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Extrait de l'article "Nietzsche nazi, calomnie terminée", par Roger-Pol Droit (in : Le Monde, du 5/02/20) :

(A propos de l'essai Nietzsche et la race, de Marc de Launay).

"Quand Nietzsche parle de « race », le terme est culturel, synonyme de « peuple » ou de « nation », et ne renvoie jamais à un discriminant génétique. Envers l’antisémitisme, la position de Nietzsche est également claire et nette. Il est vrai qu’il a fréquenté et admiré, dans sa jeunesse, ces antisémites notoires que furent Schopenhauer et Wagner. Mais il les a critiqués, s’en est éloigné une fois pour toutes, n’a cessé de fustiger l’ignominie et la bêtise des antisémites en général, et de ceux qui osaient se réclamer de lui en particulier."

 

I Remarques préliminaires :

- Même si le racisme de Nietzsche (ou son usage positif du mot "race") n'était que "national", ou "culturel", on resterait dans le cadre d'une idéologie destructive. Le racisme culturel est aujourd'hui prédominant (et ce même chez l'idéologue d'extrême droite Alain de Benoist, nietzschéen fervent par ailleurs) ; ce racisme culturel ne cesse pas d'assigner et d'engager des violences concrètes.

- Huntington fixe un racisme culturel adapté à la postmodernité, et c'est principalement dans ce contexte idéologique que le racisme anti-arabes et le racisme anti-musulmans se développent aujourd'hui dans les sociétés occidentales (plus personne n'ose défendre un racisme biologique, aujourd'hui, mais cela ne signifie pas que le racisme a été aboli ; les hypostases "nation", "peuple", "culture" (organique) rendent encore possible le développement du racisme postmoderne).

- Par ailleurs, racisme culturel et racisme biologisant ne s'excluent pas mutuellement mais peuvent se compléter. C'était déjà le cas avec le nazisme (on voit que Heidegger fustigea souvent la vulgarité d'un racisme "biologique", mais il développa néanmoins un racisme quasi-"spirituel", pas moins destructif ; cela n'empêcha pas Heidegger de collaborer à un projet politique national-socialiste qui assumait quant à lui un racisme multidimensionnel, à la fois biologique, national/culturel, et mystique/"spirituel").

- Heidegger, d'ailleurs, la plupart du temps, lorsqu'il développera son idéologie politique conspirationniste à propos des juifs, semblera trivialement fidèle au programme "généalogique" nietzschéen (Généalogie de la morale). Ses outrances ultra-antisémites (en particulier dans les "Cahiers noirs") radicalisent l'intuition nietzschéenne selon laquelle la "morale juive", la "révolte des esclaves juifs" (inversant la morale aristocratique), seraient à la base du "nihilisme" occidental. Avec Nietzsche, cette "révolte des esclaves juifs" se transmuterait ensuite dans le christianisme (universalisation), puis dans le projet démocratique (et bourgeois) de la révolution française (sécularisation), puis dans le socialisme. L'assignation des "juifs" à la "technique" et à la "modernité occidentale" en général (qu'elle soit "capitaliste" ou "socialiste"), chez Heidegger, ne fait que développer les idées déjà formulées par Nietzsche dans la Généalogie de la morale.

- La Généalogie de la morale sort en 1887, bien après la rupture de Nietzsche avec Wagner ; à cette époque, selon certains nietzschéens, Nietzsche se situerait dans sa période "philosémite" (thèse difficile à tenir). Par ailleurs, ce texte, tel que nous le lisons aujourd'hui, n'a pas été falsifié par la soeur de Nietzsche.

 

Roger Pol-Droit affirme également que "Marc de Launay fournit en prime un florilège utile de citations dépourvues de la moindre ambiguïté" (afin de dissocier totalement la philosophie de Nietzsche du racisme biologisant des nazis, et de l'antisémitisme en général).

