Le matérialisme historique
Le projet général de L'idéologie allemande est d'opérer une distinction nette entre la sphère de la réalité et celle de la représentation. Les hommes concrets, en chair et en os, sont différents de ce qu'ils disent, se représentent, s'imaginent, et de ce qu'ils sont dans leurs paroles, représentations et imaginations ; cette évidence, que l'historiographie allemande n'a pas su prendre en compte, Marx entend la fonder en droit et en fait. Les jeunes-hégéliens, en effet, tendent à réduire l'individu vivant à la conscience de soi, et en cela ils sont les héritiers de Hegel, mais une telle opération, que Marx réfute absolument, repose sur l'amputation de la réalité que les hommes réels et agissants vivent effectivement, qui est antérieure à toute pensée, et par rapport à laquelle la conscience n'est qu'un signe, un symptôme, un reflet a posteriori. La philosophie allemande fait de la conscience le principe moteur par excellence, si bien qu'il suffirait pour elle de transformer cette conscience pour que la vie réelle change à son tour. Mais Marx, selon lequel il ne s'agit plus d'interpréter le monde, mais de le transformer, et qui sépare avec clarté ladite conscience de ladite vie réelle, ne reconnaît pas l'hégémonie du domaine théorique, focalisant son attention sur la praxis des hommes qui travaillent, souffrent et éprouvent des besoins d'une façon déterminée. Car s'il y a une distinction tranchée à faire entre le réel et la représentation, la vie et la conscience, la pratique et la théorie, ces deux pôles sont néanmoins saisis dans leur connexion intime, par laquelle l'un détermine l'autre, dans la mesure où la vie, précisément, l'activité matérielle des hommes, doit être comprise comme étant la base par rapport à laquelle les produits de la conscience ne renvoient qu'à une superstructure conditionnée.
C'est cette dépendance de la conscience à l'égard de la vie qui est thématisée dans la première section : les productions de la conscience n'ont pas de réalité propre, elles ne sont que des échos, des sublimations, par rapport au fondement solide et tangible que constitue le processus de vie historique des hommes. L'idéologie elle-même, qui inverse les rapports réels, n'est en fait que la résultante d'une situation matérielle déterminée. C'est la façon dont la spéculation pure traduit infidèlement le socle sur lequel elle repose, et qu'elle ne reconnaît pas en sa qualité de socle, qui est aussi en question dans ce texte.
Une question plus générale peut se poser concernant cette section : dans quelle mesure se manifesterait ici l'originalité de Marx, c'est-à-dire, pour reprendre la formule de Michel Henry, une certaine « philosophie de la réalité » ? Tel est le problème directeur qui pourra orienter notre lecture.
Nous verrons que Marx formule d'abord sa thèse selon laquelle réalité et représentation sont intimement liées, la première étant la base de l'autre, puis qu'il indique la méthode d'investigation qui découle d'une telle situation, pour ensuite affirmer avec force l'absence d'autonomie de l'idéologie, laquelle tend pourtant à postuler constamment cette autonomie.
I Réalité et représentation
Marx évoque « la production des idées, des représentations et de la conscience ». Ainsi, Marx n'envisage pas l'existence des faits de conscience comme un état de fait dont la venue à la présence n'aurait pas à être thématisée ; les idées et les représentations ne sont pas des entités toujours déjà existantes, et privées d'origine. C'est précisément contre la croyance selon laquelle le spirituel possèderait une autonomie à l'égard de tout processus, régnant dès lors dans un ciel intelligible indépendant, que Marx se positionne, ce pourquoi il envisage d'emblée les représentations en tant qu'elles seraient d'abord des produits, soumis à la temporalité et aux accidents d'une production, susceptibles donc d'être plus ou moins bien construits, sans que soit possible une vérité transcendante et supramondaine. Avec cette expression de « production des idées », la direction suivie est déjà indiquée : il s'agit bien de conférer une base tangible, réelle, matérielle et mondaine, à l'être conscient.
C'est à une mise en relation originale que nous avons affaire : deux régions de l'être, deux sphères distinctes doivent être comprises dans leur rapport nécessaire, l'une étant la base, le support de l'autre. Cette base, Marx la formule ainsi : elle est « l'activité matérielle » et « le commerce matériel des hommes ». Il s'agit là de la réalité telle que l'entend Marx, réalité qu'il n'associe plus au genre, ni à l'objet sensible, mais à la vie : au besoin, à la faim, à la souffrance, au travail, à l'action en général. Ainsi, la sphère de la conscience « est d'abord directement et intimement mêlée » à cette réalité. Directement : la conscience n'est pas reliée au monde réel par l'intermédiaire de médiations conceptuelles qui rendraient possible le passage de la pensée à l'être, dans la mesure où ce n'est pas elle qui opère la connexion ; elle est déjà a priori connectée, par une nécessité de fait. Intimement : c'est en son fond le plus intime que la conscience se rattache à la réalité, non pas superficiellement, comme si son autonomie de conscience pouvait être préservée par-delà sa relation à la praxis ; la conscience est altérée en son essence par cette dépendance qui la rattache au réel.
Mais la relation qui unit conscience et réalité est clarifiée encore davantage par cette remarque : la production de la conscience « est le langage de la vie réelle ». Caractérisons le langage en tant que tel. Sa fonction est d'abord référentielle. Le mot fait référence à un objet extérieur, à un donné qui lui est antérieur. Par rapport à ce donné, le langage est une construction a posteriori. C'est seulement sur le fond de ce donné auquel il s'agit de faire référence que le langage peut se manifester. Ainsi la conscience, si elle est langage, doit traduire la base sur laquelle elle repose, laquelle base lui est antérieure et ainsi la conditionne. La conscience, si elle est langage, fait constamment référence à la vie réelle, et elle n'est à son égard qu'une construction a posteriori, ladite vie réelle étant comprise comme un donné sur le fond duquel se manifeste toute représentation. Cela étant, le langage peut aussi ne renvoyer qu'à lui-même, ne faire référence à rien d'autre que lui-même. On songera à la fonction métalinguistique du langage. Dans cette mesure, même si en tant que tel il demeure lié aux choses qu'il exprime, parce qu'il peut néanmoins s'autonomiser en tant qu'autoréférentialité close, le langage est susceptible de se croire radicalement séparé du monde. La comparaison choisie par Marx entre la conscience et le langage indique déjà l'ambivalence qui est celle de la sphère de la représentation : celle-ci est enracinée dans la matérialité du réel, mais tend constamment à s'en détacher. Si la conscience est langage, alors elle est exposée, comme le langage, à l'illusion d'après laquelle elle peut s'autonomiser à l'égard de la vie réelle qu'elle traduit, et ce bien qu'une telle autonomie enveloppe l'absurdité et l'impossibilité de fait.
La nature du lien entre conscience et réalité étant davantage comprise, il faut revenir à une caractérisation plus précise de la réalité telle que Marx l'entend, pour que soit suffisamment élucidée sa première affirmation. Reprenons ses mots : « l'activité matérielle » et « le commerce matériel des hommes ».
