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Les écueils d’une certaine « décroissance »

 

Sommaire

Introduction

I Les décroissants et Heidegger

II Heidegger contre Heidegger. La médiation Lukàcs.

III Marx et les décroissants

  1. Devenir un « non-penseur » au sens heideggerien
  2. Marx, écologiste
  3. Clarifier l’intention critique de la décroissance
  4. Revenir au Marx « ésotérique »
  5. Dépasser la morale trop réactive d’une certaine décroissance
  6. Une décroissance radicale et souhaitable est peut-être à venir

IV La technologie en régime capitaliste n’est pas neutre

 

Introduction

 

Les mouvances critiques ou alternatives qualifiées aujourd’hui de « radicales », si elles parviennent jusqu’à nos oreilles, et tendent à se diffuser largement, dans certaines zones spécialisées du spectacle, perdront nécessairement en radicalité, en puissance subversive, et même en clarté théorique. Elles finissent trop vite par devenir un ensemble d’images réductrices, un ensemble de discours bientôt idéologiques et impensés, dont les lacunes initiales ressortent toujours plus explicitement, de ce fait.

Une certaine « décroissance », ou sa version aujourd’hui la plus « visible » (Serge Latouche, Paul Ariès, etc.), dévoilera ainsi toujours davantage, au fil de ses stratégies de « communication » douteuses, la vacuité tendancielle d’un projet dont la généralité indéterminée désoriente aujourd’hui plus qu’elle n’oriente.

Le spectacle a pour visée le désamorçage de toute critique le visant qui voudrait simultanément employer les armes du spectacle, ne serait-ce que pour exister « politiquement » ou « publiquement ». L’évolution d’une « décroissance » devenue spectaculaire confirme cette essence et cette efficacité destructrice ou récupératrice du spectacle.

Pour le faire voir, il s’agira de montrer brièvement que la faiblesse du sens politique de cette décroissance trop « visible » aujourd’hui, se reflète au sein de ses inconséquences théoriques structurelles.

La décroissance a pour assise théorique, selon son intention générale, deux traditions dont la synthèse impensée peut produire des confusions dommageables. La première formule une critique transhistorique de la « technique » en tant que telle (autour de Heidegger, en particulier), et la seconde une critique radicale du capitalisme (autour de Marx, essentiellement). Au fil de cette confusion désolante, même le fasciste Alain de Benoist écrit aujourd’hui sur cette « décroissance », devenue floue, pour la défendre.

 

Les enjeux sont d’autant plus graves que l’absence d’alternative conséquente, dans ce domaine politico-économico-écologique, pourrait bien précipiter notre monde vivant vers sa perte définitive.

Il ne s’agira donc pas dans cette analyse critique de viser toute « décroissance » « en général », car nous avons affaire là à un mouvement trop hétérogène pour que nous puissions le réduire à des déterminations univoques. Mais une certaine décroissance « officielle », néanmoins, doit être démystifiée, en particulier celle qui tend à être « admise » dans certains milieux politiques-politiciens (« Europe-écologie les Verts ») ou médiatiques (grâce à la propagande nivelante de vedettes comme Pierre Rabhi ou Jean-Claude Michéa, par exemple).

Ceci pourrait se faire au profit même du noyau radical en germe au sein du projet décroissant initial… ou critiquant, de façon générale, le principe même de la croissance.

La critique radicale et conséquente de la croissance et du productivisme technologique, contre une « décroissance » devenue confuse et spectaculaire, donc : tel serait l’enjeu.

Dans cette perspective, il s’agirait de penser conjointement les analyses de Heidegger et de Marx, à propos de « l’ère de la technique » et du « capitalisme », de façon relativement hétérodoxe.

Heidegger d’abord, disons-le tout de suite, est devenu proprement infréquentable, depuis la parution des Cahiers noirs (2014). Son implication durable dans le nazisme, son négationnisme « métaphysique », son antisémitisme structurel, analysés par l’ouvrage récent de Peter Trawny (Heidegger et l’antisémitisme), critiqués à juste titre par Brohm, Dadoun et Ollier (Heidegger, le berger du néant), aperçus déjà en 2005 par Emmanuel Faye (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie), doivent nous inciter à nous détourner de toute sa pensée, dans son intégralité.

La critique heideggérienne de la technique, en effet, après la révélation des Cahiers noirs, serait entachée d’un antisémitisme profond, ontologique, dans la mesure où « le » Juif devient ce qui se dissimule derrière « l’esprit de calcul », la rationalité instrumentale, soit : derrière « l’ère de la technique » en son fond le plus intime. Proposer une ontologie écologique radicale heideggérienne aujourd’hui, serait potentiellement proposer une ontologie qui serait antisémite en son « sol » le plus fondamental.

Outre cet antisémitisme heideggérien plus que problématique, c’est aussi la dimension apparemment idéaliste de l’analytique existentiale du Dasein, qui définit une aliénation « produite » par la technique qui serait transhistorique, non propre à la modernité capitaliste (généalogiquement, platonico-aristotélicienne), et qui ne distingue plus la réification subie par les individus travailleurs et l’auto-réification bourgeoise, qui choquera, certainement à juste titre, tout « matérialiste historique ».

Plus spécifiquement, les héritiers de Heidegger, politiquement et anthropologiquement, défendraient très certainement la thèse contestée de « l’anthropocène », tendanciellement naturaliste, voire anthropocentriste, et se verraient ainsi rejetés par les anticapitalistes conséquents, critiquant le « capitalocène » en tant que tel ; c’est-à-dire : critiquant les désastres écologiques et les outils technologiques modernes en tant qu’ils sont indissociables du projet capitaliste, spécifique et historiquement déterminé, et en tant qu’ils ne dévoilent pas dès lors quelque structure « anthropologique » transhistorique.

Pour autant, cette critique heideggérienne de la technique détermina profondément les écologies radicales de la modernité tardive, qu’elles le revendiquent ou non, et il faut prendre acte de ce fait. Ces pensées radicales, qui furent fécondées par Heidegger, ou qui furent implicitement en relation avec lui, furent dans l’ignorance, le plus souvent, de l’antisémitisme structurel de ce thème heideggérien, si bien qu’elles développèrent les potentialités analytiques de ce thème (qui existent) sans sombrer dans l’écueil racialiste de son auteur. Cela étant, les limites idéalistes et transhistoriques de la démarche demeurent.

Il ne s’agit donc plus de se référer à Heidegger en tant que tel pour traiter d’écologie radicale. Mais d’opposer à Heidegger, l’antisémite idéaliste-bourgeois, une critique de la technique au sens capitaliste. 

