Le désir, en tant qu'il est pulsion vitale essentielle à la vie, n'est-il pas de ce fait une condition nécessaire du bonheur, d'un bonheur positif et en mouvement ?
1) Le désir comme pulsion de vie
a) Il y a deux facettes du désir
Voir dans le désir un manque, c’est ne voir qu’une partie des choses (cf Platon, Schopenhauer). Pour désirer, il faut certes « manquer », mais il faut aussi… désirer activement l’objet qui fait défaut, et ici le désir sera quelque chose de pleinement positif. Le désir comme manque détermine le désir comme une attraction, comme une tendance essentiellement négative : c'est dans la mesure où un individu tend la main vers ce qu'il ne possède pas, qu'il sera dit désirer, et on mettra l'accent ici sur le fait de ne pas posséder l'objet. Mais être attiré, tendre la main, ce ne sont certainement pas des choses exclusivement négatives : le fait de tendre la main, par exemple, engage la puissance de mon corps en tant que telle, ma capacité à agir, à mouvoir ma main, et cette puissance actuelle ainsi que cette capacité me renforcent, augmentent positivement mon aptitude à mouvoir mon propre corps. En remarquant ce fait, on regarde l'autre face de la pièce : le désir, s'il est d'un certain côté une attraction, sera d'un autre côté pulsion, mise en action, puissance actuelle du corps. Dans un premier moment, on serait tenté de se concentrer sur ce vers quoi tend le désir, sur sa finalité, et alors on le verrait comme un manque, comme quelque chose de négatif ; dans le second moment, plus riche, plus complexe, on se focalise sur ce qui est moteur dans le désir, sur ce qui pousse l'être désirant à désirer, et alors on le voit comme quelque chose de positif.
b) Le désir est l'essence de toute chose
Conformément à l'autre face, à la seconde face du désir, Spinoza affirme qu'il est l’expression de notre puissance. Avec Spinoza, le désir n’est rien d’autre que l’essence, la nature de toute chose (si on fait l'analyse du concept d'une chose, ou d'un être, la première propriété essentielle que l'on trouvera sera le désir). Le désir est ce sans quoi une chose ne peut pas être. Sans le désir, rien ne pourrait continuer à exister : toute vie cesserait d'être, tout être cesserait d'exister. Spinoza affirme, dans la proposition 6 du Livre III de l'Ethique : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » Ce qui est donc essentiel à une chose, à savoir le désir, est ici nommé : l'effort pour persévérer dans son être. Pour comprendre cette notion, il faut bien connaître la vision spinozienne de la vie : la vie d'un individu, selon Spinoza, ne possède rien en elle, à l'intérieur d'elle, qui serait susceptible de la détruire, de la faire mourir. C'est seulement dans la mesure où une vie est affectée par un objet extérieur à elle et contraire à sa puissance qu'elle peut être détruite. Tant qu'un objet extérieur néfaste ne l'affecte pas, cette vie individuelle continuera indéfiniment à exister, en vertu précisément de l'effort continuel qu'elle fait pour persévérer dans l'être, en vertu de son désir toujours actif. Autrement dit, si nous avons parfois l'impression de vivre passivement, d'être traversés passivement par la vie, nous ne pouvons pas considérer que cette passivité réside à l'intérieur de nous-mêmes, que cette passivité nous appartient : en fait, à chaque instant de notre vie, selon Spinoza, nous demeurons actifs, nous posons notre désir d'exister, qui est notre essence, qui est ce sans quoi nous serions morts, mais qui est aussi notre puissance, qui est ce par quoi nous pouvons continuer à vivre (cf : les battements du coeur, un "effort" musculaire en soi continuel, même s'il est non "intentionnel" ou non "conscient"). Nous sommes continuellement impliqués activement dans l'existence, car nous ne pourrions exister si nous n'affirmions pas en quelque manière notre désir de vivre. (exemple extrême : même un individu suicidaire continue à poser son désir de vivre, tout simplement parce qu'il est encore en vie : en un sens, son envie suicidaire est contredite par son désir de vie manifesté par le fait de sa vie)
c) Un exemple plus précis : l'âme romantique pourrait être doublement puissante, par-delà son apparente impuissance
Prenons l'exemple d'une âme romantique ou mélancolique ; elle serait, a priori, doublement impuissante : avant qu'elle n'accède à son amour idéalisé, que son imagination a sacralisé, elle souffre les pires tourments, éprouve avant tout son impuissance face à l'indifférence de l'être aimé. En outre, si d'aventure cette âme romantique satisfait finalement son désir, si elle parvient à vivre une relation amoureuse avec l'être désiré, elle sera finalement déçue de constater que cet être présent est infiniment éloigné de son fantasme passé : elle sera bien vite lassée, et ennuyée. Cette double impuissance peut être considérée selon un autre point de vue avec Spinoza.