Ainsi, nous avons d'une part : des hommes. Non pas l'homme en général, réductible à « l'Homme », mais des individus déterminés, réels et vivants, en chair et en os. Il y a là une rupture à l'égard de Feuerbach, qui dit « l'Homme » au lieu de dire les hommes historiques réels. Le pluriel s'impose : des individus et non pas l'Individu. En effet, « l'individu, et par suite l'individu producteur lui aussi, apparaît dans un état de dépendance, membre d'un ensemble plus grand » ; « l'homme est, au sens le plus littéral, un zoon politikon, non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut se constituer comme individu que dans la société » (Grundrisse).
On a bien des individus, non pas d'abord séparés, sans action les uns sur les autres, mais au contraire ensemble et menant des actions conjuguées, formant dès lors société.
D'autre part, nous avons une « activité matérielles », un « commerce matériel », autrement dit : une activité productrice. Les individus déterminés oeuvrent et produisent matériellement. Ils sont actifs, ils travaillent : travail des hommes sur la nature et travail des hommes sur les hommes. Telle est leur différence spécifique : ils produisent leurs moyens d'existence. Il y a ici une conception originale de la réalité. A l'encontre de Feuerbach, qui ne sort pas de l'attitude contemplative, qui confond le réel avec l'objet sensible, Marx l'identifie à la praxis : c'est la dynamique de transformation de la nature en vue de la satisfaction des besoins qui est comprise comme étant la réalité.
Ainsi donc, le réel, c'est une pluralité irréductible d'individus que l'on ne saurait subsumer sous quelque universalité douteuse, et c'est la dynamique propre de cette pluralité, que l'on peut réduire à la production et à la consommation des individus. Dès lors, la conscience, si elle traduit de fait ce réel, est déjà mise en cause : comment peut-elle concevoir « l'Homme en général » alors qu'elle exprime l'existence d'une multiplicité de singularités ? Comment peut-elle concevoir un « être » intangible et abstrait, alors que la base qui la conditionne est une activité matérielle, concrète et déterminée ? La représentation, comprise comme « simple représentation », comme copie, décalque, image, signe, est, face au réel auquel elle est intimement liée, dans un rapport de fidélité ou d'infidélité. Or, à ce stade de l'analyse, la base matérielle définie par Marx étant ce qu'elle est, et les produits de la conscience étant ce qu'ils sont, nous pouvons simplement noter que c'est l'infidélité des représentations habituelles qui saute aux yeux. Il y a une irréalité foncière de la représentation, par opposition à la réalité de l'activité matérielle des hommes, dans la mesure où la représentation n'est jamais identique à ce qu'elle représente : entre le réel et la conscience, il y a non seulement une relation étroite, mais aussi un rapport de dégradation.
La deuxième affirmation précise ce présupposé selon lequel il faut, pour appréhender les faits de conscience, partir d'individus déterminés, d'hommes « réels, agissants ». La première partie de la phrase est quelque peu ambiguë : « ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations ». Cela ressemble à une tautologie vide de sens. Quels hommes sont les producteurs des représentations ? De quelle manière ? Dans quel contexte ? Telles sont les questions qui s'imposent. Ces questions, pourtant, nous les posons rarement, puisque nous avons tendance à affirmer que « l'Homme pense », qu'il est un « animal raisonnable », ou qu'il est doué d'esprit, croyant ainsi formuler quelque vérité attestable et certaine. L'indétermination du sujet de la représentation tend à faire de la conscience une instance autonome, ce que Marx entend réfuter, ce pourquoi il complète sa première remarque : « mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement de leurs forces productives et du mode de relation qui y correspond ».
Les hommes pensants sont inscrits dans un contexte matériel déterminé tandis qu'ils pensent, et ce contexte doit être précisément pris en compte s'il s'agit de comprendre les productions de la conscience.
Une donnée fondamentale, pour expliquer l'émergence de telle ou telle représentation, serait donc relative aux « forces productives ». Les « forces productives » sont les capacités de production d'une formation sociale : les sources naturelles du travail social, les instruments de production, mais aussi les travailleurs et les capitaux accumulés. Elles ne sont des forces réelles que dans le commerce et l'interdépendance des individus. Si les hommes conscients sont conscients seulement dans la mesure où ils ont une activité qui dépend directement de l'état de ces « forces productives », alors leurs représentations doivent avoir pour base déterminante un certain rapport à la nature, à l'outillage productif, et à l'organisation du travail.
En outre, intervient également un certain « mode de relation ». Est donc en jeu le fait que les hommes entrent dans des rapports déterminés, de façon nécessaire et indépendante de leur volonté, de par un certain développement des « forces productives ». Ainsi, une certaine structure des classes sociales, en tant qu'elle découle de l'industrie et du commerce, constituera le contexte sur le fond duquel se manifesteront les productions de la conscience. S'il y a un rapport matériel de domination au cœur d'un mode de relation donné, alors cette situation se répercutera nécessairement dans la manière dont les idées se formuleront. Un ouvrier exploité par un capitaliste produira des représentations déterminées par le fait même de cette exploitation.
« La conscience ne peut jamais être autre chose que l'Etre conscient et l'Etre des hommes est leur processus de vie réel ». Marx produit là un jugement analytique qui repose sur la structure du mot allemand « Bewusstsein », que l'on peut décomposer en « bewusst » et en « Sein ». Le mot lui-même l'indique, « conscience » s'identifie à « Etre conscient ». Cette évidence lexicale, qu'il peut paraître vain de rappeler, est néanmoins riche d'enseignement : Marx s'oppose à cette tendance qui ferait de la conscience une entité autosuffisante, comme si elle pouvait se passer d'un sujet conscient pour établir son existence. La conscience est rattachée à un Etre conscient, dès lors elle est immédiatement rattachée à une base réelle, concrète, à un contexte précis. Cette base, ce contexte, c'est le « processus de vie réel » des hommes. Le terme de processus indique bien que l'on a affaire à une dynamique, à un être actif impliqué dans une pratique concrète, et qui se produit lui-même. En outre, ce processus est « réel » au sens où il n'est pas une manière pour les hommes de se représenter leur activité, mais renvoie plutôt à la façon dont ils vivent effectivement cette activité. Les hommes qui souffrent, travaillent, ont des besoins, ont faim et soif, les hommes qui agissent matériellement et qui entrent en relation d'une manière déterminée, constituent l'Etre qui est conscient, ils sont ceux qui possèdent une certaine conscience, et la conscience, ce n'est que cela.
Marx, par cette caractérisation de l'Etre des sujets conscients, contourne un écueil fréquent : il ne définit pas la conscience comme étant la différence spécifique des êtres humains, et il évite ainsi la circularité par laquelle conscience et Etre conscient renvoient l'une à l'autre sans qu'une détermination positive de l'une ou de l'autre puisse advenir. Parce que l'Etre des hommes est la dynamique d'une praxis réellement vécue, et non un fait de conscience autarcique, les deux régions de la réalité et de la représentation peuvent se distinguer nettement pour engendrer un savoir non circulaire touchant d'une part la conscience, d'autre part la vie des individus, la seconde étant la base qui conditionne la première.