En mobilisant, contre Heidegger lui-même, les distinctions et concepts propres à l’analyse de structures ontologiques-techniques, il faudra bien préciser certaines choses décisives :

  • Il faudra considérer que ces outils n’auront pas le sens que leur donnèrent le théoricien « Heidegger », mais qu’ils sont compris en tant qu’ils synthétisent, de façon tragique, les concepts d’une écologie radicale en devenir.
  • Il faudra considérer que c’est pour réfuter chez Heidegger l’intention idéaliste, transhistorique, et personnifiant la catégorie moderne de « technique », selon l’idée abjecte d’une « juiverie calculante », que sera thématisée la question ontologique heideggérienne : si une élucidation des questions posées par Heidegger est possible dans un cadre radicalement non-heideggérien, alors Heidegger lui-même devient non pertinent, théoriquement parlant, pour résoudre les problèmes qu’il pose. Rejeter un auteur sur la base de ses positionnements idéologiques est une chose (nazisme, antisémitisme, idéalisme bourgeois, etc.) ; le rejeter parce qu’il n’est lui-même pas viable théoriquement pour développer les thèmes qu’il propose en est une autre ; et cette deuxième sorte de rejet, ou de « déconstruction », si elle s’empare stratégiquement des concepts de l’auteur qu’il s’agirait d’« oublier », permet en fait, mieux que toute autre entreprise, la disqualification du projet en question, puisqu’elle se situe sur le terrain « philosophique » revendiqué par l’auteur.
  • Il faudra considérer que Heidegger, en 1927, dans Etre et temps (qui sera ici évoqué), dialogue implicitement, comme le pensait aussi Lucien Goldmann, avec la notion lukacsienne de réification (1923). Ce n’est, selon moi, que cette notion lukacsienne qui permettra aux analyses « structurales », donc abstraites, de Heidegger, à propos de la « déchéance » du « Dasein », d’être dotées d’un contenu historique et  empirique déterminé, et de les débarrasser de tout antisémitisme « métaphysique ». La relation dévoilée entre Heidegger et la critique catégorielle du capitalisme devrait permettre de dépasser le premier, qui ne perçut pas la réalité matérielle du capitalisme derrière le « nihilisme » qu’il dénonça, au profit d’une compréhension complète du thème lukàcsien de la réification, compréhension qui est donc bien la finalité dernière de ce geste critique. 

Une telle orientation se détermine, donc, pour la doter d’un enjeu politique concret et contemporain, dans le contexte d’un questionnement à propos des limites « visibles » et directions possibles d’une certaine « décroissance » spectaculaire.

 

I Les décroissants et Heidegger

Qu’en est-il ? L’idéologie de la décroissance a pour grand-père spirituel peu avoué un penseur difficile : à savoir Martin Heidegger. Ellul, Illich, etc., n’interviennent qu’a posteriori dans cette affaire.

Heidegger dénonça « l’ère de la technique », qui aurait été « l’époque de l’être », le moment présentifié par l’être, en laquelle l’humain arraisonne systématiquement les « étants » en fonction d’une rationalité instrumentale et calculatrice dépourvue de pensée. Dévoiler et « déplorer », quoique laisser-être, en dernière instance, « l’ère de la technique », avec Heidegger, c’est d’abord dévoiler le jugement déterminant, la prédication, la pratique logique qui consiste à connecter deux concepts entre eux, en « utilisant » le verbe être comme simple copule. Si « être » n’est qu’un connecteur logique, pour l’analyse (explicative) ou la synthèse (extensive) déterminantes, au sein d’actes de langage voilant donc de ce fait ce qu’ils sont censés dévoiler, précisément par cette tentative de « dévoilement », alors la « réalité-humaine » considérée en première personne, qui est d’abord présence à soi et au monde, s’éloigne infiniment de cette présence, se perd, et ne saisit plus son être en tant que tel, mis pourtant en question par l’être lui-même qu’elle questionne.

Descartes, sur le plan des idées, est l’ennemi peu avoué des décroissants, et il sera d’ailleurs « déconstruit » par Heidegger. Descartes produit un jugement déterminant analytique, là où il aurait pu en rester à une monstration posant une facticité pure, un pur fait d’être.

Descartes dira, en substance : « Doutant, je pense, je suis. C’est-à-dire que je suis une chose qui pense ». La première affirmation, sans la seconde, est l’acte fondateur de toute phénoménologie transcendantale, qui se contente de montrer ce qui est à l’arrière-fond de tout « étant », ou de toute apparition. Mais la seconde, précisément, brise cet acte, et le ramène à une pensée prédicative, logicienne, scolaire, technique, syllogistique, soit à une détermination d’un concept (Je) par un autre (une chose pensante), où l’être n’est plus qu’un principe d’homogénéisation s’effaçant derrière quelques « étants » « ontiquement », non ontologiquement, saisis : « Je » n’est plus qu’un étant appréhendé là-devant pour un autre, autre qui postule une substance pensante inapparente là où n’apparaît qu’un corps vivant humain dans l’étendue. De cette réification de soi découle le projet d’une domination d’une hypostase, « la » « Nature », par l’« humain » essentialisé, d’une soumission de tout « étant » naturel intramondain au « Je » qui pose la prédication. Mais c’est dans la mesure où ce « Je » lui-même, selon une « réverbération ontologique » pernicieuse, s’est posé comme étant subsistant, sous-la-main, visible là-devant, parmi d’autres « étants », et non comme « être-au-monde » déployant toute mondanité comme telle, qu’il s’empare de tout autre étant dit « naturel » pour le soumettre à son emprise : pour se rendre « maître et possesseur de la Nature ». C’est dans la mesure où le Soi s’est lui-même soumis à la domination de la pensée prédicative, qu’il détermine un projet de soumission par « l’homme » ainsi soumis, de ce que nous appelons aujourd’hui, quant à « nous », « la » « Nature » (« Nature » que certains décroissants aiment eux aussi à diviniser, ou à poser dans quelque extériorité radicale, soit dit en passant : n’étant pas en cela toujours très heideggériens…).

« L’humain » se met face à « la » « Nature », face à « la » nécessité naturelle, dans la mesure où il se met lui-même face à lui-même, et se saisit comme extériorité. De là découle l’autodestruction de l’homme, et la destruction corrélative de la « Nature », ou de son environnement. Si l’être conscient se saisissait comme « être-au-monde », comme structure a priori de toute mondanité en général, s’il s’échappait, dès lors, de l’attitude « ontique » consistant à appréhender l’étant de façon « technique », alors il comprendrait qu’il a à prendre soin de cet « être-au-monde », de ce monde qu’il rend possible, en son être, s’il tend du moins à prendre soin de lui-même, à avoir de la considération pour lui-même. Cette façon de prendre soin du monde et de Soi de la même manière, cette façon de fusionner ensemble une ambiance, une tonalité affective soucieuse de laisser-être, de préserver, de conserver l’être-tel et le fait d’être, et un monde ambiant lui-même sollicitant, cela renvoie très certainement à une ontologie écologique radicale dans laquelle tout décroissant devrait se reconnaître.

