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La dissociation anthropocentriste-productiviste de la valeur

    a) Une dissociation générale


     

    La dissociation anthropocentriste-productiviste de la valeur se développe sur la base d'une opposition fonctionnelle entre l'humain et le non-humain. Mais « l'humain » universel-abstrait de cet « humanisme » moderne renvoie lui-même à une forme-sujet excluante, qui désigne le type du sujet bourgeois occidental, masculin, rationnel et valide. C'est ainsi que la dissociation anthropocentriste (à la manière de toute autre dissociation) n'est pas une structure scindante qui viendrait se surajouter artificiellement aux autres formes de la dissociation, mais qu'elle s'insère au contraire parfaitement dans tous les champs de la dissociation générale.

    Le travailleur exploité, réduit à une pure dépense énergétique indifférenciée, est censé lui-même constituer a priori une nature informe et irrationnelle, que la gestion capitaliste pourrait venir « structurer » rationnellement, de l'extérieur. Le colonisé, de même, ou l'individu soumis au racisme moderne structurel, sera réduit à une nature instinctuelle et pulsionnelle que la sphère « culturelle » de la valorisation occidentale serait susceptible de « domestiquer ». « La » femme, dans le foyer privé dissocié, est également réduite à une « non-culture », à une nature réifiée, qu'il s'agirait de disposer rationnellement, du point de vue du sujet masculin de la valeur. L'individu désigné comme invalide, handicapé, ou non viable productivement, enfin, sera lui aussi, parce qu'il est renvoyé hors-valeur, assigné à une forme d'irrationalité, et réduit à une forme de naturalité pulsionnelle, l'excluant de la sphère de la culture « développée » au sens strict.

    En définissant assez précisément la dissociation validiste, on a pu voir que ces individus réifiés et exclus par la forme-sujet moderne étaient pris dans des processus d'assujettissements, par lesquels ils devaient dépasser leur « naturalité irrationnelle » prétendue, en vue d'une humanisation viable. Mais cela peut signifier également que ces individus, du point de vue de l'humanisme définissant la forme-sujet excluante, seraient a priori renvoyés hors-humanité, et s'inscriraient a priori dans la sphère du non-humain. C'est ainsi, d'ailleurs, comme on l'a déjà vu, qu'on sera susceptible d'animaliser proprement le travailleur pauvre ou la femme (cf. Sade), le colonisé (cf. Gobineau), ou le « fou », réduit à des cycles frénétiques incontrôlés. Dans cette mesure, ce qui est censé définir la « culture » s'opposant à une « nature » à soumettre ou à maîtriser, renverra à la sphère du calcul rationnel et marchand, et aux exigences de la valorisation de la valeur. La manière dont cette sphère rationnelle domine techniquement « la nature » au sens générique (au sens du « milieu » biologique et physique) n'est pas séparable de la manière dont la valeur dissocie et assigne à une « naturalité » négative les individus réifiés dans l'ordre gestionnaire raciste, patriarcal et validiste moderne. Ainsi, la question « écologique » au sens restreint ne devrait pas constituer un secteur critique séparé ou surajouté, mais, elle devrait mettre en cause au contraire l'ensemble de l'idéologie naturaliste, technologique et productiviste de la modernité, qui concerne tous les champs de la dissociation.

    Selon cette perspective, d'ailleurs, on doit pouvoir montrer sans difficultés qu'il est absurde de défendre une idéologie dite « écologiste », aujourd'hui, tout en défendant l'idée patriarcale d'une naturalité de « la femme » ou de « la famille », etc. (absurdité qu'on retrouve par exemple dans le courant de « l'écologie intégrale » de la revue Limites). Car en effet, c'est le même paradigme technico-culturel qui définit quelque « naturalité » du féminin et qui tente de se rendre « comme maître et possesseur » de la « nature » (nature ici hypostasiée et extériorisée), au point de détruire l'environnement lui-même. De la même manière, une « écologie » qui serait capitaliste, raciste ou validiste, serait une contradiction dans les termes.