On peut opposer à cet exercice de dédiabolisation d'autres "citations dépourvues de la moindre ambiguïté" qui pourraient invalider la thèse de l'absence d'un racisme biologisant dans la philosophie de Nietzsche (et qui pourraient montrer la complémentarité du racisme culturel et du racisme biologique à l'intérieur de cette idéologie).

 

II Brèves précisions :

 

Je propose quelques précisions, en m'appuyant sur l'exposé qu'un doctorant de Strasbourg avait fait en 2017 concernant l'idéologie politique de Nietzsche (H.Afnakar). Et en proposant quelques citations de Nietzsche lui-même (qui n'ont pas été falsifiées par sa sœur, et qui sont disponibles dans les oeuvres complètes publiées en français chez Gallimard).

1) D'abord, bien avant le nazisme, l'idéologie de Nietzsche était pensée comme violente :

- En 1886, Erwin Rhode à propos de Par delà le Bien et le Mal, écrit à Overbeck : "il s’agit d'un morale cannibale que Nietzsche veut imposer avec des moyens dictatoriaux".

- De même en 1893, Ludwig Stein dénonce "un caractère brutal, despotique", et il poursuit en disant que "l’instinct sauvage de la bête humaine originaire pas encore domestiquée fait ici irruption avec une violence primaire".

- Julius Duboc, disciple de Feuerbach déclare quant à lui en 1896, qu’il émane des écrits de Nietzsche un "air chargé de miasme dans lequel est plongé la canaille aristocratique de ces surhommes".

- Et Ferdinand Tonnies dénonce en 1897 un philosophe qui recommande la destruction là où se prodigue soin et conservation, et qui se plaint de l’"accumulation d’individus malades et mal réussis".

2) Quelques citations éloquentes de Nietzsche, avec des remarques brèves :

- "les juifs peuple “né pour l’ esclavage” comme dit Tacite et avec lui toute l’antiquité". (Par-delà bien et mal, §195).

- Remarque : Nietzsche n'aura de cesse de déplorer les effets de la "révolte des esclaves", ainsi que "l'égalitarisme", faisant le lien entre judaïsme, christianisme, révolution française, féminisme, anti-esclavagisme, et socialisme (la première révolte morale des esclaves serait "judaïque", chez Nietzsche, comme on le découvre dans la Généalogie de la morale ; quelque "morale juive" "nivelante" et "inversante" serait à la source de ce que Nietzsche appelle "nihilisme" - occidental).

- Citation : " Continuation du christianisme par la révolution française. Le corrupteur est Rousseau : il déchaîne de nouveau la femme qui à partir de là est présentée de façon toujours plus intéressante : en proie à la souffrance. Puis viennent les esclaves (…). Puis les pauvres et les travailleurs. Puis les vicieux et les malades. Le royaume céleste des pauvres d'esprit a commencé." (fragment de 1884).

- Sur la question du racisme-colonial. Lettre de Nietzsche de 1884 à Overbeck : "si tu as observé la sourde indifférence avec laquelle le Noir endure ses graves maladies internes, tandis que les mêmes maux te pousseraient presque au désespoir". L'esclave est qualifié de "représentant de l'homme préhistorique".

- Nietzsche parle également "d'anéantissement des races décadentes", à la même époque où l'on extermine des populations entières en Amérique du Nord et en Australie.

- En outre, Nietzsche justifie l'impérialisme colonial en l'associant à la "fatalité de la vie même". Il écrira que le "besoin de conquête" d'un "peuple", sa "soif de puissance", satisfaite par "les armes, le négoce, le transport, la colonisation", doit être définie comme "un droit à la croissance" ; pour Nietzsche, une société qui refuserait "la guerre et la conquête" serait "en déclin" (Fragments posthumes, XIV, 14).