On peut dire, avec Spinoza, que, d'une part, si l'amant(e) insatisfait(e) souffre de l'insatisfaction, il ou elle pose malgré tout sa propre puissance d'exister, son propre effort pour persévérer dans son être tandis qu'il ou elle désire. Et cette puissance, cet effort, sont quelque chose de positif et d'actif : la créativité poétique ou lyrique de cette âme romantique, sa capacité à sublimer activement sa frustration, pourront témoigner du fait qu'elle n'est pas simplement dans le manque, mais qu'elle continue à "jouir" de la pleine possession de ses moyens, mais dans un autre domaine. Un poème que l'on écrit pour un être qui nous échappe, c'est aussi une façon d'être puissant(e) dans le désir, c'est une façon de témoigner du fait que le désir est un moteur, un principe de création, d'élévation. Grâce à sa frustration, grâce à son désir insatisfait, l'âme romantique s'élève au-dessus d'elle-même, au-dessus de sa propre puissance, pour façonner une œuvre dont elle n'aurait jamais accouché en l'absence des rigueurs de l'être aimé (cf Platon : Eros, dieu imparfait, mais dieu principe de création et d'harmonie, dieu puissant).
D'autre part, après la satisfaction de son désir, l'âme romantique paraîtra lassée, ennuyée, déçue. Son corps, maintenant délaissé, semble avoir perdu toute sa force, tout son enthousiasme, toute sa puissance. Mais avec Spinoza, on pourra dire : du fait même que cet être demeure en vie, du fait même qu'il continue à persévérer dans son être, il demeure actif, puissant ; parce qu'il vit, il y a encore du désir en lui, de la pulsion vitale. Avec Spinoza, le désir n'est pas aboli par quelque satisfaction finale, définitive, mais nous sommes de part en part traversés par le désir, tant que nous vivons. De ce fait, nous ne sommes pas plongés dans une spirale sans fin de l'insatisfaction souffrante et de la satisfaction déçue et ennuyée (contrairement à ce que pourrait penser Schopenhauer, un romantique devenu nihiliste), mais nous sommes pris dans une seule intensité désirante qui est l'intensité même de la vie : ici, il ne s'agit pas de désirer ce qui manque, mais de désirer ce que l'on possède, à savoir la vie. L'âme romantique, lorsqu'elle comprend cela, comprend que même dans sa déception il y a du désir et de la puissance, et donc de l'amour, et elle pourra éventuellement comprendre qu'elle est en fait capable d'aimer durablement l'être désiré dans sa réalité et sa finitude, en tant que cet être n'est pas réductible à un fantasme ou à un idéal abstrait : elle sera réconciliée avec la vie réelle et avec le désir de posséder ce qu'elle possède.
d) Un autre exemple : le désir sexuel
Autre exemple : l'orgasme paraît abolir toute vitalité, tout désir, toute puissance. Si l'individu "satisfait" dans son désir comprend que même dans son sentiment de torpeur, de relâchement, il y a encore de la puissance, du désir, puisqu'il y a encore de la vie, il percevra sous un autre angle la satisfaction de son désir sexuel : elle n'est plus nécessairement attachée à une extinction de soi, mais elle peut s'insérer à l'intérieur d'une intensité désirante qui a simplement changé de nature : au désir parfois brutal du sexe se substituera un désir plus doux, plus tendre pour la personne aimée.