Par la suite, pour montrer à quel point la sphère de la conscience dépend constamment, dans ses manifestations, de l'activité matérielle des individus, Marx évoque l'idéologie. L'idéologie est présentée comme une représentation infidèle des hommes et de leurs rapports, et l'on retrouve là l'irréalité foncière de la représentation, qui n'est jamais identique à ce qu'elle représente. L'idéologie place les hommes « la tête en bas », elle inverse les rapports tels qu'ils sont réellement établis. En effet, l'idéologie détermine que la conscience est la base de la réalité, et que l'activité matérielle des individus dépend de cette réalité, comme si elle n'était qu'une émanation de la conscience. Ce qui est premier et fondamental, l'idéologie le place dans une situation de dépendance et de subordination, et ce qui est secondaire et superficiel, elle en fait l'essence absolue de « l'Homme ». Telle est l'irréalité de l'idéologie, sa fausseté, son infidélité, son geste d'inversion : elle confère un primat à ce qui n'est que dérivé, et définit le fondement comme secondarité inessentielle.
Marx resituera plus loin la genèse de cette tendance de l'idéologie à l'inversion : la division du travail manuel et du travail intellectuel a favorisé l'émergence d'une vie apparemment autonome de la conscience, détachée de toute insertion dans le réel, l'émergence d'un monde de la spiritualité pure où la pensée ne semble plus dépendre des contingences matérielles, et dès lors cette conscience a pu s'ériger en principe moteur fondamental, déterminant l'ensemble de l'existant. Or, si l'idéologie a bien une telle origine, alors il est évident qu'elle surgit à partir d'une base matérielle déterminée, et que son geste d'inversion contredit cette origine : la division du travail, en effet, relève d'une activité matérielle déterminée, elle renvoie à la sphère de la vie réellement vécue. Ainsi, le phénomène idéologique, l'inversion idéologique, découle du « processus de vie historique » des hommes, « comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique ». Que la conscience affirme son autonomie et se constitue comme réalité suprême renvoie au fait qu'elle ne saurait être autonome et qu'elle n'est que dérivée par rapport au processus historique concret qui la rend possible, dans la mesure où c'est de ce processus que découle la tendance de la conscience à occulter, précisément, tout conditionnement concret. L'idéologue ne voit pas que son inversion en est une, car il ne voit pas que sa conscience « pure » a pour origine la séparation du travail intellectuel, soit une certaine situation matérielle de domination, mais s'il ne voit pas une telle chose, c'est précisément parce qu'il est absolument inséré dans la matérialité de cette domination. L'idéologie est tout à la fois illusoire et réelle, infidèle et nécessaire : illusoire, infidèle, dans la mesure où elle inverse les rapports réels ; réelle, nécessaire, dans la mesure où elle découle d'une base tangible qu'elle traduit de fait. Pour comprendre l'idéologie, nous dit Marx, il ne s'agit pas simplement de la réfuter en utilisant d'autres outils conceptuels coupés de la réalité, mais il faut la contextualiser matériellement et considérer, à partir de cette contextualisation, le fossé qui se crée entre son contenu et la réalité dans laquelle elle s'inscrit, fossé qui traduit lui-même une certaine dépendance à l'égard de cette réalité. On ne saurait comprendre l'idéologie, c'est-à-dire son geste d'inversion, sans définir les prémisses fondamentales, les individus réels et agissants, leur activité productrice, leur environnement naturel et social, qui constituent l'arrière-fond conditionnant de toute idéologie, et que l'idéologie ne reconnaît jamais en leur primauté.
Avec cette mention de l'idéologie dans sa dépendance nécessaire à l'égard de la réalité historique et pratique des hommes, Marx énonce avec force la connexion directe et intime qui lie systématiquement les sphères de la représentation et de la vie, dans la mesure où la conscience « pure » de l'idéologue aurait pu constituer un contre-exemple fâcheux. Cette dernière s'affirme au contraire comme un cas typique de subordination de la pensée à une situation matérielle déterminée, ce qui confirme la thèse centrale : « la production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes ». Par ailleurs, que l'historicité de l'idéologie soit comparée au processus physique qui préside au « renversement des objets sur la rétine » indique bien que nous avons affaire à un strict matérialisme. Il y a ici une analogie entre le corps humain, sa physiologie, et la matérialité de l'histoire, ces individus déterminés ayant une certaine activité productrice, qui indique explicitement que nous avons affaire à des hommes concrets, en chair et en os.
L’idéologie comme processus d’inversion est un phénomène éminemment moderne, car la sphère de la conscience, dans la modernité, tend à vouloir matérialiser ses produits de façon inédite. L’économie, comme idéologie matériellement produite, renvoie éminemment à cette tendance moderne. Ainsi, le matérialisme historique lui-même est une méthode qui ne peut émerger qu’au sein de la modernité capitaliste, dans la mesure où il s’oppose d’abord et avant tout à l’idéologie au sens moderne, c’est-à-dire à la théorie qui prétend s’actualiser dans la vie pratique des individus. C’est lorsqu’on assiste à l’accumulation de choses sensibles-suprasensibles (marchandises : valeurs d’usage et valeurs), soit à l’accumulation d’abstractions réelles, soit à l’émergence de l’économie en tant que tel, comme secteur fonctionnel spécialisé, que la méthode matérialiste historique prend tout son sens.
II Une méthode originale d'investigation
La philosophie allemande, est-il dit, procède de la mauvaise manière : elle « descend du ciel sur la terre ». Par « ciel », il faut entendre la conscience, et par « terre », il faut entendre le processus de vie réel. Dans l'Avant-propos de L'idéologie allemande, Marx reproche aux jeunes-hégéliens de donner trop de poids aux idées : ils lutteraient contre la domination des « idées fausses », les critiquant ou les abolissant, et penseraient pouvoir ainsi transformer des situations réelles de souffrance ou d'injustice. Il suffirait selon eux de simplement transformer la conscience pour que la réalité suive. La conscience serait conçue par eux comme une instance éminemment motrice, ce pourquoi ils se focaliseraient sur elle seule dans leurs tentatives révolutionnaires d'émancipation. Les jeunes-hégéliens, qui, à l'instar de Hegel lui-même, réduisent l'existant à la conscience de soi, constituent cette philosophie allemande qui « descend du ciel sur la terre » : ils partent d'une pensée dépourvue de base, d'un ciel privé de sol, qu'ils supposent être le point de départ pertinent dans leur démarche critique, et c'est seulement ensuite qu'ils se préoccupent du réel, de l'activité concrète des individus, laquelle devrait s'adapter à leurs grandes découvertes. Les jeunes-hégéliens occultent ce fait : leur tendance à autonomiser la conscience et à en faire la réalité éminente sur laquelle il faudrait absolument agir, indique qu'ils sont moins des révolutionnaires que des conservateurs, dans la mesure où elle va dans le sens de la situation de domination sur laquelle repose la séparation du travail intellectuel.
Marx, qui a déjà souligné la dépendance de la représentation à l'égard du « processus de vie réel », et qui entend produire un savoir réellement agissant, inverse donc la logique des jeunes-hégéliens : « c'est de la terre au ciel que l'on monte ici ». La métaphore est riche de sens : Marx opère non seulement un changement dans la méthode, mais également un renversement des valeurs établies : c'est un certain « sens de la terre » qui prévaut ici, les hommes concrets et leur vie physique concrète. La réalité n'est plus réduite à la conscience de soi, mais elle renvoie à une sphère plus primordiale de l'être, qui est la condition et le fondement de toute conscience. En focalisant l'attention sur cette réalité avant la conscience, Marx se donne la possibilité de l'analyser pour ce qu'elle est, et ainsi d'envisager une action effective sur elle. En refusant de la mettre dans une relation de dépendance à l'égard de la sphère de la représentation, il contourne l'inefficacité consistant à seulement critiquer les « idées fausses » pour les remplacer par des représentations dites adéquates.