- Autre citation, qui invalide encore une fois la thèse d'une absence de racisme biologisant chez Nietzsche : "Le latin malus (que je rapproche du grec melas, noir) pourrait avoir désigné l’homme commun en fonction de sa couleur foncée, surtout par ses cheveux noirs." (GM, I). Puis Nietzsche s'inquiète que "la race des conquérants et des maîtres, celle des Aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement" (je souligne)

- Dans Aurore (§272), Nietzsche écrit : "Ce qui est courant ce sont les races mélangées où l’on trouve nécessairement, en plus de la disharmonie des formes corporelles (…) des disharmonies dans les habitudes et les jugements de valeur. [...] (Livingston entendit quelqu'un dire : "Dieu a créé les blancs et les noirs, mais c'est le diable qui a créé les métisses") (…) Les Grecs nous offrent le modèle d'une race et d'une civilisation devenues pures : espérons qu'un jour il se formera pareillement une race et une culture européennes pures." (je souligne)

- Sur l'eugénisme, pour finir : Nietzsche a pu se féliciter que soit "rendue possible l'émergence d'associations eugéniques internationales qui se fixent pour tâche d'élever la race des seigneurs, celle des futurs maîtres de la terre." (VP, IV, §308).

- Cette sentence nietzschéenne célèbre n'est donc pas nécessairement une "métaphore" : "Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu'on les y aide." (Antéchrist, §2)

 

III A propos de l'antisémitisme de Nietzsche (extraits de mon article "Nietzsche en question", paru dans Jaggernaut N°1, in : Crise et critique)

 

1) L'antisémitisme structurel dans la modernité capitaliste (Postone)


 

Au niveau d’une critique de l’économie politique en tant que telle, on pourra se référer à l’article de Postone "Antisémitisme et national-socialisme". La réaction nationaliste-bourgeoise aux crises induites par le capitalisme se mondialisant consiste souvent à revaloriser la dimension « concrète » de l’économie marchande. Les idéologues nationalistes qui déplorent la « dissolution » des traditions nationales et de la culture nationale, ou encore du « tissu social » national, dénonceront la dimension abstraite de la structure marchande (valeur, finance, argent) au nom de la défense de sa dimension concrète (valeur d’usage, capital productif national, particularismes nationaux). Ils semblent eux aussi de ce fait « critiquer » le fétichisme marchand : ils déplorent le fait qu’une « seconde nature » unidimensionnelle, abstraite, soumise au calcul et à la quantité, se surajoute à la société « concrète », pour la « dominer ». Mais en réalité, ils sont eux-mêmes des fétichistes éminents, pour deux raisons :

  • ils tendent à personnifier cette dimension abstraite de la structure marchande, en assignant « le » Juif à l’abstraction de la valeur (valeur, argent, finance) ;

  • ils idéalisent la dimension « concrète »-nationale du capitalisme, en voulant la « préserver », alors qu’elle est elle-même déjà une abstraction, indissociable de l’abstraction de la « seconde nature » qu’ils tentent de critiquer confusément (par exemple, la valeur d’usage ou le travail concret sont eux-mêmes déjà des abstractions capitalistes, qu’on ne peut dissocier de la valeur et du travail abstrait, lesquels sont donc les abstractions d’abstractions).

L’antisémitisme est structurel dans la modernité, de même que le conspirationnisme antisémite, de ce fait : puisque la dynamique du capitalisme est une dynamique de crise, puisque ces crises suscitent des réactions nationales désireuses de « préserver » le côté « concret » (idéalisé) des économies nationales, et puisque ces réactions nationales tendent historiquement à personnifier le côté abstrait du capitalisme global en assignant « le » Juif à cette dimension abstraite, alors l’antisémitisme est bien une structure politique indissociable de la modernité.


 

2) L’antisémitisme « métaphysique » de Nietzsche

 

 Une approche « perspectiviste » de la « question juive » est proposée par Nietzsche, en particulier dans la Génealogie de la morale. Selon cette perspective idéaliste, la judéité ne renverrait pas à une communauté humaine parmi d'autres qu'il s'agirait de stigmatiser ou de soutenir, mais serait présente en chacun de nous, occidentaux de la modernité, à titre de disposition métaphysique ou transcendantale (nos évaluations morales seraient imprégnées, toujours déjà, par l'inversion des valeurs aristocratiques, opérée par les premiers « esclaves juifs »).