2. Le désir, intrinsèquement, n’est pas souffrance, mais joie, bonheur
a) La conception spinozienne du bonheur, et sa relation avec le désir
Avec Spinoza , les affects de joie non passifs sont les moteurs et les résultats d’une augmentation de notre puissance, tandis que les passions tristes (tristesse, haine, douleur, crainte) sont les moteurs et résultats d’une diminution de notre puissance. Spinoza ne conçoit pas le bonheur, ou la joie, à la manière de Schopenhauer : il ne considère pas le bonheur comme devant être quelque chose de négatif, c'est-à-dire comme devant être une simple absence de souffrance , un repos, une tranquillité. Spinoza n'a pas le pessimisme de Schopenhauer, lequel considère que, dans une vie essentiellement souffrante, nous ne pouvons viser au mieux que l'absence de souffrance, soit un bonheur négatif. Spinoza considère, à l'inverse de Schopenhauer, qu'il est possible d'obtenir un bonheur qui est joie positive, augmentation de notre puissance, accroissement de soi, épanouissement intense. C'est dans ce contexte qu'il fait du désir, en tant que pulsion de vie, en tant que puissance en acte, une condition du bonheur, de la joie. Le désir, qui est le moyen par excellence de nous développer, est vécu comme une joie et un plaisir.
b) Spinoza et Rousseau
Spinoza est proche de Rousseau en ce qu'il conçoit un bonheur dynamique, en mouvement. Mais il est plus cohérent que Rousseau, dans la mesure où, pour penser la connexion intime qui existe entre ce bonheur dynamique et le désir lui-même, il fait du désir une intensité continue, une pulsion continue qui n'inclut plus nécessairement le manque, la souffrance et l'ennui (Rousseau finissait par dire des choses aberrantes, puisqu'il considérait que désir et bonheur ne s'opposaient pas, alors que le désir était encore défini par lui comme un manque ; cela revenait à dire que le bonheur est identique à l'insatisfaction, à l'illusion, à la peine, à l'impuissance, choses absurdes et intenables ; on retrouve ici l'ethos profondément masochiste d'un pré-romantique incapable de sublimer ses clivages ; cf. Julie ou La Nouvelle Héloïse, 6ème partie ).
c) Les désirs néfastes, tristes : des désirs non conformes à l'essence du désir
Avec Spinoza, si le désir, en tant que désir de continuer à vivre, est intrinsèquement joie et bonheur, dans la mesure où le sentiment de se sentir exister est lui-même joie et bonheur, il existe néanmoins certains désirs qui diminuent notre puissance d'agir, qui nous amoindrissent, qui entretiennent notre tristesse et notre malheur. Ces désirs ne sont pas conformes à l'essence du désir, qui est puissance, et il faut savoir les transfigurer, les transformer en désirs de vie, les rendre conformes à la nature qui devrait être celle de tout désir.