     

    b) La question de la production


     

    Dans la Critique de la raison pure, dans les « analogies de l'expérience », Kant expose de façon précise les principes de la substance (permanence) et de la production (causalité). Ces développements sont intéressants, dans notre contexte, car ils circonscrivent de façon assez précise ce que la rationalité moderne entend par « nature ». Ici, c'est aussi la physique de Newton que Kant pourrait vouloir fonder épistémologiquement, science mécanique de la nature qui induit tout un potentiel productif et technique qui s'actualisera par la suite, au sein du système de valorisation marchande. Le rapport abstrait à quelque « nature » homogène et indifférenciée, qui se cristallise autant dans le paradigme scientifique moderne que dans l'idéologie universelle-abstraite des « Lumières », dissocie proprement l'entendement gestionnaire et structurant d'une simple matière sensible à agencer.

    La catégorie de la substance est une catégorie de l'entendement qui s'applique a priori au divers de l'intuition sensible, en vue de conférer à l'expérience une forme de permanence continue et homogène. A ce titre, elle est une détermination transcendantale du temps, elle détermine l'ordre de la succession comme étant un ordre sur le fond duquel une inhérence nécessaire de la phénoménalité se développerait. Tout changement et toute modification surgirait, et ne serait perceptible, que sur le fond de la permanence de la substance. Cette façon de penser la temporalité des phénomènes est présentée par Kant comme un mode nécessaire et universel de la « pensée humaine », mais pourtant elle ne va pas de soi. En effet, le fait d'homogénéiser la durée vécue pour en faire un développement continu et indéfiniment identique à lui-même dérive d'un procès d'abstractification du temps qui suppose une opération théorique contingente, et historiquement déterminée. A priori, l'irréversibilité et l'hétérogénéité de la durée intime, créatrice de nouveauté constante, ne paraît pas subsumable sous la catégorie d'une permanence homogène et abstraite. Mais sitôt qu'on spatialise le temps, pour le projeter sur une ligne droite homogène et quantifiable, indéfiniment divisible (chose que Kant fait dès son Esthétique transcendantale), la permanence de quelque « substance » inchangée devient une notion envisageable. Cela étant, c'est précisément parce qu'on aura symbolisé le temps de façon déterminée, c'est parce qu'on l'aura spatialisé de façon précise, que cette « substance » abstraite devient une catégorie apparemment universelle et nécessaire. Mais on aura opéré cette spatialisation, précisément, en vue de la mesure quantitative du temps. Cette mesure quantitative s'impose comme nécessité épistémologique dans les formules et calculs de la science physique moderne. Mais elle traduit, à un autre niveau, la tendance à mesurer quantitativement les durées de travail moyennes, en vue de la valorisation de la valeur marchande. La « substance » que Kant postule devient ainsi socialement identique à la substance de la valeur, qui n'est autre que le travail abstrait. Le travail abstrait, en effet, est une réduction à l'unité abstraite et indifférenciée des diverses activités productives humaines. Sa détermination temporelle, le temps de travail socialement nécessaire, ramène les temps historiques et individuels, a priori irréversibles et hétérogènes, a priori créateurs du nouveau comme nouveau, au déroulement d'une temporalité quantitative et homogène indéfiniment identique à elle-même. La machine technologique qui absorbe du travail passé incorpore à son tour ces déterminations temporelles quantitatives et homogènes. La substance, avec Kant, est censée désigner le développement successif de la « nature » phénoménale. Mais on peut considérer que cette « nature » ici catégorisée, si la substance est aussi travail abstrait, renvoie à la manière dont les travailleurs productifs sont réduits à une pure dépense énergétique et physiologique indifférenciée, que l'on suppose homogène qualitativement, et dont la capacité libre et créative est proprement niée. La « naturalité » substantielle qu'il s'agirait de structurer rationnellement, en vue de la valorisation, renverrait non simplement à la « nature » non-humaine extériorisée, mais aussi à la force de travail, supposée homogène, des individus productifs réifiés. Les matières premières non-humaines transformées par les machines cristallisant ces théories spatialisantes du temps constitueront certes, elles aussi, cette « nature » homogénéisée et réifiée, projetée dans un temps substantiel que l'on suppose permanent.