Marx est conscient du fait que sa spécialité même de théoricien découle de la division du travail intellectuel et du travail manuel, et qu'il pourrait participer dès lors, en quelque sorte, à une certaine situation de domination. Mais précisément parce qu'il en est conscient, et qu'il le thématise, il ne confère pas à cette spécialité une efficacité démesurée, la réinscrivant dans la matérialité qui est la sienne. C'est seulement dans cette mesure qu'un tel travail théorique, qui ne fonctionne plus en vase clos, mais qui a reconnu sa base concrète, peut être doué d'une effectivité, relative quoique certaine.
Marx précise ce qu'est le « ciel », qui ne saurait être le point de départ de la recherche, par ces mots : « ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent », et « ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et les représentations ». Autrement dit, le fait pour les hommes de prononcer des paroles, de s'imaginer des choses, de se représenter telle ou telle réalité, est distingué de la vie réelle en tant que telle, des hommes en chair et en os, de l'activité matérielle des hommes, de leur processus de vie historique. Ce que disent les hommes est une chose, ce qu'ils éprouvent et vivent concrètement en est une autre : les paroles ne sont pas toujours fidèles à ce qui est réellement, elles ne représentent jamais à l'identique ce qu'elles traduisent. De même pour leurs imaginations et représentations : l'imagination représente inadéquatement la vie réelle et s'en distingue radicalement, ainsi que la représentation en général, dont nous avons déjà évoqué l'irréalité foncière. La sphère de la conscience, qui fait référence à la vie réelle sans y accéder absolument, ne saurait être la base à partir de laquelle serait élucidée cette vie réelle.
En outre, ce sont non seulement les représentations des hommes qui sont visées, mais aussi ce que les hommes sont dans la représentation. Confondre les hommes réels avec ce qu'ils sont dans leur conscience est un écueil que Marx entend dénoncer. Parce qu'il est conditionné par une idéologie qui ne dit pas son nom, et qui favorise un rapport de domination déterminé, tel homme se fera une représentation tout à fait fausse de son existence, de son activité et de ses rapports. Si l'on entend accéder à la réalité vécue de cet homme par une telle représentation qu'il a de lui-même, on ne fera que confirmer l'idéologie dont il est victime. Ce que cet homme est dans sa propre conscience pourra renvoyer à l'espoir d'une vie meilleure après la mort, mais ce qu'il vit réellement demeurera, par exemple, une situation de souffrance et d'oppression sans espoir. Par ailleurs, on ne peut pas expliquer la détresse de cet homme par les idées fausses qu'il se fait, comme s'il suffisait de remplacer ces idées par d'autres pour faire cesser l'oppression. C'est bien plutôt la situation matérielle de domination qui explique la présence de ces idées fausses, ce que Marx veut dire lorsqu'il déclare qu'il entend monter « de la terre au ciel ». On ne part pas de la représentation « pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os », c'est le contraire qui doit se faire. La chair des hommes est évoquée à dessein, dans la mesure où Marx se réfère à des corps physiques, à leurs besoins, leurs efforts, leurs souffrances. Face à cette réalité, toute représentation apparaît dans sa dimension fantomale, évanescente, irréelle.
Il s'agit de partir des « hommes dans leur activité réelle » ; « c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on présente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus de vie ». Le programme est donc très clair. Les produits de la conscience sont compris comme des résultantes de l'activité matérielle des individus, comme des conséquences secondaires qui ne résument pas cette activité, mais qui simplement la reflètent, ils sont des « échos ». Le reflet dans un miroir ne confère pas à la chose reflétée plus de réalité, mais la restitue simplement, et il y a un rapport de dégradation entre la chose reflétée et le reflet, dans la mesure où ce dernier possède moins de réalité que celle-ci. En outre, le reflet a besoin de la chose reflétée pour se manifester, sans elle il n'est rien et ne saurait être, là où la chose reflétée continue à exister en l'absence de tout reflet. Par ailleurs, l'écho quant à lui est un élément surajouté au son d'origine, il est secondaire et non essentiel. Si donc, par rapport à la vie réelle des individus, l'idéologie n'est qu'un reflet, un écho, alors il faut la comprendre comme réalité dégradée, non nécessaire à la vie, surajoutée et non originelle. La nature de chaque objet indique la méthode à suivre : la conscience est essentiellement dérivée, et le processus de vie réel est fondamental, non dérivé, originel et premier ; il s'agit donc de saisir la première sur la base conditionnante du second, celle-ci étant expliquée, élucidée, comprise seulement dans la manière dont elle est déterminée par lui.
Que l'idéologie en tant que telle ne soit pas nommée, mais qu'elle soit réduite à la mention de « reflets » et d' « échos » idéologiques, indique à quel point elle n'a pas d'existence propre en tant que telle : elle n'est qu'en tant qu'elle dépend d'autre chose, d'un contexte, d'une matérialité donnée. Marx évoque un « développement » de ces reflets et de ces échos, mais il ne s'agit pas d'un développement autonome, autoproduit : celui-ci est mû par la manière dont se développent par ailleurs les forces productives et le mode de relation qui y correspond. L'idéologie est un certain langage, infidèle d'ailleurs, qui exprime les rapports matériels des individus, dans la mesure où elle découle de fait de ces rapports.
La théorie du reflet qui est ici suggérée ne va certes pas sans difficulté. Elle semble n'être qu'un platonisme inversé, qui postulerait elle aussi une correspondance entre l'être et la pensée, mais en renversant de façon matérialiste les rapports traditionnels de l'idéalisme. Dès lors, la limite que constitue la chose en soi depuis Kant paraît être dépassée sans précaution par Marx, dans la mesure où le contenu matériel que les formes abstraites de la spéculation tentent d'appréhender serait déterminé par lui sans difficulté en tant que base traduite par la conscience. Mais cette objection ne saurait s'appliquer à Marx, qui ne renverse pas seulement l'idéalisme, mais qui s'affranchit de toute attitude contemplative, laquelle est propre à la pensée bourgeoise, qui ne dépasse pas l'opposition des deux pôles réifiés de la pensée et de l'être. En définissant la réalité comme praxis, comme attitude non intuitive des hommes agissants, Marx entraîne la pensée dans une dynamique vivante, dans un processus historique concret, il fluidifie la relation qui unit la pensée et l'être, si bien que sa théorie du reflet ne saurait rencontrer l'obstacle de la chose en soi kantienne.
Il va maintenant de soi que la production de la conscience est directement et intimement mêlée à l'activité matérielle des hommes. Mais désormais, à cette thèse centrale correspond une méthode précise d'investigation, dans la mesure où il y a un lien de détermination qui s'est précisé : l'activité matérielle étant la base déterminante, la base « terrestre » solide, le réel proprement dit, et la conscience la superstructure conditionnée, dérivée, la première devra être exactement décrite, et appréhendée avant toute chose, afin que soit définie, dans un second temps seulement, la seconde.