L'exemple de la colère : connaître le désir colérique adéquatement, c'est le supprimer en tant que colère, c'est le rendre conforme à l'essence de tout désir, laquelle renvoie à la joie
La colère est un désir qui nous excite à faire du mal par haine à celui que nous haïssons. La haine étant une tristesse, un amoindrissement de notre puissance, la colère sera donc un désir qui nous diminue, qui nous rend moins puissants et moins vivants. Mais Spinoza nous dit pourtant que le désir est essentiellement puissance, joie, accroissement de la vie. Il doit donc y avoir, même dans la colère, un élément de joie et de puissance que le coléreux doit savoir reconnaître pour cesser de se faire du mal à lui-même, ainsi qu'à l'autre. Spinoza dit qu'il y a joie et puissance à chaque fois que nous avons une idée adéquate, conforme à la nature de la chose, et qu'il y a tristesse et haine, impuissance, à chaque fois que nous avons une idée inadéquate, non conforme à la nature de la chose. C'est parce que nous ne connaissons pas adéquatement notre colère que cette colère est un désir qui nous fait souffrir et qui fait souffrir l'autre. Mais si nous tentons de comprendre adéquatement ce qui cause, ce qui détermine la colère que nous éprouvons, alors nous redevenons actifs et joyeux, nous cessons d'être en colère. Nous comprendrons par exemple que nous sommes facilement en colère à cause d'un traumatisme vécu pendant l'enfance qui nous fait supporter difficilement tel ou tel type d'hommes, etc. Le fait de connaître l'essence adéquate de notre désir négatif le transforme en désir positif, en joie, en bonheur. Nous pouvons alors comprendre que cet individu, contre qui nous sommes en colère, n'est en fait pas en cause dans notre mouvement de colère, mais que ce que nous désirons vraiment, tandis que nous désirons lui faire du mal, c'est en fait le fait de faire de lui un être compatible avec notre nature, un être non contraire à notre nature, un être avec qui nous pouvons nous accorder. Nous changeons ainsi un geste de haine en un geste d'amour, et nous reconnaissons les éléments de joie, de puissance et de bonheur qui étaient inscrits dans notre colère, dans notre désir (contradictoire) de faire du mal. Avec Spinoza, on pourra dire : connais la vérité de ton désir, et alors, même dans le cas où il paraissait être un désir négatif, un désir souffrant, un désir qui t'insatisfait implicitement, il t'apparaîtra que, comme tout désir, il peut devenir joie, puissance et bonheur.
Exemple plus précis : le désir de vengeance, compris adéquatement, engendre le pardon (celui qui désire se venger d'un être qui lui a fait du mal peut finalement comprendre, plus lucidement, que dans ce désir il y a un désir d'équilibrer les choses ; or, seul le pardon garantit l'équilibre).
d) Transformer les passions tristes en passions joyeuses ; l'exemple des désir excessifs
L’éthique spinozienne, qui est une éthique de la vie, repose sur cette distinction et sur l’idée qu’il faut rechercher les affects joyeux et fuir les passions tristes, ou plutôt transformer ces dernières en affects joyeux (lesquels cessent d'être des passions lorsqu'on les saisit adéquatement). Il faut comprendre que tous les désirs, même ceux qui paraissent négatifs, possèdent en fait un élément de joie, de puissance, qui n'attend que d'être révélé. Même les désirs potentiellement excessifs, tels que la gourmandise, l'ivrognerie ou la lubricité, si on les comprend dans leur dimension joyeuse et active, peuvent très vite se transformer en désirs modérés et plus conformes à notre nature.
Il faut toujours voir le bon côté des choses pour être déterminé par la joie : « en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours prêter attention […] à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de joie. » (Ethique, V, 10, scolie).