A dire vrai, en suivant l'analyse nietzschéenne, et en la confrontant à une critique tronquée de la « valeur » capitaliste, on pourrait arriver à ce résultat : la judéité, base religieuse et morale du « nihilisme » occidental, s'incarnerait éminemment et s'achèverait dans la « dépersonnalisation » propre à la modernité capitaliste.

Ce qui serait « critiqué », avec Nietzsche, lorsqu'il s'agirait de décrire la structure morale « juive », ce n'est pas d’abord une « communauté » parmi d'autres, mais cette tendance « nihiliste », que « nous » aurions intériorisée, à déprécier, à occulter le monde et la vie au profit d'abstractions non-humaines.

Cette lecture, qui peut guider un anticapitalisme tronqué pernicieux, pourra être développée aujourd'hui par certains rouges-bruns confus, tel Francis Cousin : celui-ci voudra s'approprier confusément la pensée nietzschéenne et une certaine « critique de l'abstraction capitaliste », et croira reconnaître par exemple quelque « fonction juive » agissant à même « la valeur », ou « l'Etat », etc. On retrouve le même schéma structurel chez le penseur d'extrême droite Alain de Benoist : ici, la critique nietzschéenne (mais aussi heideggérienne) du « nihilisme », conjuguée à une critique tronquée du « capitalisme », peut servir souterrainement un antisémitisme « métaphysique » (et politique) virulent.

Tentons de comprendre ce rapprochement possible, et fort tendancieux, entre une certaine critique nietzschéenne des valeurs (morales) et une certaine critique de la valeur (marchande).

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme : "Tout ce qui a été entrepris sur terre contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », les « détenteurs du pouvoir », n'est rien en comparaison de ce que les Juifs ont fait contre eux : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui ne put en définitive avoir raison auprès de ses ennemis et de ses vainqueurs que par le total renversement de leurs valeurs, donc par l'acte de vengeance intellectuel par excellence. C'était là la seule issue qui convînt à un peuple de prêtres, au peuple de la vengeance sacerdotale la plus profondément ancrée. Ce sont les Juifs, qui, avec une effrayante logique, osèrent retourner l'équation des valeurs aristocratiques (bon = noble = beau = heureux = aimé des dieux) et qui ont maintenu ce retournement avec la ténacité d'une haine sans fond (la haine de l'impuissance) affirmant « les misérables seuls sont les bons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas sont les seuls bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu, pour eux seuls il y a une félicité, tandis que vous, les nobles et les puissants, vous êtes de toute éternité les méchants, les cruels, les lubriques, les insatiables, les impies, vous serez éternellement aussi les réprouvés, les maudits, les damnés !... On sait qui a hérité de ce renversement juif des valeurs..." (GM, I, 7)

Dans la première dissertation de la Généalogie de la morale, Nietzsche présente la manière dont « le judaïsme originel » aurait proposé puis imposé l'inversion totale de toutes les valeurs alors établies. La morale des guerriers, des conquérants, des seigneurs, se vit transmuée en son exact contraire. Là où il s'agissait, pour la noblesse originelle, d'affirmer la puissance de subjuguer et de dominer, la capacité à célébrer la vie et la passion, mais aussi la puissance de détruire, d'anéantir le « faible », il s'agit, pour la caste sacerdotale par excellence, pour le « peuple juif », de valoriser l'opprimé, le « faible », l'esclave. C'est une pure vertu négative qui se substitue alors à l'énergie positive et surabondante du noble : un « ne pas faire », une façon de s'abstenir, une maladive passivité qui subit stoïquement les vicissitudes de l'existence et s'en glorifie.