Mais un certain « décroissant » « confondra » parfois le phénomène ontologique, « inapparent », comme désastre, comme effondrement de toute capacité à bâtir, avec une manifestation ontique, étante, de « l’ère de la technique ». Les plus « empiriques » identifieront « l’ère de la technique » à l’accumulation, accompagnant le capitalisme, des technologies. Plus radicalement, Jacques Ellul, définit ainsi la technique : c’est la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines. Ellul se montrerait ainsi relativement « fidèle » à Heidegger. Mais il n’évoque malgré tout ici jamais que la logistique, qui n’est encore qu’un domaine spécialisé, ontique, qui ne résumerait pas, selon un « heideggérien », la dimension ontologique de la chose : soit la question de la prédication technicienne au niveau des jugements comme actes de langage. La logistique serait secondaire par rapport au phénomène de la prédication arraisonnante : elle en « dérive ». C’est parce que « l’homme » se définit comme étant intramondain manipulant des ustensiles à-portée-de-la-main, artificiels ou « naturels », selon un système de renvois par lequel émerge la significativité, que la détermination calculante, la rationalité instrumentale, telles qu’elles sont mobilisées par exemple par l’outil logistique, pourront prévaloir. Viser exclusivement la logistique comme « racine du mal », alors qu’elle n’est qu’un outil dérivé et contingent, cela reviendrait à vouloir soigner la pathologie en superficie, et laisser se propager, souterrainement, une gangrène devenue d’autant plus dangereuse qu’on aura cru faussement avoir ciblé ses manifestations essentielles. Il en irait de même pour la technologie : celle-ci est dérivée par rapport à la logistique, elle-même, donc, dérivée et inessentielle (la technologie serait dérivée de façon dérivée). Critiquer exclusivement la technologie renverrait à une démarche éminemment « ontique », qui se contenterait, si elle le pouvait, de modifier exclusivement ce qui est « visible » là-devant, et qui se préoccupe bien peu de changer « l’essentiel » : à savoir le « sentiment » ontologique de l’existence, lequel est le terrain sur lequel le monde, ou l’être-au-monde, véritablement, serait susceptible de se « transformer ».

Certains décroissants aujourd’hui élaborent une critique de la technique qui renvoie à celle opérée par Heidegger. Mais ils semblent avoir, parfois, fortement « mutilé » Heidegger : ils n’auraient reconnu que la dimension « ontique » de l’analyse, et occulteraient toute ontologie « sérieuse ». De ce fait, ils se meuvent, trop souvent, dans le système de pensée qu’ils croient dénoncer : ils semblent vouloir seulement modifier « visuellement » le monde, ou « la » « Nature », entendus comme « étants » là-devant, sur lesquels un jugement déterminant est émis.

 

 

 

II Heidegger contre Heidegger. La médiation Lukacs.

            Une certaine décroissance sera donc intrinsèquement limitée, car elle restera tributaire, inconsciemment, d’une critique déterminée de la « technique » (la critique heideggérienne), tout en « trahissant » malgré elle cet héritage impensé. Cette décroissance désigne la nécessité d’une critique « ontologique » de la technique en tant que « prédication arraisonnante »,  puisqu’elle se veut critique structurelle, voire structurale, et dans la mesure où elle se situe aussi sur le terrain d’une transformation radicale de l’invisible, de l’inapparent (transformation des consciences, des manières de s’investir affectivement dans le monde : « sobriété heureuse », hédonisme ascétique, etc.).

            Pour pouvoir perdre, oublier, définitivement Heidegger, sur la question de l’écologie radicale, encore faut-il avoir aperçu sa « présence », ou son « spectre », planant, encore aujourd’hui, au-dessus de toute démarche « technocritique ». Dépendre de lui sans être capable de « s’élever » à ses exigences, c’est être deux fois éloigné du dépassement strict de cette « analytique existentiale », et c’est donc rester constamment sous son autorité.

            Parce que l’écologie radicale doit pouvoir aujourd’hui dépasser Heidegger, pour les raisons évoquées plus haut, elle doit tâcher, dans un premier temps, de cerner en quoi elle peut reconnaître en lui un « héritage » impensé, et en quoi elle peut reconnaître une façon dont elle « trahit » cet héritage.

            Une telle « trahison » ainsi reconnue, elle pourra se situer dès lors au-delà du geste heideggérien, et non plus en-deçà. Une trahison revendiquée, qui est assimilation et dépassement au sens strict de l’héritage, se substituera ainsi à une trahison inconsciente, qui demeure tutelle et soumission à l’égard de l’héritage.  

            C’est donc l’écologie radicale qui pourra reconnaître que la critique « ontique » ou « empirique », positive, de la technique au sens capitaliste, n’exclut pas la transformation « ontologique » des consciences, mais renforce ses possibilités au contraire, c’est cette écologie radicale qui aura sur dialectiser son rapport à Heidegger, qui pourra le dépasser en tant que tel.

            L’impensé d’une certaine décroissance s’appelle « Heidegger ». Mais l’impensé de Heidegger pourrait aussi s’appeler « Lukacs ». Thématiser l’impensé de cette décroissance et réfléchir sur la nécessité du dépassement de cet impensé, cela pourrait donc signifier : revenir à Lukàcs.

            La réification au sens lukacsien (1923) décrit le rapport de l’individu ouvrier au capital fixe, à la machine, qui est la propriété privée de gérants capitalistes (dépossession) et qui disloque son activité, dans la mesure où ces machines induisent une parcellisation des tâches, une rationalisation, toujours plus poussées, au sein de cette activité productive.

            La « prédication arraisonnante », avec Lukacs, ou la « technique » au sens ontologique, est donc matériellement produite, et propre à la modernité marchande : l’individu « sans qualité », personnification contingente d’une bourgeoisie s’auto-réifiant, réalise matériellement dans le monde un ensemble de conceptions abstraites, quantitatives, qui produit la mutilation de la vie prolétaire, dans cette vie même. Cette « prédication arraisonnante » n’apparaît plus, comme avec Heidegger, sous sa forme totale, avec le logicisme antique aristotélicien, et n’a plus un sens transhistorique ou purement « idéaliste », mais elle est indissociable du moment « capitaliste », qui fonde cette détermination « historiale » ou « ontologique » dans un projet « historique » et « ontiquement », « empiriquement » visible. Les théoriciens qui auront décrit cette réification au sens capitaliste emploieront le terme d’abstractions réelles pour désigner la spécificité d’un nouveau rapport technique au monde (Sohn-Rethel, Jappe). « Abstraction réelle » signifie un fait précis : pour cerner la dimension idéale ou ontologique de la dimension « technique » spécifique qui surgit dans la modernité, on ne saurait se passer d’une description de l’empiricité visible qu’elle conditionne.

            Très clairement, avec Lukacs, une critique légitime de la technique au sens moderne se formule de la sorte : le critère de la valeur, soit la norme du travail abstrait, ou d’un certain standard de productivité moyen, conditionne, comme idéalité abstraite dévoilant un rapport calculateur au monde, une division du travail, toujours plus rationalisée, toujours plus parcellisée, toujours plus disloquante et mutilante pour les personnes au travail, dans le monde empirique capitaliste concret, dans la sphère productive réelle et visible.

            Avec Lukacs, la critique exclusivement « ontologique » de la technique, qui met trop de côté la critique empirique des « technologies », de la « logistique », etc., n’est plus pertinente, comme avec Heidegger, car le capitalisme, accumulant des « abstractions réelles », ne s’analyse que du point de vue d’une approche totale et totalisante, en laquelle l’ontologique et l’ontique s’articulent et se contaminent réciproquement.

            Lukacs dépasse, dès 1923, avant même qu’ils se manifestent, les écueils d’une « analytique existentiale du Dasein » :

  • Il confère un contenu réel, historique et matériel, aux formes heideggériennes existentiales, tendanciellement idéalistes et transhistoriques. Si la puissance et la consistance d’une pensée est dans sa déterminité, comme l’indique Hegel (dans sa Préface de la Phénoménologie, par exemple), alors cette pensée lukacsienne sera, par définition, plus puissante et plus consistante que celle de Heidegger.
  • Il empêche toute personnification tendancieuse des catégories de « l’arraisonnement technique », et donc toute dérive antisémite, ou toute tentative de déterminer des « boucs émissaires » ; car la structure marchande qu’il déconstruit et critique est une catégorie impersonnelle, dont les gestionnaires ne sont pas immédiatement ou intentionnellement « responsables » (dans cette perspective, le « léninisme » de Lukacs sera contradictoire).