III L'idéologie n'est pas autonome
Marx mentionne les « fantasmagories dans le cerveau humain ». On songera aux dérives de l'imagination, mais aussi aux élaborations métaphysiques, aux abstractions apparemment coupées du monde concret. Il semble que ces « fantasmagories » pourraient constituer un contre-exemple : elles sont tellement détachées du réel que leur indépendance à l'égard de toute matérialité paraît attestée. Il y aurait ainsi une région de la conscience qui serait préservée de tout conditionnement par la vie réelle des hommes, si bien que l'axiome initial de Marx souffrirait quelques exceptions. Néanmoins, Marx prend ce cas extrême pour justement affirmer que son axiome ne souffre aucune exception. Car même ces « fantasmagories » « sont des sublimations résultant nécessairement du processus de vie matériel < des hommes > que l'on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles ». Par le terme de sublimation, Marx entend décrire le processus par lequel l'activité matérielle des hommes se projetterait dans les sphères les plus hautes de l'intellect et de l'imagination. Ainsi, il faut savoir « constater empiriquement » le processus matériel qui détermine ces fantasmagories. Autrement dit, on peut décrire des expériences concrètes, qui font référence à la manière dont les hommes vivent et agissent matériellement, à partir desquelles s'élaborent les conceptions les plus surnaturelles, et cette description est indispensable pour que la signification de telles conceptions soit élucidée pleinement. Concernant cette dimension « empirique » du processus de vie matériel, on pourra soulever une difficulté : est empirique ce qui est donné à la faculté intuitive d'un observateur qui lui-même n'agit pas tandis qu'il observe. Or, il a été dit que la vie, la réalité, le processus de vie matériel, s'oppose à l'attitude contemplative, et qu'elle est action, praxis, de part en part. Ainsi donc, cette réalité, a priori, n'est pas empirique. Mais elle l'est néanmoins pour le théoricien qui tente de l'appréhender pour la déterminer. L'empirique chez Marx est cette façon intuitive de saisir une réalité fondamentalement non-intuitive, non-empirique, d'où une certaine tension, d'où une certaine ambivalence à l'intérieur de sa démarche.
Quoi qu'il en soit, tous les produits de la conscience, même ceux qui semblent extérieurs et indifférents aux affaires humaines, sont dépendants de la vie réelle des individus, et nul ne saurait revendiquer la moindre autonomie. Les fantasmagories résultent « nécessairement » de la vie réelle. Il ne s'agit pas là de la liberté ou de l'inspiration d'un penseur qui se définirait comme un créateur, mais au contraire, un certain contexte social étant donné, il est « nécessaire » qu'un individu produise quelque fantasmagorie déterminée. Contre Stirner, qui considère que nous sommes libres, en tant qu'individus uniques, de ne plus sacraliser les représentations qui nous domineraient et nous transcenderaient, pour nous les approprier et pour les rendre nôtres, il faut affirmer qu'une conception, quelle qu'elle soit, n'est pas un produit spontané de la conscience que nous pourrions supprimer ou modifier à loisir, mais qu'elle s'origine dans une base qui lui est hétérogène et qui la régit sans que la volonté puisse intervenir. L'idéologie repose sur une triple illusion : elle détermine que l'individu se réduit à la conscience, que cette conscience peut agir sur le réel, mais aussi que cette conscience est l'instance productrice des représentations. Ici, c'est cette dernière illusion qui est explicitement dénoncée, la signification de toute fantasmagorie étant conçue, radicalement, comme reposant sur une réalité hétérogène à la conscience.
Marx évoque ensuite certaines régions de l'idéologie qui, « de ce fait », perdent « toute apparence d'autonomie » : « la morale, la religion, la métaphysique ». Le simple fait qu'elles soient identifiées à ce que peut être spécifiquement le discours idéologique indique déjà qu'elles ne sauraient être autonomes, si l'on considère ce qui a déjà été dit : en effet, l'idéologie, malgré son geste d'inversion, découle nécessairement du processus de vie historique des hommes, elle n'est qu'un reflet, un écho de ce processus, elle le traduit, elle fait référence à lui, de façon infidèle quoique nécessairement. Ainsi, la morale, la religion et la métaphysique, renvoient à une morale, une religion et une métaphysique appartenant à des hommes réels et agissants qui ont une activité productrice et des rapports déterminés ; c'est cette matérialité propre à la pluralité humaine qui conditionne leur possibilité, et qui vient déterminer jusqu'à leur contenu. Il n'y a nulle chance pour elles de s'extirper du contexte réel par lequel elles ont vu le jour, même si elles tendent constamment, en tant que produits de la pensée « pure » et « désintéressée », à affirmer que leurs problèmes, leurs concepts et leurs questions relèvent d'une faculté indépendante, anhistorique et autosuffisante de l'esprit humain. Nul théologien, par exemple, ne reconnaîtra que sa tendance à postuler une âme qui se poserait en elle-même et par elle-même, dans l'absolu, découle d'une division préalable du travail intellectuel et du travail manuel dans l'ordre matériel et historiquement déterminé des affaires humaines, alors qu'un tel déni repose précisément sur la dépendance de la théologie à l'égard d'une telle situation matérielle.
Mais reprenons ces trois exemples d'idéologies, et voyons de quelle manière chacune d'elle peut être rattachée, malgré elle, à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes.
Pour ce qui est de la morale, on notera d'abord sa façon de s'ériger en philosophie de la conscience « pure ». Kant, par exemple, évoque une « raison pure pratique » : la faculté la plus haute de l'esprit humain se voit définie comme étant « inconditionnée empiriquement » dans la manière dont elle détermine l'impératif catégorique de la volonté. Autrement dit, nulle circonstance de la vie « sensible » ne doit intervenir dans la mesure où les hommes agissent moralement. L'autonomie de la morale se formule ici très explicitement. Néanmoins, il est possible de réinscrire la morale kantienne dans un contexte matériel précis qui viendrait la conditionner. Le fait de penser une rationalité pratique, en effet, peut être appréhendé dans sa dépendance à l'égard du capitalisme naissant, dans la mesure où cette rationalité peut venir réguler et compléter la rationalité instrumentale et technique de la société marchande. Kant, en pensant une relation entre la raison et l'action, ne développait pas une morale autonome reposant sur quelque loi fondamentale de l'esprit humain, mais il produisait plutôt une théorie découlant logiquement d'un moment historique précis : la « raison », qu'il thématise indépendamment de toute référence aux hommes réels et agissants, est néanmoins le nouveau critère pratique qui s'impose dans le cadre d'une activité matérielle déterminée. Si Kant tend à occulter cette base concrète de son discours, en isolant la vie « sensible » et « empirique » pour la réduire à une contingence non essentielle, c'est précisément dans la mesure où il est, en tant que penseur spécialisé, conditionné éminemment par elle.
La religion, de la même manière, affirme d'abord son autonomie. La foi, sur laquelle elle repose, relèverait d'une disposition universelle, inconditionnée historiquement. Cela étant, Marx l'a déjà souligné par ailleurs, toute religion, en dépit de ses prétentions universelles à la pureté et au désintéressement, est intimement liée une certaine situation matérielle de domination. Les puissants, les dominants, qui exploitent matériellement les classe laborieuses, ont besoin du discours religieux : à travers lui, les individus opprimés peuvent se consoler de leur misère présente, puisqu'il énonce la perspective d'une vie meilleure après la mort. La religion, avec ses « arrière-mondes » et son thème du « Sauveur », justifie l'ordre existant, et prévient la révolte ou la lutte, se trouvant dès lors directement mêlée au processus de vie historique des hommes concrets. Si elle affirme son autonomie, c'est pour tenter d'être d'autant plus efficiente à l'intérieur de ce processus, mais alors de ce fait, elle découle bien plutôt d'un tel processus.