    La « culture », ici, renverrait à l'entendement bourgeois gestionnaire apte à spatialiser les temporalités productives, en vue de leur quantification et structuration. Là où la « nature » renverrait au développement informe et chaotique d'une simple dépense énergétique errante, qu'il s'agirait de disposer efficacement. Cette détermination substantielle de la temporalité « naturelle » finit par concerner les autres champs de la dissociation : les personnes colonisées, féminisées, ou invalidées socialement, sont à leur tour projetées sur une temporalité quantifiable et homogène, en vue d'assignations déterminées.

    La catégorie de la production, ou de la causalité, chez Kant, suppose celle de substance : il n'y aurait de modification ou de changement que sur fond de permanence de la substance. La production d'un phénomène « qui arrive », selon le principe de causalité, signifie que l'enchaînement des phénomènes successifs se déroule selon une règle déterminée. Mais ici encore, un principe contingent et historiquement déterminé se fait passer pour un principe universel et nécessaire. En effet, pour qu'on puisse affirmer que la causalité est une catégorie a priori, il faut admettre le principe causal et productif de base suivant : « les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Mais cela signifie alors qu'on suppose que des phénomènes situés dans des temps différents peuvent être considérés comme « identiques » (« les mêmes causes »). On viole ainsi le principe d'irréversibilité et d'hétérogénéité du temps, et le principe selon lequel la durée fait surgir constamment de l'absolument nouveau. Le principe causal ramène du différent à du même, via une opération d'abstraction : les caractères semblables des phénomènes sont isolés, au détriment des différences spatiales et temporelles irréductibles, pour qu'on distingue finalement des processus réglés et des constantes, des principes invariables et des conséquences nécessaires. Ainsi, la catégorie de production ne signifie rien d'autre que l'abolition de la création irréversible dans le temps et dans l'action, au profit d'une recréation de phénomènes semblables en lesquels les différences essentielles doivent être gommées. Ce principe est particulièrement adapté lorsqu'il s'agit de ramener l'activité humaine à des gestes répétitifs et automatisés, calqués sur les déterminations mécaniques de la machine. Le résultat est une activité standardisée, produisant des marchandises standardisées. La même « force », selon le principe causal productif, produira ainsi indéfiniment les mêmes « effets », se fixant sur les automatismes de la machine. De cette façon, le développement quantitatif de la valeur, dans la circulation A-M-A', rejoint toujours plus l'absence de qualité qu'elle requiert. L'activité productive, selon la catégorie causale, rejoint le développement homogène de la substance abstraite.

    De même, l'assignation des colonisés, des femmes, des invalides, dans la société de la valeur, se développera en vertu d'un schème productif et causal. Une « nature » de l'individu réifié étant postulée, cette pure force « errante » et « sans orientation » a priori sera disposée de telle sorte que « les mêmes causes produisent les mêmes effets » : l'action individuelle est niée, au profit de simples comportements prévisibles, disposés causalement.


     


     

    1. La domination productiviste de la « nature » non-humaine

    Mais la dissociation anthropocentriste au sens restreint concerne la manière dont une sphère de la « culture », disposant de moyens techniques déterminés, assigne une partie de l'existant non-humain à la « matière première », ou à la « ressource énergétique ». La machine technologique consommant de l'énergie, ainsi que la matière première, dans la composition du capital, constituent le capital constant. Le capital variable est la force de travail humaine, créant une valeur supplémentaire en effectuant un surtravail. La dite « nature » non-humaine, lorsqu'elle devient ainsi une composante du capital, subit une forme de réduction radicale, qui la ramène à des déterminations homogènes, unidimensionnelles et abstraites. L'animal, le végétal, le minéral, sont ainsi subsumés sous la même unité abstraite indistincte : ils ne sont plus que « force », « énergie », ou « objet », « matière », voire pure étendue géométriquement définie, transformable productivement. S'ils doivent être valeur, alors ils seront ramenés au temps de travail qui est socialement nécessaire pour les transformer en marchandises.