 

La « destruction » de ce que nous appelons « la » « Nature », dans ce contexte, est indissociable de la manière dont une certaine « catégorie » soutenue matériellement par des gestionnaires impersonnels et auto-réifiés (la « bourgeoisie ») soumet, assigne, prédique, une « catégorie » d’individus intégrés dans la production de « valeur » (individus au « travail »).

Selon cette perspective, une digression importante s’impose. Il semble d’abord que les « préoccupations » écologiques pourraient être perçues, aujourd’hui, par ceux qui s'inquiètent d'abord de leur survie individuelle, comme un facteur supplémentaire de distinction, qui les dévaluerait, hélas, symboliquement, encore davantage. Sur le principe, l'écologie pourrait être un facteur puissant d'unification des luttes : elle est ce qui concerne le terrestre comme tel, et donc tous les vivants de la terre ; les menaces écologiques, climatiques, imminentes et massives, universelles, déterminées par le productivisme marchand, devraient théoriquement pouvoir fédérer les individus souhaitant dépasser le capitalisme. Mais ceci est pour l'instant un voeu pieux. Il semble qu'aujourd'hui la « préoccupation écologique », « prise de conscience » que l’on dira être le propre des classes aisées, soit davantage, hélas, un facteur de divisions sociales.

Articuler la question de la réification/exclusion des prolétaires par les machines dans la production (Lukacs) à la question de la destruction du monde vivant et naturel par ces même machines, serait, éventuellement, un moyen d’articuler, au moins dans la critique, la question de l’exploitation économique, et la question écologique radicale. Si une telle critique n’est pas suffisante pour opérer une prise de conscience écologique immédiate chez les individus prolétarisés, précarisés, ou réifiés par le système, elle permet au moins d’envisager une ouverture, un principe plus déterminé, pour une fédération à venir. Resterait donc à diffuser davantage une telle analyse critique, engageant une liaison pratique spécifique, potentiellement porteuse.

           

 

Au profit de la visée heideggérienne, Heidegger est donc dépassé : l’idéalisme tendanciel, l’analyse transhistorique, l’antisémitisme, « l’humanisme » paradoxal, que Derrida aura aperçu, l’écueil « geistig », national-socialiste, toutes ces tendances heideggériennes, sont rejetées, au profit d’une critique spécifique de la technologie au sens capitaliste.

La « déconstruction » de Descartes, dans notre contexte, ou de la forme-sujet moderne (cogito), devra se comprendre non plus en relation immédiate avec les catégories d’Aristote, mais dans le contexte d’un libéralisme émergeant (Hollande du XVIIème siècle, par exemple) ; ce que Descartes met en lumière ici, sur un plan « métaphysique », est une disposition typiquement moderne, qui annonce à la fois un humanisme anthropocentrique qui « soumet » « la » « Nature », et un projet typiquement « bourgeois » de réification du travail vivant. Le cogito cartésien relève d’une auto-réification bourgeoise rendant pensable et possible, métaphysiquement, la réification des individus insérés dans les ordres socio-techniques industriels. Le « sujet pensant » qu’il décrit, en dernière instance, n’est déjà plus une « humanité » vivante, mais annonce ce que Marx appellera le « sujet-automate » : soit la valeur, le travail abstrait, conditionnant un déploiement technologique déterminé. Heidegger aurait vu « juste » en ciblant la « chosification » du sujet chez Descartes : mais Descartes est, d’un point de vue matérialiste réellement déterminé, à « déconstruire » non simplement « ontologiquement », mais bien aussi « ontiquement », matériellement, historiquement, empiriquement ; et ce n’est alors plus Aristote qui dit la « vérité » dernière du cogito, mais bien Marx, lorsqu’il thématise la question de la valeur économique.

Sur ces bases, Marx lui-même pourra être questionné dans sa relation à l’écologie radicale, et dans sa relation à cette démarche heideggérienne tout à fait ambiguë.

 

 

 

 

III Marx et les décroissants

 

  1. Devenir un « non-penseur » au sens heideggerien

 

La question écologique n’est donc pas qu’affaire d’ontologie ou de sentiment. Si le sentiment, de révolte, d’angoisse, d’inquiétude, a une certaine importance, même avec Lukacs (dans la conscience prolétaire), encore faut-il agir, et diagnostiquer sérieusement avant d’agir, diagnostic qui pourra s’appuyer sur le sentiment en question pour s’orienter, mais qui ne peut se satisfaire seulement dudit sentiment. Heidegger méprise toute dimension « ontique » de l’analyse ; autant dire qu’il méprise les sciences humaines, et les sciences en général, que d’ailleurs il méconnaît : à vrai dire, il semble qu’il fera même de son incompétence relative en matière de savoir « empirique » une « vertu philosophique ». Il est étrange de se flatter d’être ignorant, mais un « philosophe-roi » ne s’encombre pas de scrupules à ce sujet. Il se placera, hélas, et de façon coupable, au-dessus de ces « basses » considérations « pragmatiques », qui ne « concernent » plus celui qui croit pouvoir questionner « l’être en tant qu’être ».

Par ailleurs, ce « sentiment », avec Heidegger, défini trop vaguement par lui, pourra très bien cohabiter avec des contenus politiques plus que douteux, si on ne lui adjoint pas une orientation politique précise, profondément universaliste et égalitaire (non « geistig »), contre les intentions du philosophe lui-même. L’ontologie de Heidegger se veut puissante, mais elle est largement insuffisante. Interprétant cette insuffisance comme un manque structurel revendiqué par Heidegger lui-même, on pourra considérer que le « philosophe » laissera aux « non-penseurs » le soin de développer des descriptions « ontiques » « appropriées ». Le marxien aujourd’hui sera un « non-penseur », selon ce critère heideggérien, mais il devrait pouvoir en faire une fierté, et non une lacune, selon ce qui a été dit plus haut.

 

  1. Marx, écologiste

 

Marx critique avant tout des structures économiques, et ne se préoccupe pas essentiellement d’« écologie ». Mais il identifie lui aussi une forme de domination de « l’homme » par « la » « Nature » qu’il extrapose, corrélée à une domination de « la » « Nature » par « l’homme », et de « l’homme » par « l’homme ». Ceci est synthétiquement défini dans le sous-chapitre du premier chapitre du Capital consacré au fétichisme de la marchandise : le travail abstrait, substance de la valeur, renvoie à une façon qu’a la société marchande de diviniser les produits fabriqués, « la » « Nature » transformée, de telle sorte que l’automouvement de ces choses personnalisées fait que tout individu est soumis apparemment à une logique objective le réifiant, sur laquelle il n’a aucune prise.

