles, des plus proches, des plus semblables, aux plus lointaines et aux plus différentes.
Un tel programme de travail réjouirait un certain démon laplacien. Et encore, est-ce seulement suffisant ?