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Suggestion d'accompagnement

A première vue, j'ai tendance à ne pas vivre pour moi-même, mais pour nourrir l'image que d'autres se font de moi. Ainsi, quand je demeure seul, quand nul regard ne se fixe sur moi, peu importe si je me conduis de façon vile, basse, ridicule : dans la mesure où de tels actes ne sont pas saisis par une autre conscience que la mienne, il semble qu'ils ne comptent pas. Plus profondément, mes pensées mêmes, si je les garde pour moi, si elles n'apparaissent pas objectivement dans le monde, n'ont au fond pas vraiment d'importance, et je considérerai, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu'elles ne déterminent pas intrinsèquement celui que je suis. Depuis fort longtemps, tout se passe comme si j'avais décidé que je n'ai pas, en tant que spectateur de moi-même, la légitimité pour apprécier le sens et la valeur de mon être propre. Ce sera toujours autrui qui devra me dire ce que je suis fondamentalement, et je ferai mien un tel jugement. On pourrait dire que c'est seulement en tant que j'apparais que je pénètre dans l'être objectif, réel, mais alors il faut bien que j'apparaisse pour un autre. Une telle dépossession me constitue, si bien que je finis par l'assimiler à ma propriété la plus propre.

C'est lorsque j'agis en étant vu, lorsque j'exprime des pensées qui seront entendues, que je crois pouvoir façonner un moi solide, réel, existant. Mes actions solitaires, mes pensées silencieuses, n'auront une valeur que plus tard, lorsque je les raconterai ; ou bien, si je veux leur donner une réalité dans le présent de leur déroulement, il faut que je fasse intervenir fictivement un juge extérieur, par exemple la parole d'un ami, ou d'un parent, telle qu'elle serait susceptible d'éclairer leur sens. Que penserait untel s'il me voyait agir ainsi ? Quelle image tel autre aurait-il de moi s'il savait que j'ai de telles pensées ? Ces questions, avec leurs réponses incertaines, accompagnent pour ainsi dire chaque moment de ma vie solitaire ou intérieure ; ainsi, je renonce constamment, quoique inconsciemment, à l'authentique affirmation de moi-même, laquelle consisterait à m'ériger en juge exclusif de mes mouvements et affections. Certainement, un tel renoncement a pour motif premier une peur radicale, la peur d'un isolement absolu. Mais cette peur est l'irrationnel même.

L'image qu'un autre se fait de moi ne m'est jamais donnée telle quelle, en soi, dans l'absolu. Pour que je puisse accéder à une telle image, il faut que j'entende la parole de cet autre, ou que j'interprète son regard ou ses gestes : en dernière instance, ce qui me sera donné, c'est la représentation que je me fais de l'image que l'autre se fait de moi. Dans cette représentation, il y aura surtout ce que j'y aurai mis. Lorsque j'apparais à autrui, lorsque j'attends ce jugement qu'il va porter sur moi pour prendre connaissance de mon être réel, je suis en fait dans l'attente de ma propre interprétation relative à un tel jugement. Dés lors, je ne quitte pas un seul instant ma solitude et mon intériorité, au moment même où j'ai l'impression que le sens profond de mon moi est livré par un autre. Ce sont toujours des pensées n'existant que pour moi-même, soustraites à tout regard extérieur, qui décident en dernière instance du sens de mon être propre, même dans le cas où c'est l'image de moi présente en l'autre qui prétend dévoiler quelque vérité me concernant. Autrement dit, ce sont toujours les pensées qui me paraissent dénuées d'importance, d'objectivité, de valeur, voire de réalité, dans la mesure où elles ne sont perçues que par moi, ce sont toujours mes interprétations personnelles, qui déterminent finalement ce que je suis, même lorsque j'ai décidé d'accorder au point de vue d'autrui une valeur décisive. Je suis dans l'incapacité de sortir de moi-même, et, tandis que je prétends le faire en conférant à autrui le pouvoir de révéler ce que je suis, je confonds absurdement une certaine attention à autrui, laquelle m'appartient, avec une capacité fantastique d'accéder, hors de moi-même, à l'être-en-soi de ses images. C'est cette situation que l'on serait en droit de qualifier d'isolement absolu. Lorsque je comprends que tout ce que je suis pour moi, que je dévalorise foncièrement en tant que cela n'est donné à nul autre, est en fait tout ce qui, de moi, me sera donné, lorsque je médite sur cette tautologie, je puis me sentir totalement, absolument isolé.