Certains décroissants confus, soumis à des héritages impensés, ne voient absolument pas cette façon qu’a « la » « Nature » transformée (marchandises) de dominer les individus malgré eux, selon l’apparence, mais aussi de façon objective (dans la mesure où nous avons affaire ici à une inversion réelle, et non simplement à une mystification de la conscience). Ils postulent parfois niaisement une « Nature » « pure », violée si elle est touchée par l’homme (le Mal en soi), ou encore des îlots de Nature inviolés à préserver. A-t-on songé que c’est « la » « Nature », comme hypostase déterminant une certaine réalité effectivement dissociatrice, qui pouvait être un danger pour les individus en chair et en os, et non le contraire ? Certainement pas. Mais même cette formulation serait absurde, car alors on extraposerait l’un des deux éléments (« individus » ou « Nature ») sans saisir leur unité insécable, métaboliquement parlant. Toutefois cette question aurait une importance stratégique : si l’on écoute certains écologistes « radicaux » (décroissants ou autres), on prend parfois peur : si « l’humain » est cette instance maléfique, et « la » « Nature » cette instance niaisement divinisée, en vertu d’un idéal de pureté rance (qui rappelle, de façon inquiétante, tout fascisme de la « pureté »), alors selon de tels « radicaux », la chose la plus souhaitable, quoiqu’ils ne s’en rendent pas compte, serait bien l’extinction finale de l’espèce humaine. Qu’ils se rassurent toutefois, s’ils en sont arrivés à ces extrémités, et qu’ils cessent leurs jérémiades : une telle extinction adviendra de toute façon nécessairement, et leur « utopie » (que nulle conscience humaine donc ne pourra appréhender), se réalisera de façon absolument certaine. Pour celles et ceux qui pensent que c’est la survie et la vie intensives et durables, des vivants humains, valant pour elles-mêmes, malgré leur dimension irrémédiablement temporaire, au sein d’une totalité vivante non séparée d’eux-mêmes, qui prévaut dans tout combat écologique, continuons donc nos remarques marxiennes.

De même qu’avec Heidegger, la présence à soi et la présence au monde ne sont pas séparées, de même avec Marx, beaucoup plus précisément, il faut saisir ensemble ces trois éléments qui nous éloignent de cette double présence, au sein du capitalisme : la domination de « l’homme » par « la » « Nature », de « la » « Nature » par « l’homme », et de « l’homme » par « l’homme ». 

Un aspect de la critique marxienne du capitalisme, permet de saisir ensemble toutes les crises, menaçantes ou réelles, de notre monde contemporain : crises économiques, sociales, psycho-sociales, politiques, religieuses, et donc : écologiques. Cette critique spécifique, fondamentale, considère que le capitalisme est un système qui accumule du travail abstrait, quantitativement défini (heures de travail), soit du capital, de l’argent, des marchandises, en tant qu’elles sont de la durée abstraite coagulée. Or la quantité en soi peut s’accumuler à l’infini, elle peut croître à l’infini, sans rencontrer de limite. Cela étant, toute marchandise possède, outre une valeur, abstraite, une valeur d’usage : celle-ci se maintient si elle a un corps matériel déterminé, si elle est un matériau brut transformé. Or, toute matière, « naturelle » ou « artificielle » (médiatement « naturelle », donc, selon ce deuxième cas), appartient à un ensemble de ressources qui est en lui-même limité, fini dans le temps et dans l’espace. Autrement dit, le capitalisme, dans sa façon de renvoyer l’un(e) contre l’autre « l’homme » et « l’homme », « la » « Nature » et « l’homme », « l’homme » et « la » « Nature », dans sa façon de saisir ces éléments de façon abstraite et séparée, est dans l’illusion que le système, abstraitement conçu, peut croître à l’infini, alors qu’il a pour condition de possibilité, en même temps, un monde concret, dont il fait partie, avec ses besoins, par lui-même limité, fini. Tant que les individus des sociétés capitalistes ne prendront pas conscience de cette contradiction essentielle du capitalisme entre un procès de valorisation abstraite se voulant infini et une réalité concrète finie, ils « fonceront droit dans le mur », et la dite « Nature », s’étant autonomisée dans l’apparence, puis toujours plus « réellement », transformée ou non, machines ou éléments naturels déchaînés, s’opposera à eux jusqu’à les détruire. La question écologique est d’abord une question ontique-économique. Vouloir « sauver la planète », c’est être authentiquement anticapitaliste, ou n’être pas.

 

  1. Clarifier l’intention critique de la décroissance

 

Certes, beaucoup de décroissants se disent « anticapitalistes ». Mais ils sont trop nombreux, hélas, à ne pas se donner les moyens, ne serait-ce que théoriques, pour formuler cet anticapitalisme et lui donner une consistance. D’abord, le simple terme critique de « décroissance » semble a priori confus, s’il est censé renvoyer à une critique radicale et constructive du capitalisme. Ne pas l’expliciter, c’est le rendre inefficient, ou récupérable par ce qu’il dénonce. En effet, on pourrait considérer qu’un mouvement critique ne doit pas réutiliser les concepts de ce qu’il critique, et même si c’est pour renverser ces concepts. Une véritable critique devrait créer de nouvelles valeurs. Elle devrait créer une nouvelle axiologie, transmuter, dépasser, plus qu’elle ne devrait renverser ou inverser simplement les axiologies existantes. Si le système dénoncé dit « blanc », il pourrait être tout simplement vain de dire « noir », ou même d’énoncer une couleur en général. Dire « décroissance » quand « l’autre » dit « croissance », cela relèverait apparemment d’une pensée d’individus restant soumis à l’ordre « dénoncé », de même que l’anticapitalisme qui se contente d’inverser le capitalisme ne transcende pas le capitalisme, et ne peut donc pratiquement l’abolir (la rébellion qui est un pur « non » à l’ordre existant, une pure antithèse, confirme l’emprise de cet ordre sur les consciences : ce dernier, en effet, selon cette « opposition » binaire, aurait la préséance dans la définition des valeurs et des manières de penser le monde).

Parler de décroissance, c’est donc vouloir, si l’on est complètement logique (et de mauvaise foi, certes, mais ce défaut, de fait, est très répandu chez les défenseurs du capitalisme), continuer à quantifier la production, en vertu de critères rationnels précis, et à affirmer le primat de cette quantification. En effet, il faut bien calculer la valeur ou la quantité des objets produits pour constater qu’il n’y a plus « croissance » mais bien « décroissance ». Mais alors une absurdité impensée de toute « décroissance » comme écologie radicale pourrait être ici dévoilée, pourquoi pas par les défenseurs de la « croissance » eux-mêmes. Trop de décroissants n’anticipent pas ces objections « logiques », et leur intention critique, hélas, finit par être annulée, dissoute, de ce fait.

Il s’agirait de développer une critique ciblée d’un aspect de l’économie politique, avec Marx, pour dévoiler la complexité réelle de toute critique de la « croissance ».

Je m’explique.