A la base de ce retournement, on retrouve le postulat d'un « atomisme » de l’âme (Par-delà Bien et Mal, I, 12) - atomisme repris et sublimé par le christianisme à venir. L'atomisme de l’âme suppose une âme neutre, un substrat moral indifférencié, à partir duquel le fait de faire le Mal, et le fait de s'en abstenir, sont deux comportements également possibles. C'est en posant ce substrat neutre que les premiers esclaves juifs auraient réussi à se glorifier d'être des « victimes » du Mal, et à diaboliser le pouvoir qui les opprimait. La révolte des premiers esclaves juifs, qui inverserait les valeurs aristocratiques, impliquerait ainsi, plus fondamentalement, l'émergence d'une forme d'abstraction morale jugée « pernicieuse ». Pour opérer leur retournement moral, les premiers juifs auraient abstractifié une substance morale et psychique, produisant un nivellement mensonger. Autrement dit, la « négation » et la « réaction » « juives » initiales induiraient fondamentalement le développement d'une universalité abstraite, d'une indistinction, qui envelopperait la notion d'une « humanité » en général, ou d'un « sujet » en général. Cette révolte des esclaves déboucherait ainsi sur une forme de domination impersonnelle, dépourvue de « qualité » et de « situation » propres. Plus tard, chez Heidegger, cette indistinction « juive », cette abstraction « juive », semblera renvoyer à l'esprit de « calcul », à la « technique », à la rationalité dépourvue de « sol ». Heidegger développera certaines intentions nietzschéennes, sur un terrain « critique » déterminé.

Sur ce point, on songera au fait que Postone rattache la pseudo-critique, altercapitaliste et particulariste, de l’abstraction marchande, à un antisémitisme structurel : Postone devient, potentiellement, un critique de Nietzsche. Car cette idée d’un atomisme de l’âme, ou d’un principe moral « abstrait » qui serait le propre du judaïsme, pourrait bien renvoyer à l’idée de l’abstraction de la valeur au sens moderne, telle qu’elle serait fantastiquement projetée dans un cadre « archaïque » fantasmé. Nietzsche considérera d'ailleurs lui-même, dans le paragraphe 16 de la Généalogie de la morale, que la révolution française (entérinant une première forme de domination bourgeoise) constituerait une victoire de la « Judée » contre « Rome ». Il dira que la Judée, avec la Révolution française, aurait remporté de façon radicale une nouvelle victoire sur « l'idéal classique » ; la noblesse française se serait effondrée sous les « instincts populaires du ressentiment ». La Révolution française traduirait ainsi la victoire du nivellement « juif », de l'abstraction « juive », jusqu'à se développer à travers une domination moderne essentiellement impersonnelle.

(...)

Nietzsche décrit au fond le passage d'une domination personnelle et directe à une « domination » impersonnelle et indirecte.

« La noblesse » pourrait renvoyer à l'idée d'une culture organique, enracinée, « concrète », qui serait menacée par le nivellement, l'indifférenciation, ou quelque principe transnational abstrait, « errant » et « déraciné ». Si l'on traduisait de telles préoccupations « morales » sur un plan social et politique, on pourrait dire que Nietzsche paraît presque avoir mythologisé (certes malgré lui) un anticapitalisme tronqué, tendanciellement antisémite (assignant « la judéité » à l'abstraction de la « valeur », ou du « sujet-automate »). Ses héritiers rouges-bruns (Francis Cousin, Alain de Benoist, etc.) rendront explicites de telles « potentialités herméneutiques ». On assiste ici, au sens strict, à la personnification du principe impersonnel (la valeur abstraite renverrait à la « judéité »), geste qui coïncide parfaitement avec la dynamique antisémite moderne


 

(...)