Cela étant, ce sont précisément les moyens pour esquiver ce sentiment qui le renforcent, et lui confèrent même une certaine positivité. Si je ne recherchais pas constamment la compagnie des autres pour qu'ils me fassent enfin exister, je ne ressentirais pas comme un poids insupportable le fait de n'être jamais que le seul maître dans ma propre maison. Si j'acceptais que mes pensées intimes, ma solitude ontologique, sont l'unique sol sur lequel peut s'épanouir ma vérité, je ne tenterais pas de combattre vainement ce fait, je le vivrais comme une nécessité. Certes, si j'avais par le passé fait l'expérience d'une fusion avec autrui, si j'avais pu connaître l'être-en-soi de l'image qu'autrui se fait de moi, je pourrais dire légitimement que j'éprouve, maintenant que ce n'est plus possible, un sentiment d'isolement absolu. Mais une telle supposition est absurde. De fait, courtiser constamment l'attention d'autrui renvoie à cette absurdité. C'est un faux problème, c'est une mauvaise façon de comprendre l'expérience, conditionnant un sentiment d'abandon sans fondement réel, qui déterminent ma fuite dans l'opinion d'autrui et la dévalorisation corrélative de mon jugement et de mon vécu propre. Parce que j'oublie, hypnotiquement, mon activité d'interprète à l'instant de la réception d'un point de vue extérieur, je comprends cette réception comme saisie de l'extérieur en soi, qui viendrait sanctionner objectivement mon être sans ma participation. Cette saisie illusoire devient alors très vite mon but premier, en comparaison duquel ma condition réelle, ma pauvre solitude ontologique, apparaît comme un sort détestable et désolant. Mais si je comprends que, parmi la multitude, à travers toutes mes apparitions et réapparitions, je demeure malgré tout essentiellement seul, avec mes seules pensées, que je suis l'unique législateur possible en ce qui concerne l'interprétation du sens et de la valeur de mon être, alors le délire métaphysique peut cesser : je suis, au sens propre, rendu à moi-même.

Pour le dire très simplement, il faut que je comprenne que je ne suis pas moins seul, pas moins livré à mon seul point de vue, lorsque je suis perçu et jugé par autrui que lorsque j'agis et pense en l'absence de tout spectateur extérieur : ma situation de solitude ontologique, en la présence d'un autre homme, ne change pas essentiellement.

Si je dis que je vis pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, deux hypothèses sont à retenir : ou bien je veux modifier, transformer, ou complexifier l'ensemble des représentation que d'autres se font effectivement de moi ; ou bien ce qu'il s'agit de nourrir, ce sont mes propres représentations relatives à un tel ensemble. Dans le premier cas, je vis pour ce qui n'est qu'un néant pour moi, ce qui est absurde. Dans le second cas, si j'accorde une certaine importance à l'opinion extérieure, je ne quitte pas pour autant mon intériorité, ce qui est plus conforme à la raison. Pourtant, il semble trop souvent que c'est la première hypothèse qui l'emporte. J'agis et pense comme si ce que d'autres pensent intimement de moi, ce qui demeure pour moi éternellement inconnaissable, constituait le lieu d'où surgit la vérité de mon être, pour lequel donc je devrais vivre et souffrir. Trop souvent, je confie la valeur dernière, le sens définitif de mon moi, à une réalité psychique étrangère qui, si elle est certes existante, me sera néanmoins dissimulée pour toujours. Autant dire que je considère, la plupart du temps, que je ne sais pas qui je suis, que je suis même incapable de le dire, que je suis la dernière personne à le pouvoir, alors même qu'il me faut vivre pour ce moi qui m'échappe nécessairement.