La croissance en tant qu’accumulation de valeur abstraite (de travail abstrait) peut très bien se manifester, du point de vue de la richesse réelle, par une diminution des quantités de valeurs d’usage produites, de marchandises physiques produites : en effet, dans le cas où la masse des marchandises réelles diminue, au niveau global, la valeur économique, abstraite, peut très bien augmenter, si ces marchandises « contiennent » plus de travail abstrait. De même, la croissance de valeur abstraite peut stagner ou reculer, et le nombre de marchandises consommées ou gaspillées augmenter : c’est ce qui arrive classiquement en temps de crise économique (surproduction). La richesse abstraite (sommes d’argent), qui concerne la « croissance » au sens capitaliste, ne coïncide pas avec la richesse au sens réel (quantité de marchandises physiques produites). Ainsi, certains « décroissants » confus entendent-ils peut-être par « croissance » un accroissement de richesse abstraite, s’ils s’approprient les « évaluations » du système. Mais alors le contraire de cette « croissance », dans un cadre encore capitaliste (recul de la croissance), peut très bien s’associer à une accumulation de biens inutiles et gaspillés, accumulation plus révoltante encore qu’en temps de « croissance économique ». Est-ce cette société qu’ils désirent ? Une société de la surproduction et du gaspillage ? Certainement pas. Alors peut-être sont-ils plus « émancipés » que cela, et qu’ils entendent par « croissance » un accroissement des richesses réelles, des marchandises physiques. Le contraire de cette « croissance », cela dit, peut très bien s’associer, sur le plan de la richesse abstraite, à une augmentation de la valeur économique, abstraite. Est-ce ce qu’ils souhaitent ? Cela serait absurde. Si les capitalistes continuent à s’enrichir tandis que diminue éventuellement la masse physique des marchandises, un système proprement anti-écologique se perpétue malgré tout.

Mais que doit-on entendre lorsqu’on parle de « décroissance » ? Pourquoi avoir choisi ce terme équivoque, qui semble vouloir dire une chose et son contraire, et qui paraît emprunter au capitalisme des critères d’évaluation qui sont précisément la racine du problème ?

Certes, « décroissance » au sens positif, constructif, radical, d’un point de vue politique conséquent, en tant que transmutation stricte, lorsqu’on cesse d’être bêtement « logique », ou « de mauvaise foi », signifie très certainement ceci : requalifier la création de la vie, au-delà de tout capitalisme (et alors c’est la notion « d’objecteur de croissance » qui sera peut-être plus appropriée). Alors peut-être les contradictions que je viens d’évoquer seront-elles levées. Mais alors précisément, par « requalification », on devra entendre ceci : il ne s’agira plus de quantifier la masse de ce qui est « produit » de façon unidimensionnelle, car ce qui importera en premier lieu ne sera pas la dimension quantitative des « objets produits », mais les besoins et désirs conscients et concrets, les projets créatifs réels, collectivement et qualitativement déterminés. On ne devra plus parler, au sens strict, d’une « décroissance » comme projet de société futur, car décroissance pourrait signifier que l’on continue de compter, de mesurer, selon une rationalité calculante inversée, en considérant que ce « comptage » nivelant aurait encore toute la primauté.

La décroissance est un terme temporaire, certainement stratégique, et qui peut certes devenir explicite pour dénoncer, aujourd’hui, un système qui fait croître des quantités : masses quantifiées de marchandises standardisées ; masses monétaires accumulées. Mais le monde qu’elle annonce, lorsqu’elle est conforme à son noyau radical, s’il contrôle effectivement la création des biens, mettra la quantification des biens, au service de cette auto-organisation contrôlée, localisée, ancrée, au service, également, donc, de la qualité concrète de cette création, et des désirs ou besoins, formulés consciemment, qu’elle satisfait. Dans une réalité multidimensionnelle, où le quantitatif n’est plus la fin en soi, où il n’est plus ce qui concentre tous les regards et réduit les êtres et les choses à son ordre, dans cette réalité souhaitable dans l’avenir, les humains ne considèrent plus qu’ils « décroissent », mais qu’ils s’enrichissent continuellement, et qualitativement, de façon sobre, conviviale, et pleine. Les techniques, instruments, outils mathématiques, qui rendront possibles, éventuellement, la création de la vie, transmués, qualitativement intégrés, non scindants, ne seront plus une fin en soi extatiquement contemplée, mais c’est bien la vie sensible elle-même, concrète et différenciée, qui finira par affirmer son primat : elle augmentera ainsi, au sens spinoziste par exemple, sa propre puissance, de façon joyeuse et intensive.

S’il s’agit de requalifier la création des conditions de la vie et de la vie elle-même, alors la quantification des biens matériels fabriqués, ou des services rendus, n’a plus du tout le sens qui lui est donné aujourd’hui : cette quantification est au service de l’égalité réelle de tous face à l’accès aux ressources, et n’efface pas la qualité concrète des activités vivantes, ou des désirs formulés, mais s’efface au contraire derrière elle. La reconnaissance de chacun et de chacune, comme être oeuvrant et comme être soucieux de sa vie et de sa survie, est ainsi prise en charge par le commun, au sein d’une localité qui ne sera plus menacée par une globalité abstraite, qui ne sera plus menacée par une totalité unidimensionnelle, dont les synthèses formelles produisent toutes les destructions concrètes, ici et maintenant. C’est, finalement, par cette prise en charge des humains par eux-mêmes, c’est par cette auto-organisation consciente et choisie par tous, où le quantitatif est au service du qualitatif, que la soumission/destruction organisée de l’environnement non-humain, cesse d’être une « nécessité » apparente pour « l’Homme ». Formulant consciemment ses propres désirs, comprenant que la pérennité de tous repose sur l’égalité et la prise en considération de chacun-e, les individus humains comprennent aussi que la destruction des vies sensibles non-humaines, ou de la nature physique non-humaine, n’est rien d’autre que leur autodestruction propre. Car cette auto-organisation consciente qu’ils développent finalement, signifie aussi pour eux la conscience selon laquelle ils ne sont plus séparés absolument de cette nature non-humaine qu’ils transforment : les destructions qu’ils causeraient « à l’extérieur » ne seraient que les symptômes de destructions qu’ils causent en eux-mêmes (inégalités, guerres, exploitation, réification), et la nécessité de faire cesser les unes serait la nécessité de faire cesser les autres.

Dans cette auto-organisation souhaitable dans le futur, où l’échelle locale et le cosmopolitique s’articulent sans se menacer mutuellement, la « valeur d’échange » n’est plus une fin en soi extatiquement contemplée… elle n’existe plus du tout, d’ailleurs, en tant que sphère autonome et abstraite se situant hors de la vie. Chaque objet concret satisfait un désir ou un besoin concret, est une qualité par lui-même, qu’il soit un aliment, un objet artisanal, une œuvre d’art, ou même un bien « technique ». Sa quantification « pragmatique », ne signifiera plus la matérialisation de ses normes (l'argent comme fin en soi devra être aboli), mais elle ne sera plus qu’un moyen, dont tous auront le souci, s’effaçant derrière les fins en soi que constituent de fait les vies sensibles.

 

 

 

 

 

 

  1. Revenir au Marx « ésotérique »

 

Un certain texte marxien « ésotérique », celui qui dévoile et critique la relation fétichiste-marchande, pourrait induire la défense d’une requalification des finalités de l’organisation collective de la vie, c’est-à-dire d’une certaine dimension ontico-ontologique d’un collectif non atomisé, soit la défense d’une certaine façon, liée aussi à un nouveau sentiment de l’existence, à une prise de conscience des sujets potentiellement transformateurs, de considérer, de saisir, physiquement, intellectuellement, et affectivement, les biens créés par l’homme : une façon consciente, non fétichisée, non fétichisante, et renvoyant à un contrôle de l’intériorité et de l’extériorité de soi.