La métaphysique, enfin, est certainement le discours idéologique qui revendique le plus son autonomie de « pensée pure ». Ses objets sont des concepts d'une extrême généralité, et des principes dont l'universalité et l'abstraction sont on ne plus éloignés des vies réelles et concrètes des hommes. Le métaphysicien ne saurait se considérer comme un travailleur parmi d'autres, agissant lui aussi matériellement et étant enraciné dans l'historicité des affaires humaines, car l' « Esprit » dont il use et qu'il interroge est défini par lui comme une entité en soi et pour soi, ayant ses lois et ses mécanismes propres, n'appartenant à aucun lieu et à aucun temps, mais s'affirmant dans l'éternité d'une existence a priori. Pourtant, lui comme les autres idéologues ont pour base conditionnante les rapports réels des hommes agissants. La métaphysique vise l'hypostase de la réalité dans le domaine de l'irréalité, elle détermine ce qui est au-delà de la réalité, le site où rien d'effectif ne peut se produire. Dans cette saisie d'une être spéculatif, absolu, universel, elle n'atteint jamais la singularité concrète des étants réels mais les subsument, en occultant leur spécificité, sous quelque unité idéale. Or, une telle subordination du concret à l'abstrait, qui est une véritable inversion, découle d'une situation pratique déterminée : c'est l'intellectuel tel qu'il est détaché de la base réelle que constitue le travail manuel qui ne reconnaît plus la pluralité vivante du monde ; il affirme l'autonomie de sa conscience « pure », mais c'est parce qu'il tend à vouloir légitimer son autarcie, laquelle se rattache à une domination effective, si bien que sa conscience ne saurait être ni pure ni autonome.
La morale, la religion et la métaphysique, appartiennent à l'idéologie en ce sens qu'elles sont des disciplines spécialisées et séparées de la pensée qui n'envisagent plus leur dépendance à l'égard de la praxis concrète qui les conditionne pourtant. Dans le cas de la morale et de la religion, on a même un discours qui prétend agir unilatéralement sur cette praxis, comme si la conscience était l'instance déterminante par excellence, alors que celle-ci découle bien plutôt d'une activité matérielle donnée, et dès lors, une telle prétention à l'efficacité pratique ne saurait être autre chose qu'une nouvelle « fantasmagorie », une nouvelle « sublimation ». Tant que le discours théorique n'affirme pas sa relativité, son inscription dans un processus de vie historique donné, il se condamne à l'ineffectivité et se réduit à la « fausse conscience ». C'est ce que sont la morale, la religion et la métaphysique : ineffectives et fausses.
Outre ces trois genres d'idéologie, Marx évoque « tout le reste de l'idéologie ». On pensera à toutes les pratiques intellectuelles qui affirment faussement leur autonomie : l'économie politique bourgeoise, la philosophie allemande, etc. C'est toute la sphère théorique qui est visée lorsque Marx évoque l'idéologie, et il est même possible d'envisager les sciences positives comme étant, en un certain sens, idéologiques. En effet, les sciences particulières, avec leurs prétentions à l'objectivité et à l'universalité, paraissent constituer le domaine théorique autonome par excellence. La mathématique serait le langage formel pur qui reposerait uniquement sur des lois internes à l'esprit humain. Mais les sciences positives sont néanmoins rattachées au développement des techniques, et aux rapports matériels qui lui correspondent, et dans la mesure où elles ne reconnaissent pas cette dépendance, elles tendent à être « idéologiques », au sens marxien.
L'absence d'autonomie de l'idéologie, c'est-à-dire de la morale, de la religion, de la métaphysique, mais aussi de l'économie politique bourgeoise, de la philosophie allemandes, voire des sciences particulières, fait que celles-ci « n'ont pas d'histoire », « n'ont pas de développement » ; « ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée, et les produits de leur pensée ». On ne saurait parler d'une « histoire de la morale », comme si les théories morales s'inscrivaient dans un processus à part entière, dans lequel les problèmes moraux s'enchaîneraient nécessairement les uns aux autres via une causalité interne à la philosophie morale proprement dite.
La morale, ainsi que la religion et la métaphysique, n'ont pas d'être qui leur serait propre, on ne saurait les détacher de leur contexte pour les appréhender isolément. Seule une tendance analytique à la séparation d'éléments par ailleurs compris ensemble pourrait justifier l'hypothèse d'une morale, d'une religion, ou d'une métaphysique isolées, mais alors les éléments ainsi détachés du reste seraient dépourvus de vie et de mouvement. La conscience, par elle-même, ne saurait être un principe moteur, et si l'on se focalise sur les produits de la conscience et leur succession dans le temps, il s'avère qu'ils ne peuvent se développer de par leur propre impulsion. Le développement fondamental, celui dont les hommes en chair et en os sont réellement les moteurs, c'est le développement de la production matérielle et des rapports qui lui correspondent. Le processus par lequel se déploient des forces productives données, ainsi qu'un certain mode de relation, est le seul processus réel, concernant les hommes réels et leurs actions, il est la vie réelle entendue dans son autonomie de vie, et c'est seulement à partir de cet automouvement qu'une pensée peut par ailleurs se manifester. La pensée est un phénomène secondaire et dérivé, intrinsèquement dépendant d'une matérialité déterminée, c'est son irréalité et sa fréquente infidélité qui doivent être soulignées. En tant que telle, la conscience n'est pas une région de l'être possédant ses propres bases, ses propres fondements, elle a besoin d'une réalité plus authentique, plus pleine, plus concrète, pour trouver un ancrage.
Il y a là un véritable programme de travail qui est en jeu : il s'agirait, pour le théoricien qui aurait envisagé les écueils de l'idéologie, de produire l' « histoire » proprement dite, c'est-à-dire l'histoire de la production et de la consommation des hommes concrets, et, sur la base de ce savoir réel et positif, non idéologique, d'identifier la causalité systématique qui relierait cette histoire aux multiples productions théoriques qui lui sont intimement liées. Dès lors, une histoire matérielle des idées, de la morale, de la religion, ou de la métaphysique, pourrait se constituer, et ainsi une science réelle les concernant serait possible.
Il ne faut pas produire un discours de spécialiste touchant les spécialités du domaine théorique, sans quoi nous échappe leur fond intime : il ne faut pas être moraliste pour comprendre la signification de la morale, ni religieux pour saisir l'être de la religion. Seul celui qui vit parmi les hommes concrets et actifs, et qui sait restituer ces rapports, non pas en théoricien spécialisé mais en théoricien qui se sait ancré dans la praxis, peut être apte à appréhender dans leur mouvement et dans leur vie ces reflets et échos idéologiques.