Cela étant, si c'est bien la première hypothèse qui est la norme, ce qui me détermine profondément n'est pas tout à fait conforme à ce qui vient d'être décrit. Certes, si je déroule les conséquences de mes actions et de mes pensées les plus courantes, tout indique que je vise le plus souvent à affecter, absurdement, l'intériorité inaccessible d'autrui, dans la mesure où je considère que c'est en cette intériorité que se situe la réalité de mon moi. Mais selon ma certitude très profonde, quoique à peine consciente, cette intériorité autre ne m'est précisément pas inaccessible, ce pourquoi mon attitude ne me paraît pas tout à fait absurde. Lorsqu'autrui me parle de ce que je suis, j'imagine qu'une fusion mystique se réalise, que j'accède à la vérité de ses convictions les plus intimes. J'imagine que, s'il paraît sincère, chaque parole semble devoir traduire adéquatement ses pensées et que, s'il paraît hypocrite, il le communique également, ses paroles traduisant alors, en négatif, son jugement réel. J'imagine en outre que, face à une telle vérité révélée, je dois demeurer muet, presque inexistant, que je ne suis qu'un réceptacle absolument passif, incapable d'affirmer un point de vue. Il faut le dire, cette illusion n'est pas propre à tout acte de communiquer avec autrui : lorsqu'autrui me parle du monde, ou de lui-même, je puis différencier sa parole de sa pensée, ainsi que l'expression de cette parole de sa perception par ma conscience. C'est seulement dans la mesure où l'autre me transmet quelque signe ou quelque mot susceptible de révéler la vérité insigne de mon être, que je perds tout sens critique, toute capacité à faire des distinctions entre je et tu, entre je et cela, et entre cela et tu. Hypnotiquement, je me rapporte à ces paroles, ou à ces gestes qui parlent de moi, comme à des intrusions radicales qui viennent rendre inaudible tout ce que je pourrais en penser, en ce qu'elles seraient univoques et claires comme le jour.

On me dit par exemple que je suis ennuyeux. A cet instant, mon orgueil se révolte, et je convoque, à part moi-même, avec vigueur, les distinctions que nous venons d'évoquer. « Après tout, me dis-je, je sais mieux que cet homme si je suis ennuyeux ou pas ! Sa parole n'est qu'une parole, elle n'est en rien supérieure à ma pensée intime ! De plus, lui-même pense certainement tout autrement : peut-être avec ce mot veut-il juste me blesser, par méchanceté, et non me livrer sa conviction ! » Ces protestations semblent émaner d'un bon sens irréfutable. Mais c'est tout le contraire qui est vrai. Si j'ai besoin d'affirmer de telles évidences face au jugement d'autrui qui me déprécie, c'est qu'elles ont précisément cessé d'être des évidences dans ce contexte. Les distinctions qui sont faites ici avec véhémence sont rappelées parce qu'elles ne vont plus de soi, parce que leur fondement vient de s'effondrer. Tandis qu'autrui m'affirme que je suis tel ou tel, tout se passe comme si toutes les barrières s'étaient rompues : il n'est plus évident que je sache mieux que lui ce que je suis, ni que ma conscience jouisse d'une position privilégiée pour résoudre cette question ; il paraît en outre certain qu'il me transmet là le contenu intime de sa pensée. La suspension d'un certain sens de la distinction apparaît à chaque fois que l'autre doit m'apprendre la vérité qui me concerne, ce pourquoi, si d'aventure cette vérité me blesse, il me faudra d'abord, quoique difficilement, tenter de restaurer ce sens. Une telle suspension renvoie à mon refus d'assumer seul l'élaboration du sens de mon être : c'est la peur de l'isolement absolu qui la motive.

Malgré l'excuse que constitue cette illusion consubstantielle à l'acte d'être jugé par l'autre, illusion qui me fait croire que j'accède à cette intériorité étrangère à laquelle je livre le sens dernier de mon être, illusion reposant sur et aggravant la peur d'un isolement absolu, malgré cela je demeure dans les faits radicalement inexistant dans la sphère où j'ai situé toute possibilité d'exister réellement. Cela signifie que, dans les faits, je vis absurdement. Dès lors, il devient nécessaire d'envisager une autre voie.

Si je vis nécessairement pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, il existe une deuxième hypothèse, que j'ai déjà évoquée : en réalité, je pourrais chercher consciemment à nourrir mes propres représentations relatives à une telle image. Je ne viserais plus essentiellement la modification de l'intériorité factuellement inaccessible d'autrui, visée qui s'accompagnerait de l'illusion selon laquelle une telle intériorité autre me serait en fait pleinement accessible, mais je viserais bien plutôt la modification de mon propre être, et ce jusque dans ma relation avec d'autres. De la sorte, non seulement je ne confierais pas mon être authentique à ce qui demeure un néant pour moi, mais j'affronterais également la solitude ontologique qui est mon lot, et qui est le seul point de vue à partir duquel je puis appréhender autrui en rendant justice à sa position dans l'être.