Ce Marx « ésotérique » concrétisera donc, avant sa formulation « existentiale », l’ontologie que Heidegger définissait abstraitement. Marx, implicitement, reconnaîtra lui aussi la nécessité d’une critique transcendantale, non exclusivement « ontique », de la technique au sens moderne, mais pour dépasser, précisément, les conditions de cette critique. Dans cette perspective, ce Marx « secret »  ne dénoncera pas seulement, ontiquement, comme le font aujourd’hui certains « décroissants », une sphère parmi d’autres de l’étant (isolée des autres sphères de façon impensée ou arbitraire) : soit la sphère de la « technologie », ou de la « logistique ». Car le Marx « ésotérique » ne s’intéresse plus à la vie autonome des objets, quels qu’ils soient, mais à la manière dont les individus s’approprient ces objets, ou sont dépossédés par eux. Il ne fait pas de hiérarchie parmi les « objets » en tant que tels, mais considère que certains objets sont nuisibles pour les individus et leur environnement, de par la relation inconsciente ou fétichiste que ces individus entretiennent avec eux.

Ainsi, selon une certaine interprétation du geste critique marxien « ésotérique », pour dépasser la contradiction évoquée plus haut entre une accumulation illimitée de valeur abstraite et une limitation de la réalité concrète, contradiction posant la question écologique, entre autres choses, de façon radicale et claire, on peut imaginer une société ayant d’abord sa façon de considérer les objets fabriqués par les individus humains : ceux-ci, en tant que répondant à des besoins ou désirs concrets, ne devront plus être de simples « moyens » face à l’argent conçu comme fin en soi. Un objet devra être créé non pas en vue de quelque « profit » abstraitement défini, mais en vue de répondre à des aspirations réelles et conscientes.

Dès lors, on peut considérer, selon cette critique complexe du capitalisme, que la création « technique » n’est pas en soi « mauvaise », et qu’elle n’est pas à exclure dans l’absolu lorsqu’il s’agit de penser une société future plus souhaitable, disposant du contrôle d’elle-même et de son environnement. Ces « techniques », en effet, qui n’en seront plus, au sens d’instruments soumettant les « producteurs », ne favorisant nulle fétichisation mutilante (n’étant donc plus médiation « juridique » au sens formel), pourraient permettre, en outre, aux individus, de ne plus effectuer des travaux réifiants, ou abrutissants. Car le « travail » comme abstraction ne serait plus nécessaire pour quelques « capitalistes » inconscients, désireux d’extorquer quelque plus-value, et d’accumuler de la valeur, du « temps de travail ».

Une telle « technique » qualitative peut être salvatrice, d’ailleurs, même pour l’environnement naturel, dans un tel contexte : en effet, les hommes, contrôlant ces outils sans viser, au sein d’une fuite en avant morbide, toujours plus de quantités abstraites, seraient également plus disponibles pour penser, connaître, et prendre soin du monde, dans sa complexité globale.

Comme Lukàcs l’explicite très bien, la machine technologique est dangereuse et destructrice, elle dépossède et aliène, dans la mesure où elle s’insère dans une société capitaliste inconsciente d’elle-même, marchant sur la tête, ayant inversé les moyens et les fins, courant après l’augmentation d’une quantité où nulle qualité ne demeure, où toute qualité est occultée. Cela étant, dans un monde où les individus, collectivement et concrètement, contrôlent et projettent leurs désirs et besoins, en sont conscients, les formulent, organisent qualitativement leur création, dans un monde où la « science » et la « rationalité », transformées en leur être, ne sont plus des organes hypostasiés et indépendants, et ne s’opposent pas à l’humain, alors l’outil « technique » est comme tout autre bien, une aide précieuse, une façon de s’émanciper, au moins relativement, à l’égard de l’abrutissement aliénant du « travail » « tout court », du « travail » « sans phrase ».

Dans ce passage d’une « technique » à l’autre s’opère bien sûr une radicale transformation de la structure sociale, matérielle, des techniques en question… C’est ce principe de transmutation qui donne à penser aujourd’hui, plus que la question, toujours mal posée, d’une éventuelle abolition de « toute » « technique ».

 

  1. Dépasser la morale trop réactive d’une certaine décroissance

 

Ici, sur la question technologique, on retrouve d’ailleurs une certaine morale trop réactive, trop peu autonome, chez certains partisans de la décroissance. Expliquons cela simplement. La technologie paraît « bonne en elle-même » pour tout capitaliste qui se respecte. Elle permettrait en effet des gains de productivité conséquents : elle rendrait le capitaliste isolé plus concurrentiel. Mais structurellement, le capitaliste devrait aussi craindre la technologie comme le diable : c’est elle qui précipite le système, autodestructeur à son insu, vers sa mort définitive. En effet, le capitaliste, localement, pour être plus concurrentiel, a recours toujours plus aux technologies dans la production ; mais il se passe de ce fait toujours plus de la force de travail, du travail vivant. Or le travail vivant est ce par quoi les profits se font, car on extorque de la plus-value aux travailleurs et aux travailleuses, la plus-value n’a pas d’autre source. Dès lors le « tout-technologie » dans la production capitaliste devient progressivement, au niveau global, une façon toujours plus précise pour les capitalistes eux-mêmes de creuser leur propre tombe.

Un certain « décroissant » sera donc face à un phénomène concentrant une affectivité tragique très intense, du point de vue de la société qui épouse les évaluations capitalistes. La technologie est ce que l’on adore et qui en même temps « nous » détruit impitoyablement, sans que « nous » le sachions vraiment… quoiqu’en fait « nous » le devinions inconsciemment. Ne sachant pas se contrôler lui-même émotivement, ce « décroissant », confronté à une complexité matérielle et psychique presque sublime, qui lui en impose, réagit par le rejet pur et simple, rejet impensé, horrifié. Il ne crée aucune valeur, mais oppose deux points de vue que le capitalisme, essentiellement dialectique, comprend déjà : le point de vue d’une glorification, en superficie, de la technologie ; et le point de vue d’une terreur inconsciente face à cette même technologie. Inconscient lui-même, ce décroissant peu précis pourra devenir, hélas, un conseiller qui s’ignore des capitalistes.

Dans la mesure où un tel type de « décroissant » n’est souvent que réformiste, il indique malgré lui une certaine voie que pourrait vouloir suivre un certain « capitalisme » plus « conscient », pour perdurer plus longtemps (ou pour retarder l’échéance de ses crises) : il s’agirait par exemple, pour les capitalistes, de se passer davantage des technologies, ou de minimiser, d’optimiser différemment, le principe technologique, pour qu’il y ait dès lors, proportionnellement, plus de travail vivant susceptible de créer de la valeur. Un tel « décroissant », s’il formulait sa visée précise, viserait alors une « décroissance » sur le plan de la richesse réelle, mais une « croissance » sur le plan de la richesse abstraite, soit le développement plus durable, de fait, d’un capitalisme éventuellement plus « soft » en apparence, mais pas moins suicidaire et destructeur dans les faits.

Cette « voie », toutefois, outre qu’elle n’abolit pas le capitalisme, mais abolit bien plutôt la radicalité du projet décroissant, sera, en plus, du point de vue d’un capitalisme existant, tout à fait hors de propos : en effet, structurellement parlant, les deux choix qui « s’offrent » aux capitalistes « réalistes » aujourd’hui sont, soit une production « concurrentielle » dans des usines high tech, soit une production sous-payée dans les périphéries, et, dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas vraiment question de considérer que les enjeux « écologiques », ou que les enjeux d’une restructuration des composants organiques du capital, fondamentalement, pourraient être solubles dans ce projet contemporain d’accumulation de valeur.