    L'anthropocentrisme productiviste au sens restreint oppose donc l'humain producteur de valeur à la « nature » non-humaine, qui se contente de transmettre sa valeur au produit, en étant transformée par le travail ou la technique humaine. L'humain ici se distingue du non-humain à propos d'une détermination qui dépend de la composition du capital : la force de travail humaine crée une valeur supplémentaire, et le travail abstrait est la substance de la valeur, là où la « nature » non-humaine, qui renvoie à des valeurs constantes, est purement « intégrée » à ce procès de valorisation. Certes, la force de travail humaine indistincte subit elle aussi une réduction naturaliste spécifique ; mais cette naturalisation se distingue à son tour de la naturalisation des matières premières et ressources énergétiques, opposant désormais une « nature » humaine et une « nature » non-humaine. La sphère de la gestion de la valeur, définissant ces types de « naturalités » distinctes, définit ainsi sa sphère, comparativement, comme étant celle d'une « culture » développée.

    En devenant capital constant, matière première, énergie, la « nature » non-humaine finit par constituer un bloc homogène : elle devient « la nature » en tant que telle, face à laquelle l'artifice humain, l'industrie humaine, le devenir humain, se posent comme ordres séparés et autonomes. L'indifférenciation abstraite d'une « nature » non-humaine découle de l'assignation d'un grand nombre d'individus différenciés à une portion déterminée de la valeur constante. Cette notion de « nature » ne va donc pas de soi, et n'est pas transhistorique, mais elle découle d'un système productiviste et marchand qui a un commencement dans le temps. De même, l'abstraction « animal » se fixe théoriquement et pratiquement, tant dans les sciences naturelles que dans les actes productifs, à partir du moment où l'animal devient valeur constante, dans la composition organique du capital, à titre de « matière première » transformable. Dans ce contexte, le projet « écologique » d'une défense de « la nature » comme « nature », ou comme abstraction anthropocentriste, même s'il prétend s'opposer au productivisme marchand, emprunte en réalité à cette idéologie productiviste son paradigme naturaliste le plus spécifique, et elle se condamne ainsi à ne promouvoir que des transformations sociales superficielles. Il en va de même en ce qui concerne la défense de « l'animal » comme « animal » : car précisément, ce nivellement anthropocentriste nommé « animal » est une construction idéologique qui dérive du système qui exploite les individus non-humains en les ramenant à des déterminations générales et abstraites.

    La « nature » non-humaine devenue valeur est à son tour substance homogène : sur fond de permanence indifférenciée, elle ne subit désormais plus que des modifications quantitatives. Elle est également mue par une pure force mécanique abstraite, comme si l'ordre technique industriel avait projeté sur elle ses déterminations causales non spécifiques.


     

    1. Le caractère anti-écologique du système capitaliste


     

    Le capitalisme se développe sur la base d'une opposition entre richesse matérielle et richesse abstraite. La richesse matérielle est composée des diverses valeurs d'usage, renvoyant aux corps concrets et matériels des marchandises. La richesse abstraite est composée de la quantité de travail abstrait que renferment les marchandises, et elle est convertible en sommes d'argent.

    Dans la circulation A-M-A', la richesse matérielle n'est qu'un moyen, un mal nécessaire, pour augmenter la richesse abstraite. Les diverses valeurs d'usage ne sont que les supports de l'abstraction de la valeur, et elles doivent s'effacer derrière elle. Ainsi, le système capitaliste fait de la satisfaction des besoins concrets, et de la matérialité concrète des biens d'usage, un simple prétexte contingent en vue de la production d'abstractions quantitatives vides et indifférenciées. Dans cette mesure, le fait qu'une marchandise soigne, instruise, ou détruise concrètement l'environnement ou le lien social, n'est pas un fait déterminant dans sa production : ce qui importe avant tout, c'est la quantité de travail abstrait qu'elle renferme. Un tel système, aveugle à la dimension concrète et matérielle des biens produits, ne peut être que fondamentalement anti-écologique : car précisément, il ne se préoccupe pas une seule seconde des effets réels des produits dans l'environnement « naturel » et social. Seul un système qui créerait les conditions de la vie en tenant compte des désirs et besoins réels des individus, sans valorisation abstraite, scindante et séparée, serait susceptible de promouvoir une métabolisation non destructrice des humains avec l'environnement. Seul le dépassement du capitalisme permettrait l'abolition du désastre écologique moderne, dans la mesure où le capitalisme est un système qui accumule des abstractions quantitatives, sans jamais tenir compte des conséquences réelles, écologiques et sociales, des produits.