On pourra noter que derrière cette subordination méthodologique du domaine théorique au domaine pratique, il y a très certainement la valorisation implicite d'une catégorie déterminée d'individus. C'est l'homme qui accomplit le travail matériel, le travailleur au sens strict, celui qui agit à défaut de contempler, qui aurait une activité vraiment efficiente, une activité vraiment réelle ; c'est lui qui transformerait le monde et les rapports intramondains de façon visible et attestable. L'intellectuel, quant à lui, celui qui demeure dans une attitude intuitive, contemplative, perdurerait dans la compagnie d'êtres fantomatiques, et la signification profonde de son activité reposerait sur une activité matérielle à laquelle il ne participe pas directement. Dans la mesure où, selon Marx, l’activité productive est l’essence de l’humain, les rapports traditionnels entre la pensée et l'action étant inversés par lui, on peut dire que le labeur matériel est plus « humain » que la conscience « pure » et désincarnée des idéologues, des spécialistes du pouvoir séparé de la pensée. Dans cette perspective, il est évident que c'est le mouvement propre de ces travailleurs exploités, leurs luttes concrètes, qui sont susceptibles de changer effectivement le cours de l'histoire, bien plus que l'activité stérile des théoriciens « purs », quand bien même ces derniers se diraient révolutionnaires. Néanmoins, l'homme « socialisé », l'humanité « accomplie », ce n'est plus le travailleur isolé, mais un être complet, qui connaît la théorie tout comme il sait produire par ses propres mains ses moyens d'existence. Dès lors, sa pensée est une pensée incarnée, propre à reconnaître ses fondements concrets, de même que son activité est une activité correctement dirigée par une conscience dont les produits ne sont plus séparés de lui. Lorsqu'il dénonce l'idéologie, Marx ne défend pas l'abolition pure et simple de l'effort théorique, mais plus certainement la complémentarité, en chaque individu, du théorique et du pratique, ces deux sphères étant indissociablement liées.
Marx ici n’anticipe pas certains développements du capitalisme. Aujourd’hui, le « sujet révolutionnaire » ne peut plus être l’ouvrier au sens restreint. Les luttes sociales ouvrières, au XXème siècle, ont débouché trop souvent sur une redistribution des catégories capitalistes, mais non sur leur abolition stricte. En outre, on ne peut plus dire que c’est le seul labeur qui « humanise » l’humain, sans quoi on exclut hors humanité, mais aussi hors lutte, l'ensemble des chômeurs et chômeuses, exclu-e-s, qui constituent aujourd’hui structurellement la société. Le travail à vrai dire s’affirme toujours plus comme spécificité moderne : comme moyenne quantitative, comme durée indifférenciée, il est bien cette valeur que le capitaliste accumule, cet argent qu’il vise, indépendamment de toute considération qualitative ou concrète, fait qui n’existait pas dans les sociétés précapitalistes. Ce jeune Marx a encore une tendance à ontologiser le travail, et à poser une essence générique humaine problématique. Cette tendance entre en contradiction avec le programme de dénaturalisation des catégories de l'économie bourgeoise, tel qu'il est formulé par exemple dans le Capital (chapitre 1).
IV Une formule synthétique
Voici la phrase qui synthétise le propos de la première section : « ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». Si l'on reprend l'ensemble de cet extrait, on peut aboutir à une caractérisation précise de ce que Marx entend par « conscience » et par « vie ».
La conscience est relative à une « production », et elle est associée aux « idées » et aux « représentations », c'est-à-dire à ce que les hommes « disent, s'imaginent, se représentent », mais aussi à « ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation ». En outre, la conscience est celle d'hommes « réels et agissants » ; ainsi, l'idéologie, même si elle inverse les rapports, « découle » pourtant « nécessairement » de leur « processus de vie historique ». La conscience tend à affirmer son autonomie, mais c'est dans la mesure où son activité repose sur une situation matérielle déterminée, si bien qu'elle ne saurait de fait être autonome. Les produits de la conscience qui paraissent les plus éloignés de la vie réelle, comme la morale, la religion ou la métaphysique, dérivent néanmoins directement de cette vie réelle, et c'est en ce sens qu'ils sont éminemment idéologiques.
La vie, quant à elle, renvoie à « l'activité matérielle » et au « commerce matériel des hommes », aux « hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relation qui y correspond ». Elle doit être entendue comme le « processus de vie historique » des hommes, qui peut être rattaché analogiquement à un « processus de vie directement physique ». Là où le « ciel » symbolise la conscience, c'est la « terre » qui symbolise la vie : la vie est la réalité tangible par rapport à laquelle les produits de la conscience ne sont que des « reflets » et des « échos », et constituent une réalité fantomale, dégradée, souvent infidèle et fausse. Seule la vie se développe, possède une histoire, et la conscience doit être saisie dans sa dépendance à l'égard de ce développement et de cette histoire.
A partir de cette caractérisation, la formule synthétique de Marx se comprend d'elle-même : non, la conscience ne détermine pas la vie, doit-on affirmer à l'encontre de l'idéologie en général, et de la philosophie des jeunes-hégéliens en particuliers, lesquels définissent à tort la conscience comme étant le principe moteur par excellence, précisément parce qu'ils sont mus malgré eux par une logique propre à la séparation du travail intellectuel. Parce qu'il faut transformer le monde et non pas seulement l'interpréter, parce qu'il faut réaliser la philosophie, il faut s'opposer à la thèse selon laquelle c'est une modification des représentations qui rendrait possible une cessation des situations concrètes d'oppression et de souffrance ; cette thèse confirme non seulement la situation privilégiée du travailleur intellectuel, mais se condamne en outre à la stérilité. Cette thèse n'est d'ailleurs pas seulement une thèse, mais se rattache à un mode de vie déterminé, celui du théoricien exclusivement contemplatif qui demeure détaché du monde concret, qui est incapable de s'inscrire dans la matérialité des affaires humaines, celui du spécialiste de la pensée séparée. C'est un certain type de société qui favorise une telle thèse, un tel positionnement, une société où les hommes ne savent plus déployer une activité plurielle, les uns se focalisant sur une conscience dès lors réifiée, les autres étant réduits à une activité exclusivement manuelle et possédant ainsi une conscience dont les produits leur paraissent extérieurs à eux-mêmes.
« C'est la vie qui détermine la conscience ». Tout théoricien conséquent, tout homme produisant des représentations et qui entend inscrire ces représentations dans leur réalité propre, qui entend restituer leur signification profonde, se doit de reconnaître que c'est la dynamique des vécus concrets humains, un certain développement des besoins et de la production, qui conditionne nécessairement, directement, intimement et systématiquement sa conscience. Autrement dit, sa façon de raisonner, de réfléchir, d'élaborer des idées ou conceptions originales, ne repose pas sur sa seule créativité, sur sa liberté de penseur, ou sur son inspiration, mais dépend de la façon dont toute la société s'organise matériellement, dans la mesure où il est lui-même un élément actif de cette société. Ce qui est premier, essentiel, c'est l'activité matérielle des hommes, la façon dont ils produisent leurs moyens d'existence, cela renvoie à leur différence spécifique, à ce qui les distingue intrinsèquement des autres êtres. La conscience quant à elle ne fait que traduire cet état de fait, elle vient après coup, elle dérive secondairement de cet état de fait.
Dans un autre passage de L'idéologie allemande, Marx précise que la conscience surgit avec le langage. Or, l'apparition du langage lui-même repose bien sur un contexte matériel précis : les hommes se mettent à communiquer entre eux parce qu'ils doivent s'organiser collectivement en vue de la survie, dans la mesure où de nouveaux besoins se sont manifestés. Ainsi, de par son origine, la conscience, qui est langage, est intrinsèquement déterminée par la vie réelle des hommes. Elle a dû exister, à un moment donné, parce qu'il était nécessaire qu'elle existe, certaines conditions économiques étant données. Tandis que nous parlons, pensons en mots, c'est la conscience qui apparaît, mais de la sorte nous faisons référence à une situation de dépendance matérielle à l'égard des autres hommes qui la détermine à la base.