Des alternatives « vertes », cohabitant localement avec un système mondial massivement destructeur, finiront, hélas, par devenir des cautions « écolos » spectaculaires, pour l’organisation méthodique du désastre anti-écologique.

Une certaine « économie sociale solidaire » rendue soudainement très visible, remplira trop souvent une fonction analogue (dans le pire des cas, même des banquiers s’infiltreront dans cette brèche – « Crédit Coopératif », etc.)

 

Cette critique tendancieuse formulée par ce genre de « décroissants » est à contre-fin : en effet, cette critique, dans le pire des cas, pourra faire persister le capitalisme par lequel une logique abstraite qui se pense dans quelque infinité fallacieuse se poursuit, et donc elle pourra faire persister un système économique aberrant, où tout contrôle humain est aboli, et par lequel toutes les crises écologiques que nous connaissons sont renforcées.

 

  1. Une décroissance radicale et souhaitable est peut-être à venir

 

 

            C’est une critique marxienne anti-productiviste du capitalisme qui émerge ici en fait, et elle devient compatible avec les intentions de la décroissance, de ce fait : les décroissants conséquents, non spectaculaires (et ils sont nombreux) trouveront ici un allié précieux, Marx critiquant la valeur abstraite « produite », et pourront dépasser leur héritage impensé : soit la « blessure » qui a pour nom « Heidegger ». Cette « décroissance », libertaire, ou anticapitaliste au sens strict, existe déjà, et tend à se diffuser dans les réseaux alternatifs.

On pensera par exemple à un théoricien critique comme Floran Palin, proche de la Wertkritik, militant libertaire par ailleurs, qui développe aujourd’hui, de façon conséquente, une certaine radicalité en germe dans le concept de « décroissance ».

Jean-Pierre Tertrais, qui aura influencé cette décroissance libertaire, indique également une voie plus radicale. Anticipant les écueils possibles d’une « décroissance » s’intégrant trop dans le « projet » « économique », et réaffirmant la conséquence révolutionnaire de toute décroissance, ses propositions sont à entendre :

« Chacun sait ce que signifierait une tentative de décroissance dans la société actuelle, c’est-à-dire une société profondément inégalitaire : aggravation du chômage, accentuation des inégalités sociales, récession, chaos… sans même résoudre les problèmes écologiques. Des restrictions imposées aux plus vulnérables, des mesures draconiennes accablant le bas peuple... sans réduire le luxe des classes privilégiées.

 Seule une décroissance en société libertaire peut à la fois permettre la résolution des problèmes écologiques et l’émancipation de l’homme. C’est-à-dire une décroissance maîtrisée par la population.  »[1]

Mais une critique radicale de l’économie politique, et de son « naturalisme » corrélatif, manque encore peut-être trop, ici. 

Une critique radicale de la croissance, encore à préciser, ou à inventer, devra de toute façon déterminer la nécessité de dépasser réellement le monde de la destruction et de l’autodestruction. Elle se situera par-delà tout marxisme « traditionnel », et par-delà toute critique idéaliste de « l’ère de la technique ».

Disons-le clairement, l’utilisation d’outils techniques pour des individus incarnés ne renvoie en rien à un « productivisme », et c’est l’absence de cette distinction qui a conditionné, trop souvent, des positionnements simplistes ou caricaturaux. Il y a productivisme lorsqu’il y a accumulation de valeurs abstraites, associée inconsciemment à la production de richesse réelle. Une société post-capitaliste aura requalifié la production : elle se situe, de ce fait, au-delà de l’alternative binaire qui opposerait productivisme et « dé-croissance quantitative ».

IV La technologie en régime capitaliste n’est pas neutre

 

S’il est pernicieux de critiquer « la » « technique » en général, comme si elle reposait sur des données « humaines » transhistoriques, il s’agit donc d’insister sur une critique construite et pensée des technologies en régime capitaliste. Une décroissance qui confondrait la technologie capitaliste avec quelque expression plus « archaïque » du rapport « humain » « instrumental » au monde ne cernerait plus la spécificité des conditions capitalistes : elle deviendrait potentiellement primitiviste, dès lors, de façon utopiste ou romantique, ou encore, à l’inverse, elle deviendrait réformiste politiquement, prônant quelque « altercapitalisme » insuffisant, dans la mesure où elle aurait rendu presque « naturelle », et donc presque « indépassable », la disposition technologique en tant que telle.

Le capitalisme demeure un ordre socio-technique en lequel les technologies ne sont pas « neutres ». Une analyse trop dogmatiquement « marxiste », qui ne se sera pas confrontée à la question du fétichisme, ni à la question d’une domination impersonnelle associée à la valorisation de la valeur, consistera trop souvent à dire qu’il s’agirait simplement de se « réapproprier » les forces productives capitalistes, dans une société où la « propriété des moyens de production » serait devenue collective. Hélas, certains textes d’un Marx « positiviste », iront dans ce sens (cf. chapitre XXXII du Capital, Livre premier).

Le souci de modifier la nature des techniques en un sens qualitatif sans pour autant les abolir au sens strict (sans pour autant abolir la science elle-même, qui n’est pas nécessairement liée à l’écueil « scientiste »), signifie autre chose qu’une simple réappropriation de l’existant.

L’ordre socio-technique en régime capitaliste est un ordre immédiatement politique, un instrument de domination et d’aliénation : ainsi, les technologies de transports et de communication favoriseront la centralisation du contrôle social ; les nouvelles technologies massifieront les structures, et conforteront un système d’interdépendance généralisée, d’impuissance généralisée ; les systèmes socio-techniques, fonctionnant selon leurs propres normes d’efficacité, favoriseront un ordre hiérarchique et un principe inégalitaire ; ils satureront l’espace social aux dépens des autres activités humaines.

C’est donc ce visage-là des technologies qui doit effrayer les décroissants et qui est l’expression du capitalisme en tant que tel, et non de quelque « nature humaine » « corrompue » a priori. Il s’agirait, idéalement, d’abolir ces relations technologiques déterminées. Mais cela ne peut et ne doit pas impliquer une abolition des outils « techniques » « en général », outils qui, dès lors qu’on les laisse-être en leur être, sans « volonté » d’accaparement, sans fétichisation des biens produits, peuvent devenir des instruments d’émancipation et de responsabilisation.

La décroissance a cette vertu qu’elle nous oblige presque à confronter Marx et Heidegger, pour finalement dépasser le second strictement.

            Cela étant, bien évidemment, ce ne sera pas une « décroissance » spectaculaire, dont le « vert » vire parfois au « brun » aujourd’hui (Latouche et Alain de Benoist), incapable de régler la « dette » de son héritage « existential » et « geistig » impensé, qui pourra « développer » cette vertu.

Mais une autre « décroissance », inapparente, peut-être, pourrait se manifester différemment, ailleurs, et autrement.

 

Benoît Bohy-Bunel

 

 

 

 

 

[1] Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance. De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, Editions du Monde libertaire, juin 2007

 

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