e) Connaître l'essence adéquate de nos désirs : Une pensée de la vie, et non de la mort
Spinoza s’oppose à tous les philosophes classiques pour qui philosopher, c’est apprendre à mourir (Platon, Montaigne), et qui recommandaient de méditer la mort (Stoïciens) : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » (Ethique, IV, 67) Le désir comme étant tendu vers une satisfaction finale et définitive est un désir de mort, un désir de ne plus désirer, de ne plus vivre. En outre, ce désir souffrant nous entraîne vers une logique circulaire et infinie du manque, car nulle satisfaction n'est vraiment finale, nulle satisfaction n'est vraiment satisfaisante dans ce contexte. Ce désir est un désir dont on n'a pas encore une connaissance adéquate, et c'est pourquoi il nous rend tristes : nous ne reconnaissons pas, dans ce désir, l'essence même de tout désir, qui devrait être liée à la joie, à la puissance et au bonheur. Par exemple, satisfaire un désir vengeur ou colérique, ou satisfaire des désirs immodérés tels la gourmandise, l'ivrognerie ou la lubricité, c'est faire l'expérience de la mort dans la vie : après avoir battu l'individu contre qui nous sommes en colère, après avoir mangé jusqu'à satiété, bu jusqu'à l'ivresse, ou éprouvé l'orgasme destructeur de tout désir, nous pouvons nous sentir comme morts, éteints, anéantis. Et nous chercherons avidement un nouveau désir pour esquiver ce sentiment d'abattement, lequel nouveau désir nous entraînera vers une nouvelle petite mort, une nouvelle extinction, un nouvel anéantissement, etc. à l'infini. Mais cette mort permanente dans la vie, cette extinction, cet anéantissement indéfiniment renouvelés, Spinoza nous incite à les transfigurer, à les rendre plus conformes à la joie même d'être en vie ; il nous incite à modifier leur nature de telle sorte qu'ils soient analogues à une pulsion continue, à une intensité continue où il n'y a plus de rupture déprimante et décevante (remplacer la colère par la bienveillance, c'est par exemple remplacer un désir tendu vers une satisfaction finale toujours insatisfaisante, à savoir la destruction totale de "l'ennemi", par un désir de demeurer continuellement, intensément, auprès de l'ami, sans quête de satisfaction finale). Ainsi, parce qu'il supprime la mort dans la vie, Spinoza peut dire que, pour un vivant, la question de la mort, de la grande mort, n'est plus une question qui le concerne : elle lui est totalement étrangère.
Nous pourrions avoir conscience, avec Spinoza, de ce que signifie le fait d'être en vie : Etre en vie, c'est désirer continuellement et positivement la vie, et c'est donc être joyeux, heureux de posséder ce que l'on possède, c'est ne pas avoir la moindre idée de ce que peut signifier la dépossession, la mort, l'extinction du désir, c'est ne jamais faire l'expérience de la mort, qui ne nous concerne donc pas (comment penser un état qui est le contraire de la vie tandis que nous sommes en vie ?)
On peut dire que Platon, Montaigne ou les Stoïciens avaient fait de la méditation sur la mort une tâche essentielle pour le philosophe parce qu'ils n'avaient pas su dépasser le désir comme manque, le désir en tant qu'il est tourné vers une satisfaction définitive et déprimante, le désir en tant qu'il implique l'expérience de la petite mort.
3) Le désir est puissance, joie, dans la mesure où il est un désir créateur
a) Le désir précède les valeurs
Selon Spinoza, « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. » (Ethique, III, 9 , Scolie) Le désir précède la détermination d'un objet comme étant un bon objet ou un mauvais objet. C'est parce qu'un individu désire d'abord un autre être qu'il va considérer ensuite qu'il est une belle personne, une personne désirable. Ce n'est pas parce qu'une personne est belle en soi, désirable en soi, qu'un individu va alors ensuite la désirer. Le désir est créateur des valeurs, il pose les valeurs. Les valeurs n'existent pas avant le désir, de telle sorte qu'elles pourraient orienter, diriger ce désir. Les valeurs ne sont pas extérieures au désir (transcendantes) ; mais elles sont intérieures au désir (immanentes).