    Mais si l'on s'intéresse maintenant à la logique évolutive du procès de valorisation, on constate que ce système ne peut que détruire toujours plus, de façon asymptotique, l'environnement dit « naturel ». Historiquement, pour augmenter le taux de survaleur, c'est-à-dire pour augmenter la part du surtravail dans la journée de travail, il s'est agi d'augmenter le nombre d'heures travaillées, absolument parlant. Mais cette logique rencontre une limite quantitative certaine. Avec l'émergence du capitalisme industriel, on extrait ainsi, plus systématiquement, une survaleur relative : en augmentant la productivité du travail, on augmente, de façon relative, le temps de surtravail dans la journée de travail. La survaleur relative suppose une rationalisation de l'organisation du travail, et un recours systématique au machinisme. Mais lorsqu'il entre dans l'ère de la survaleur relative, le capitalisme s'inscrit dans un procès irréversible. La productivité accrue du travail fait que le temps de travail socialement nécessaire contenu dans les marchandises diminue toujours plus, tendanciellement. Cela ne signifie pas qu'une heure de travail, par exemple, change soudainement de valeur : la valeur de l'heure de travail reste inchangée. Simplement, une même valeur renferme désormais, par exemple, deux fois plus de marchandises réelles, si la productivité du travail est multipliée par deux. La quantité de matières premières doit donc doubler, pour produire la même quantité de valeur. Si la valeur doit donc continuellement augmenter, tandis que toujours plus de marchandises physiques et concrètes sont contenues dans des unités de valeur toujours plus petites, cela signifie que la quantité de marchandises physiques doit augmenter exponentiellement. Dans cette mesure, le développement des ressources énergétiques (éventuellement polluantes) et le pillage des matières premières ne doivent que s'intensifier. Un tel procès destructif ne rencontre aucune limite formelle, dans la mesure où l'augmentation de la valeur, qui est un procès quantitatif, ne connaît a priori aucune limite.

    Dans ce contexte, certains mouvements de contestation prônent une « décroissance » vertueuse, susceptible de contrecarrer une telle fuite en avant destructrice, autodestructrice et morbide. Qu'en est-il ? Il faudrait d'abord distinguer la croissance de la richesse abstraite et la croissance de la richesse matérielle. Car ces deux niveaux ne coïncident pas nécessairement. S'il s'agit de faire décroître la richesse abstraite sans pour autant abolir le principe du travail abstrait, alors de nombreux individus seront exclus socialement, et un système aveugle au caractère concret des biens perdurera malgré tout, de façon profondément anti-écologique. S'il s'agit de faire décroître la richesse matérielle sans abolir le principe du travail abstrait, alors la même obnubilation anti-écologique se développe. A vrai dire, la seule « décroissance » qui serait cohérente et conséquente devrait promouvoir l'abolition du système de valorisation marchande, car c'est lui qui encourage aujourd'hui le pillage aveugle et exponentiel des ressources énergétiques et des matières premières. Mais alors elle ne peut être « décroissance » sur le plan de la richesse abstraite : car cela supposerait qu'on continuerait à comptabiliser de façon marchande cette richesse. Décroissance devrait signifier qu'on abolisse, purement et simplement le principe de cette richesse abstraite. La forme de la richesse abstraite n'est pas adaptée pour le potentiel de richesse matériel : la logique de la survaleur relative fait que toujours plus de biens produits constituent une richesse abstraite toujours moins importante, dans un système où il s'agit pourtant de faire augmenter constamment cette richesse abstraite. Une telle situation entraîne une fuite en avant morbide, et un processus de crises indéfini. Le problème du terme de « décroissance » est qu'il peut signifier décroissance de richesses matérielles sans abolition de la richesse abstraite, ou simple décroissance de la richesse abstraite sans abolition du système de valorisation. On n'aperçoit pas, ici, qu'on a affaire à deux niveaux de réalité différents. Néanmoins, si décroissance signifie abolition du système du travail abstrait, au profit de la requalification des désirs et besoins humains conscients, elle devient conforme à son intention profonde et à sa radicalité propre.

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