L’opposition noble/vil, selon la logique dévoilée par Postone, évoque la dialectique, propre à l'anticapitalisme tronqué, entre valeur « concrète » et valeur « abstraite ». Dans le contexte nietzschéen, cette dialectique sera personnifiée de façon confuse et mythologisante (mais aussi niée comme « dialectique », au profit de la grande « affirmation » aristocratique). Le « noble » pourrait représenter la dimension particulière, située, « enracinée » ou « concrète », d'une communauté à « préserver », là où le « vil » renverrait à la dimension abstraite, « errante » et impersonnelle de la valeur. Nietzsche, à son insu, projette une idéologie nationaliste, bourgeoise et altercapitaliste, dans une réalité antique fantasmée, de façon obnubilante et anachronique (indépendamment du fait que Nietzsche pensait lui-même mépriser la bourgeoisie allemande de son temps – car il se trouve que son « noble », son « aristocrate », ou son « surhumain », d’un point de vue historique et social, ne pourra jamais être qu’un bourgeois allemand s’étant « transmuté » lui-même ; la fréquente référence nietzschéenne à la Grèce présocratique, très prisée par une bourgeoisie germanique en quête de son « sol spirituel », confirme cette dimension idéologique qui pense en Nietzsche, plus qu'il ne la pense).

 

3) Le mythe du « philosémitisme » nietzschéen

 

Notons un fait qui a son importance : Nietzsche lui-même ne se pensait pas comme antisémite ; on dit même parfois qu’il fut un grand « philosémite », dans la dernière partie de sa vie. Ces affirmations « pro-nietzschéennes », formulées parfois par des humanistes « de gauche », permettent hélas aussi, aux rouges-bruns qui instrumentalisent ces textes pour diffuser leurs conceptions antisémites, de rejeter toute accusation d’antisémitisme qui les viserait, et de dire même, de façon aberrante, qu’ils critiqueraient eux-mêmes toutes les formes d’antisémitismes (cf. Alain de Benoist).

Comment justifiera-t-on « l’absence d’antisémitisme » de Nietzsche, qu’il revendiquait parfois lui-même, et qui aurait même pu justifier, entre autres facteurs, sa rupture avec Wagner ?

Sélectionnons quelques arguments tendancieux :

- D'une part, pourraient dire les défenseurs de Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, outre le fait que Nietzsche range « le » juif dans la catégorie du « vil », de l' « esclave », il « loue » surtout et avant tout son intelligence, son habileté, sa grandiose oeuvre de conversion massive : n'a-t-il pas, après tout, su avoir raison du pouvoir aristocratique représentant la puissance par excellence ? D'un certain point de vue, « le » Juif est lui aussi créateur de valeurs, certes des valeurs qui se réfèrent à un opposé prédonné, mais des valeurs tout de même empreintes d'une relative positivité. D'un certain point de vue, « le » juif est lui aussi un fort, ou plutôt : un faible qui a su se hisser au rang des forts, appartenant à une « caste » qui a su s'ériger en « caste » de seigneurs, d'autant plus « méritante » que sa condition initiale était l'esclavage et le mépris universel. Là se situerait le dépassement par Nietzsche de tout « essentialisme », et de là se laisseraient envisager, pourrait-on penser, un « égalitarisme », un « humanisme » et même un « démocratisme » nietzschéens... « non nihilistes ».

- Cette absence d'essentialisme nietzschéen serait d'ailleurs confirmée par les développements de l'Antéchrist relatifs à la « question juive », dans lesquels Nietzsche « différencierait » divers types de judaïsme.

 - D'autre part, le geste moral « juif » pourrait représenter, d'un point de vue nietzschéen, un formidable défi pour l'existence noble, et de là, pour l'humanité tout entière, dans la mesure où l'humanité s'éprouverait le plus intensément dans l'existence noble. En effet, la dépréciation « juive » et son triomphe, inscrivant dans l'âme noble les douleurs de la mauvaise conscience et de la culpabilité, sont une incitation pour cette âme à se complexifier, à se discipliner aussi, à trouver des parades, des stratégies d'évitements au service d'une libération d'autant plus exaltante qu'elle aura été précédée de graves tourments. Faites souffrir une « âme noble », elle vous en sera finalement reconnaissante : n'a-t-on pas dit que l'extrême souffrance est la condition sine qua non de sa joie (dionysiaque) ?