Si par exemple un ami me dit qu'il me trouve ennuyeux, que devrai-je penser ? Je devrai penser qu'il me faudra désormais vivre avec cette conscience de l'ami qui, entre autres choses, me trouve ennuyeux. Cette parole de l'ami inclut d'abord un dialogue entre moi et moi-même. Je ne me révolterai pas contre cette parole, en rappelant vainement les distinctions entre elle et la conscience qui la formule, entre elle et ma propre conscience. Car ces distinctions vont tellement de soi qu'elles finissent par s'effacer derrière ce constat : ce qui est là modifié, c'est bien ma vie intérieure ; il faudra bien vivre avec cela.

Mais dès lors, tandis que je réfléchis à tout cela, une conviction s'impose à moi : si au fond, ce qui est là essentiel, dans ma façon de prendre en compte la parole d'autrui, c'est bien ma vie intérieure à laquelle nul n'a accès, ne me faut-il pas revaloriser une telle vie intérieure, considérer qu'elle compte en fait éminemment dans la détermination de mon être ? Autrement dit, si je continue certes à vivre pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, dans le cadre de la deuxième hypothèse, il semble que je doive en fait me diriger vers une vie où l'opinion d'autrui n'est plus la chose essentielle. Selon la deuxième hypothèse, ayant retrouvé ma solitude ontologique, j'ai dès lors la possibilité de vivre cette solitude ontologique jusqu'au bout : sans accorder aux autres l'exclusif privilège de dire ma vérité.

Découvrir que, même avec l'autre, je suis en commerce avec moi-même, c'est découvrir que mon intériorité, que je dévalorisais parce que nulle conscience autre ne l'appréhendait, doit être nécessairement revalorisée : cela doit se faire par considération pour l'autre, qui ne saurait se réduire à ce que ma conscience en fait, mais aussi par considération pour moi-même, qui ne saurais vivre qu'avec moi-même. Si j'ai conscience que la parole de l'ami qui me juge ennuyeux renvoie d'abord à mon propre conflit intérieur, mettant en scène diverses images de moi-même appartenant à ma propre conscience, je suis ramené à moi-même à l'instant même où je pensais qu'il y avait une altérité qui entrait dans la délimitation de mon être. De ce fait, une fois ramené à ma solitude factuelle, je pourrai me dire : de la même manière que tu as tenté de résoudre ce conflit intérieur par égard pour l'ami, prouvant de ce fait que ta vie intérieure, par trop occultée et dévalorisée, était en fait un terrain solide où peut s'épanouir ta vérité, de la même manière, maintenant que tu es ramené à ta solitude factuelle, tâche d'avoir des pensées et des actions dignes d'être vécues, quand bien même elles ne seraient perçues par aucune autre conscience que la tienne. Après tout, ce conflit intérieur qui a suivi le jugement de l'ami, n'était-il pas inaccessible pour tout autre que toi ? Et pourtant, tu lui as accordé du poids, de la valeur, car cet ami compte pour toi. De même, toute intériorité te concernant devra être à présent, à l'image de ce conflit intérieur, quelque chose qui compte, qui a du poids, de l'importance. Vivre pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, cela peut signifier vivre pour soi-même, comme l'indique la deuxième hypothèse. Et de ce fait, j'affronte la solitude ontologique qui est la mienne pour ce qu'elle est, et je cesse de mépriser mes pensées et actions solitaires, c'est-à-dire tout ce que je suis susceptible de vivre dans mon existence.