La mauvaise façon de concevoir les choses consiste à identifier « l'individu vivant » à « la conscience ». C'est ce que font Strauss, Bauer, Ruge et Feuerbach tandis qu'ils critiquent par exemple les dogmes chrétiens et la religion dans son ensemble, en rejetant l'interprétation conservatrice et religieuse de la philosophie hégélienne. En effet, de la sorte, ils considèrent que l'essentiel chez l'individu se situe dans la sphère de sa pensée, et que la critique de croyances et d'interprétations erronées suffit à le transformer radicalement. Ils entendent pourtant par là s'affronter à un pilier du régime absolutiste, mais, parce que leur critique ne concerne que les représentations que les hommes se font de leur Dieu ou de leur foi, et non leur vie concrète, ils se condamnent à l'inefficience politique. Le régime absolutiste, qui renvoie lui aussi à une superstructure, repose moins sur des concepts religieux que sur l'état objectif des rapports entre les hommes.
Avec Marx, il faut dénoncer les illusions de la philosophie allemande, qui croit dépasser l'objet, mais en réalité le laisse intact. Ainsi la philosophie hégélienne elle-même doit être définie comme un mouvement circulaire pur, incessant, en soi-même. Chez Hegel, précise Marx dans les Manuscrits de 1844, « l'homme réel et la nature réelle deviennent de simples prédicats, des symboles de cet homme irréel et de cette nature irréelle » que constitue « le sujet qui se connaît lui-même comme la conscience de soi absolue ». Telle est la conséquence d'une réduction de l'individu vivant à la conscience : un effacement de cette vie au profit d'un savoir tautologique et autoréférentiel. C'est une façon d'écrire l'histoire qui est ici mise en cause, dans laquelle « il ne s'agit pas d'intérêts réels, pas même d'intérêts politiques, mais d'idées pures ». « L'histoire de l'humanité se métamorphose en histoire de l'Esprit abstrait de l'humanité, d'un Esprit par conséquent transcendant à l'homme réel » (Manuscrits de 1844). L'individu vivant se voit détaché de lui-même, son essence étant séparée de son être réel. Concernant Hegel, Marx déclare en outre, dans La Sainte Famille : « Il fait de l'homme l'homme de la conscience de soi, au lieu de faire de la conscience de soi la conscience de soi de l'homme, de l'homme réel et par conséquent vivant dans un monde objectif réel, et conditionné par lui. Il met le monde la tête en bas et peut par conséquent abolir aussi dans sa tête toutes les limites. (…) Toute la Phénoménologie entend démontrer que la conscience de soi est la seule réalité, et toute la réalité ». Il semble bien que la mauvaise façon de faire de la philosophie telle qu'elle est dénoncée par Marx dans L'idéologie allemande vise éminemment le projet hégélien, dont les jeunes-hégéliens sont les héritiers. L''idéologie elle-même, et son geste d'inversion, se reflète on ne peut mieux dans la philosophie hégélienne, et il est fort probable que le terme d' « idéologie allemande » renvoie à la façon dont la philosophie allemande est encore influencée par Hegel.
Ainsi donc, par opposition à Hegel et aux jeunes-hégéliens, il doit y avoir une bonne façon de procéder dans l'ordre théorique, laquelle « correspond à la vie réelle » : il s'agirait de partir « des individus réels et vivants eux-mêmes » et de considérer « la conscience comme leur conscience ». Cette idée que la conscience est d'abord celle d'hommes réels, soit « leur conscience », renvoie à une remarque déjà formulée : « la conscience ne peut jamais être autre chose que l'Etre conscient ». Autrement dit, la conscience n'est pas une réalité à part entière, que l'on pourrait appréhender en l'absence d'un être contextualisé et concret la possédant. C'est l'appartenance de la conscience à un individu qui n'est pas seulement conscient, mais qui déploie au contraire sa conscience à partir d'une activité qui lui est hétérogène, qui qualifie la conscience dans sa dépendance à l'égard d'une sphère de la « vie » qui lui est antérieure. La conscience ne saurait être une région du réel indépendante, possédant son mouvement propre, ses lois internes et ses principes intrinsèques, elle découle plutôt directement de la vie sur le fond de laquelle elle a pu se manifester, sans quoi elle ne serait pas la conscience des hommes, mais la conscience « en général », une entité abstraite, désincarnée, qui n'aurait aucun support tangible pour exister.
C'est une certaine tendance à la spéculation pure qu'il faut éviter, et que Marx indique dans La Sainte Famille, à travers une longue tirade sur le Fruit : « ma raison spéculative voit dans la pomme la même chose que dans la poire et dans la poire la même chose que dans l'amande, c'est-à-dire le « Fruit ». Les fruits réels particuliers n'ont plus que la valeur des fruits apparents, dont l'essence vraie est « la substance, « le Fruit » ». De la même manière, la philosophie allemande saisit une universalité abstraite, une substance, la conscience « pure », en comparaison de laquelle les individus réels singuliers n'ont plus de réalité propre, mais ne sont que des apparences, et c'est à partir de cette inversion des rapports entre concret et abstrait que se dégage une mauvaise façon de procéder en matière de philosophie.
Conclusion :
Les traits remarquables de la première section ayant été précisément examinés, nous pouvons fournir une réponse à la question pus générale posée en introduction : dans quelle mesure s'exprime là l'originalité marxienne, à savoir une certaine « philosophie de la réalité » ?
Il va de soi que cette réalité, ici définie de façon inédite, Marx entend la préserver, la situant avant tout ce qui peut en être dit ou pensé. Mais la difficulté est la suivante : comment théoriser une telle vie, une telle pratique, une telle base fondamentale, quand on a précisément affirmé qu'elle est antérieure à toute théorie, et qu'elle ne saurait se réduire à telle ou telle représentation que l'on peut en avoir ? Car d'un certain point de vue, c'est à une nouvelle représentation du réel que l'on affaire ici, plus qu'au réel lui-même, qu'aucun discours ne saurait atteindre absolument.
C'est le statut de théoricien spécialisé que Marx sape d'emblée, et il paraît difficile de revaloriser ce statut sur les bases de ce qu'il énonce. La formule même de « philosophie de la réalité » impliquerait une contradiction, dans la mesure où la philosophie et la réalité pourraient être interprétées comme étant antithétiques. Néanmoins, c'est justement à travers cette tension que se manifestent le plus clairement les apports marxiens : une théorie qui reconnaît sa dépendance à l'égard d'une praxis qui la conditionne sera celle d'un individu capable par ailleurs de s'engager pratiquement dans le déroulement des affaires humaines, de pluraliser son activité, et de nourrir sa pensée d'un rapport riche et actif au monde. C'est à un certain mode de vie que Marx nous invite, où l'effort théorique se joint à un enracinement dans le cours matériel des choses, l'un et l'autre devant se combiner harmonieusement. Dire que Marx produit une « philosophie de la réalité », c'est déjà modifier la conception courante du terme de « philosophie » : celle-ci ne serait plus une contemplation pure et désintéressée, mais une implication concrète et dynamique dans la réalité où le corps et ses besoins ne sont pas absents.