 

Voici donc pourquoi on pourrait dire que Nietzsche n'aurait pas été antisémite : il aurait pu considérer que « le » Juif était intrinsèquement digne d'admiration (il serait l'esclave qui a su renverser le maître) ; et il aurait pu considérer que le noble, figure « suprême » de l'humain sur terre, lui serait, somme toute, redevable. D'un point de vue intrinsèque comme d'un point de vue extrinsèque, le judaïsme ne serait pas « condamnable » selon Nietzsche. En outre, Nietzsche différencierait divers moments « historiques » du judaïsme, et divers « types judaïques », sans penser la « question juive » de façon essentialiste ou abstraite (cf. l'Antéchrist).

Un dernier argument de poids serait à avancer : depuis le triomphe de la morale juive, nous posséderions tous la judéité, en un sens transcendantal. La critique de la morale juive serait d’abord, pour tout occidental, une autocritique ; le combat entre la judéité et la noblesse serait d’abord un combat intérieur à chaque conscience ; être « antisémite », cela renverrait donc à une forme de haine de soi, condamnable chez Nietzsche.

Ces arguments pro-nietzschéens, implicitement ou explicitement formulés, occultent un antisémitisme « métaphysique » explicite, et effrayant :

- une conception organiciste « du » Juif, par-delà des différenciations typologiques, qui ne renonce pas à penser « le » Juif en tant que tel, comme hypostase, son « projet », son « ethos », sa « morale ».

- une façon de considérer « le » Juif d’un point de vue « noble », qui utilise la judéité, au profit de sa propre puissance aristocratique, non-juive (le moyen ou l’instrument, « l’esprit juif », est « loué » temporairement par le « noble » qui l’utilise pour développer sa noblesse ; en effet, chez Nietzsche, il n'y a d'augmentation de puissance que si quelque chose résiste et reste à dépasser ; dès lors, « le » Juif, du point de vue du « noble », pourrait constituer, dynamiquement, cela que le « noble » tente de dépasser, pour affirmer sa puissance) ;

  • - une tendance à personnifier l’abstraction de la « valeur » au nom de la défense d’une culture « nationale » (ou « européenne »), et à projeter cette personnification dans une réalité archaïque mythologisée (atomisme de l’âme, opposition noble/vil, etc.).

     

    On pourra avec Postone développer une lecture historique et sociale de ces tendances antisémites modernes : autrement dit, grâce à Postone, on pourra dévoiler la signification idéologique profonde des ces antisémitismes formulés de façon idéaliste, et montrer ce qui veut se dire en eux, fondamentalement, d'un point de vue politique, historique et social.

 

On doit noter ici que l'anticapitalisme tronqué qui parle en Nietzsche (peut-être malgré lui), opposant un principe « concret » à un principe « abstrait », ne s'oppose pas à la critique nietzschéenne du « socialisme » (internationaliste), mais qu'il sera au contraire son pôle complémentaire : ici, le socialisme et la « valeur » marchande « errante » et « sans qualité », tous deux issus de la « révolution française », seraient deux formes d'expression inséparables du « nivellement », de « l'abstraction » et du « nihilisme » modernes. On constate d'ailleurs que les dynamiques nationalistes et antisémites du XXème siècle pourront s'opposer idéologiquement à la fois au « communisme international » et au capitalisme « mondialisé ». La dénonciation d'une « finance juive mondiale » et celle d'un « judéo-bolchévisme » hypostasié ont fini par se compléter singulièrement.

 

On notera par ailleurs que l'anti-christianisme de Nietzsche (qui traverse toute son œuvre, de sa critique du « nihilisme » jusqu'à sa « transmutation de toutes les valeurs ») n'est pas dissociable de son antisémitisme « métaphysique ».