b) Le désir, en tant qu'il précède les valeurs, peut être une joie, une condition du bonheur
C'est dans ce contexte qu'on peut dire que le désir n'est pas nécessairement un manque, quelque chose qui fait obstacle au bonheur, mais est avant tout le désir de posséder ce que l'on possède, le désir de vivre intensément ce qui est actuellement vécu, dans la joie et le bonheur. Expliquons-nous. Dans le cadre d'un désir amoureux, si l'être fatalement désiré est associé à une valeur antérieure et extérieure au désir, transcendante, à l'amour idéal avec un grand A, alors nécessairement l'amant(e) est souffrant(e), éprouve le manque : car cette valeur indépendante de son désir s'impose à lui ou à elle, comme une fatalité qu'il ou elle n'a pas choisie, comme une fatalité qui lui échappe toujours un peu : qui dit valeur extérieure et antérieure au désir, dit manque, souffrance et malheur. En revanche, si le désir crée lui-même la valeur, si par exemple l'amant(e) comprend que c'est son propre désir qui embellit l'être désiré, qui le rend digne d'amour, alors le désir est déjà un tant soit peu satisfaction, bonheur, joie, quand bien même cet être ne serait pas encore pleinement "possédé" : car l'amant(e) comprend qu'en désirant, il ou elle crée une nouvelle réalité, à savoir la beauté de l'être désiré, et que cette réalité lui appartient en quelque sorte, en tant qu'elle est sa création. On ne sortira pas de son propre désir pour désirer une valeur qui serait antérieure et extérieure à lui, on restera à l'intérieur de son désir qui est un désir créateur, et donc on jouira d'une intensité qui est créée par soi.
De même, le désir d'une vie intense est la création en acte d'une vie intense. Certes, Platon dirait que ce désir est précédé d'une valeur antérieure qui s'impose fatalement à nous, d'une idée extérieure à nous, transcendante, de la vie intense avec un grand V, et que dès lors nous souffrons d'un manque, d'une privation, tant que nous n'avons pas rejoint cette extériorité, tant que nous désirons cette extériorité. Mais avec Spinoza, on peut dire que désirer la vie intense, c'est déjà la posséder quelque peu, puisque le désir crée son objet, crée la vie intense, en même temps qu'il se manifeste.
On voit donc que, faire du désir une puissance, une joie intérieure à la vie, qui est ainsi compatible avec un bonheur positif et dynamique, suppose d'affirmer la possibilité de créer des valeurs intérieures à la vie, suscitées par le désir de vivre lui-même, et donc de nier l'existence de valeurs transcendantes, antérieures et extérieures à la vie, au désir et à la joie.
c) Le renversement subjectiviste de la modernité : contre la théologie et la morale
Spinoza annonce le renversement subjectiviste moderne : le sujet est au centre, désormais, il est créateur de valeurs. Les valeurs ne précèdent plus le sujet, c’est lui qui les pose. Cette conception s'oppose à la théologie et à la morale, lesquelles supposent l'existence d'un Bien et d'un Mal transcendants. C'est la théologie et la morale qui font de nous des êtres imparfaits et impuissants, soumis au manque et au péché. Mais avec Spinoza, cette impuissance et ce manque peuvent disparaître, dès lors que nous comprenons que nos désirs, qui sont intrinsèquement liés à notre joie, sont par eux-mêmes les seuls créateurs des valeurs.
Conclusion :
Pour résumer, on peut dire que Spinoza cherche à nous faire prendre conscience que nous possédons ce qui paraît nous manquer constamment, que nous nous appartenons à nous-mêmes, et ce jusque dans le désir, qui de ce fait peut faire notre bonheur, qui de ce fait ne sera plus un obstacle au bonheur. Nos désirs les plus néfastes, tels la colère, la vengeance, la cruauté, la peur, ainsi que nos désirs potentiellement excessifs, tels l'avarice, l'ivrognerie, ou la lubricité, si nous comprenons qu'ils sont en fait nos désirs, qu'ils nous appartiennent en propre, et qu'ils devraient de ce fait ne plus nous faire souffrir, se transforment alors en désirs conformes à l'essence du désir, et deviennent amour, pardon, bienveillance, quiétude, goût raffiné. C'est peut-être l'illusion selon laquelle certaines valeurs transcendantes s'imposent à nos désirs qui fait que nous désirons mal, que nous désirons dans la souffrance. Si nous dépassons une telle illusion, si nous comprenons que notre désir crée les valeurs et possède les valeurs qu'il crée, alors certainement supprimerons-nous les désirs néfastes et les désirs immodérés (en tant qu'illusions).