Le moi réel, que je dévalorise le plus souvent en m'illusionnant sur l'accessibilité de la conscience d'autrui, est en devenir permanent : il n'est jamais identique à lui-même précisément parce qu'il est le flux intérieur de la conscience impliquant des modifications permanentes (représentations et affections multiples temporellement). Si je prêtais réellement attention à ce qui m'arrive continuellement, je ne serais capable de saisir nulle identité stricte : je constaterais que je suis soumis à des changements de toutes sortes, à chaque instant, que mes pensées et actions m'entraînent constamment vers de l'absolument nouveau, vers un dépassement constant de mon être. Mais une telle vérité m'échappe, car j'ai confié mon être à d'autres consciences. Ces autres consciences ont sanctionné mon être, elles m'ont fixé une identité : tu es curieux, désinvolte, attentif, lunaire, étudiant, fils, frère, amant, ennuyeux, etc. Si cette identité est mouvante en quelque manière, c'est à partir d'un noyau fixe et inchangé. Un nouveau jugement, tel le jugement de l'ami qui me dit ennuyeux, sera certes une modification de mon identité, mais une modification censée s'inscrire à l'intérieur d'une fixité non soumise au passage du temps.

L'illusion de posséder une identité renvoie au fait de confier son être à d'autres consciences inaccessibles qui pourtant me paraissent accessibles. Elle dérive d'une double simplification, d'une double amputation : celles de ma conscience et celles de la conscience d'autrui. Ainsi, donc, tandis que l'ami me dit ennuyeux, son propre flux intérieur relatif à la pensée de mon être (flux intérieur mouvant et continuellement changeant), se réduirait à un simple mot figé pour l'éternité, à une essence fixe et éternelle : le mot « ennuyeux ». Première amputation. De même, ma réception d'un tel message se réduirait à la réception de cette même essence inaltérable. Deuxième amputation. Dès lors que je constate que cette parole suscite en moins un mouvement psychique interne qui signifie beaucoup plus que ce simple mot, je dépasse déjà l'idée illusoire de l'identité : je suppose d'une part que cette multiplicité temporelle attachée à une essence conceptuelle doit être analogue dans l'esprit de mon ami (que je ne prétends dès lors pas saisir dans son adéquate entièreté) ; je constate d'autre part qu'être ennuyeux signifie pour moi un conflit dynamique et pluriel qui excède de part en part l'idée générale et indéterminée de l'ennui. Je rends justice à l'ami et je me rends justice à moi-même, choses qui justifient l'abolition en moi du mythe de l'identité.

Etre constamment multiple, ne jamais être unique et identique à soi-même, c'est tout simplement être, c'est être attentif à la solitude ontologique qui est la mienne : je suis toujours seul avec mes propres pensées, et ces pensées sont multiples et mouvantes ; donc je suis-moi-même multiple et mouvant, non identique, non unifié ; voici le constat que je devrais faire. Vouloir être identique, c'est prendre peur face à la solitude ontologique, qui peut être vécue comme un isolement absolu : c'est vouloir occuper l'esprit d'autrui de telle sorte qu'il me renvoie une fixité consolante, fixité qui semble me dire : « tu n'es pas seul ». Mais de la sorte, c'est amputer et simplifier la conscience d'autrui. En outre, si elle est fuite devant soi et devant l'autre dans sa réalité, la peur d'un isolement absolu, comme on l'a vu, est entretenue par les moyens employés pour l'abolir : c'est un processus auto-engendré dont on peut aisément briser le joug, en acceptant tout simplement ce qui est (la solitude ontologique). Accepter que seules mes pensées ont de la valeur dans la détermination de mon être réel, et que dès lors mon être, puisque mes pensées sont multiples et mouvantes, est lui-même multiple et mouvant, dépourvu d'identité : voilà la clé.

Mais le sentiment d'isolement absolu, et le mythe de l'identité qui lui est associé, ont peut-être une source plus identifiable. En effet, autrui exige également, de son côté, que je le nomme, que je le détermine, que je le fasse entrer dans l'être. Mais de la sorte, il ampute et simplifie ma conscience. Si je le juge moi-même comme étant ennuyeux, il sera tenté de réduire le flux multiple et changeant de mon intériorité qui se manifeste lorsqu'elle le thématise à cette simple essence fixe et éternelle : l'ennui. Ainsi, mon identité aura été fixée par lui. Par la suite, donc, je chercherai à retrouver cette identité qu'autrui avait déterminée pour moi, car elle a révélé un manque intrinsèque en moi, une privation : un sentiment d'isolement absolu, que je n'accepte plus comme étant une solitude ontologique avec laquelle il faut bien vivre, et que je tenterai de dépasser à mon tour via l'illusion d'un accès amputant et simplificateur à l'âme de l'autre qui me parle.

Tag(s) : #Métaphysique et ontologie
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