Un véritable conspirationnisme métaphysique s'affirme ainsi dans la Généalogie de la morale : « Mais vous ne comprenez pas? Vous n'avez pas d'yeux pour quelque chose qui a mis deux mille ans pour triompher?... A cela, rien d'étonnant : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser du regard. Voici pourtant ce qui s'est passé : de la souche de l'arbre de la vengeance et de la haine, de la haine juive – la plus profonde et la plus sublime des haines, créatrice d'idéaux, transformatrice de valeurs, une haine dont il n'a jamais existé la pareille sur terre – de là est sorti quelque chose d'aussi incomparable, un nouvel amour, la plus profonde et la plus sublime sorte d'amour : et de quelle autre souche aurait-il pu sortir ?... Mais n'allons pas imaginer qu'il s'est développé comme la négation de cette soif de vengeance, comme le contraire de cette haine juive ! Non, c'est l'inverse qui est vrai ! Cet amour est sorti de la haine, il en est la couronne, couronne du triomphe qui grandit dans la pure clarté d'une plénitude solaire et qui, dans le royaume de la lumière et des hauteurs, poursuit les mêmes buts que cette haine : la victoire, le butin, la séduction, du même élan qui portait cette haine avide et opiniâtre à pousser ses racines de plus en plus loin dans tout ce qu'il y avait de ténébreux et de méchant. Ce Jésus de Nazareth, incarnation de l'évangile de l'amour, ce « rédempteur » apportant la félicité et la victoire aux pauvres, aux malades, aux pécheurs – n'était-il pas précisément la séduction sous sa forme la plus inquiétante et la plus irrésistible, la séduction qui, par des voies détournées, conduisait justement à ces valeurs et à ces innovations judaïques de l'idéal ? Israël n'a-t-il pas atteint par la voie détournée de ce « rédempteur », qui semblait s'opposer à Israël et vouloir sa dispersion, le but ultime de sa sublime rancune ? A quelle magie noire et cachée d'une politique de vengeance vraiment grandiose, d'une vengeance prévoyante, souterraine, capable de toute lenteur dans ses calculs et ses progrès n'appartient pas le fait qu'Israël ait dû lui-même renier et mettre en croix à la face du monde entier, comme s'il s'agissait d'un ennemi mortel, celui qui était en réalité l'instrument de sa vengeance, en sorte que « le monde entier », c'est-à-dire tous les adversaires d'Israël pût sans hésiter mordre à cet appât ? Et pourrait-on d'ailleurs imaginer, en faisant appel à tous les raffinements de l'esprit, un appât plus dangereux ? Quelque chose qui égalerait en charme, en puissance d'enivrement, d'étourdissement, de corruption ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d'un « Dieu mis en croix », ce mystère d'une inimaginable, ultime, extrême cruauté, Dieu se crucifiant lui-même pour le salut des hommes ?... Du moins est-il certain que sub hoc signo la vengeance d'Israël et son renversement de toutes les valeurs ont jusqu'à présent triomphé de tout autre idéal, de tout idéal plus noble". (GM, I, 8)

Ainsi, lorsque Nietzsche ne supporte plus l'antisémitisme « grossier » d'un Wagner, ainsi que son mysticisme chrétien, jugé « pesant », on peut considérer qu'il n'a pas renoncé à son antisémitisme « métaphysique », plus subtil : car c'est par anti-christianisme qu'il finit par rompre avec Wagner, anti-christianisme qui ne se distingue pas formellement de cet antisémitisme « métaphysique ». On peut considérer que Nietzsche ne supporte pas l'antisémitisme de comptoir d'un Wagner en tant que, d'un point de vue « généalogique » nietzschéen, Wagner serait un « Juif » qui s'ignorerait et se haïrait lui-même, de façon « typique » (thème antisémite de la « haine de soi »). Lorsque Nietzsche, à la fin de sa vie consciente, annonce à Overbeck, dans un billet de la folie, qu'il a fait "fusiller tous les antisémites", il peut aussi déplorer, dans un dernier accès « dionysiaque », le ressentiment typique de « l'homme traditionnel », lequel reste bien, avec lui, « généalogiquement », « judaïque » (encore ici, Nietzsche pourrait déplorer la haine de soi d'individus qui seraient, « généalogiquement », mais à leur insu, « juifs »)."


 

 



 

 

 

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