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Les individus sociables et incarnés ont dépassé le projet « collectiviste » destructeur et mesquin, autoritaire et nivelant, du « socialisme réel », et même l’idée de « rétribution » « juste », en tant qu’abstraite ou formelle, encore empreinte d’une métaphysique « chrétienne », réactive et nivelante, reste pour eux un projet effrayant. Un tel « collectivisme », fondé sur une définition négative, excluante, de la propriété, en fut encore au comptage abstrait, capitaliste selon l’intention, des heures de « travail » : scrupuleusement, l'instance « centralisant » la production devait reverser la « bonne quantité » de « valeur » au travaillant « méritant ».

Mais l'individu sociable n'est plus un « travaillant », aucune détermination idéale ne le réduit. Le « collectivisme » « planifiant » qui est derrière lui, derrière elle, tout comme le capitalisme sauvage ou dérégulé, ou « l'économie » gérée et séparée, avec son point de vue exclusivement philistin, comptable, désincarné, instrumental, ne sont plus pour lui, pour elle, qu'un horrible souvenir. Mais cet être a aussi une certaine capacité d’oubli, capacité positive et constructive : que le chiffre ait pu médiatiser le rapport de l'humain à l'humain, du vivant au vivant, pour décomposer ce rapport, cela ne concerne plus, désormais, sa quotidienneté vécue. Au sein de cet oubli, parfois, il, elle, demeure, dans la mémoire recueillie, auprès des désastres qui ont précédé sa sérénité, qui dès lors ne sera jamais « parfaite » : c’est ainsi qu’il, elle, tentera d’empêcher le fait que la destruction passée puisse avoir un avenir. Sa détresse est intacte, donc, mais elle n’est plus que le développement souterrain de sa mémoire propre.

La personne sociable et incarnée ne « travaille » donc pas. Car tout travail est une mutilation de soi, et une abstraction. Cette personne complexe exerce pour sa part une activité, multiple, riche, complexe, plurielle, et c’est la qualité de cette activité, et de ce qu’elle apporte avec elle, collectivement et personnellement, qui lui importe en premier lieu.

Le matin, cet individu incarné pourrait édifier une maison. Le midi, passer du temps avec ses proches ou amis. L'après-midi, faire du maraîchage. Le soir, étudier la « théorie », ou faire de la musique. Il, elle, sera dès lors non plus, négativement, aliénée par son activité, mais épanouie en elle (disposant de ses « objets propres »). Parce que tout rapport juridique quantitativiste ou formel, réglé sur l'abstraction de l'échange monétaire ou marchand, sur l’abstraction bureaucratique, aura été aboli, cette personne recevra pour cela les biens qu’elle désire, ou dont elle a besoin : la nécessité vitale ne s'opposant plus pour elle, et pour ses semblables, à l'abondance qualitative, au bonheur sobre et sans inquiétude, au sens strict.

Cet individu songera, avec une tendresse mêlée de tristesse, à ces individus qui lui ressemblaient, dans la société capitaliste ou « collectiviste », et qui auront vécu leurs activités plurielles sans pouvoir recevoir la reconnaissance et la sérénité que toutes et tous vivent désormais, alors même qu'ils étaient si proches, d’une certaine manière, d'une résolution des contradictions inhérentes à leur système oppressif.

L'individu incarné, sociable, possède un corps spinozien. Il, elle, est affectée par le monde de multiples manières, car exerce avec son corps propre de multiples activités, et ainsi il, elle, pense le monde de façon claire et distincte, non de façon mutilée et confuse. Cette conscience adéquate et complète du monde, qui est aussi celle de ses semblables, et qui découle d’un engagement pratique différencié dans le monde, tend à empêcher efficacement, dans l’avenir, tout « retour » à des formes totalitaires ou autoritaires, destructives ou discriminantes.

L’individu sociable incarne toutes les potentialités vivantes du sensori-moteur au sens large : sentir de façon riche le monde, le penser corrélativement de façon riche, c'est simultanément s'engager, de façon physique, motrice, en lui, de toutes les manières possibles. Ce qu'il, elle, perçoit, la beauté d'un paysage, de ses biens propres, des êtres et des choses, de ses satisfactions et créations, de ce que d'autres satisfont et créent, cela renvoie à une manière plurielle de mouvoir son propre corps. La personne sociable et attentive, pourra également, avec acuité et précision, saisir, si elle s'intéresse à la préhistoire, toutes les souffrances, étranges pour elle maintenant, que les êtres travailleurs « exclusivement manuels », aliénés, ou que les êtres travailleurs « exclusivement intellectuels », aliénés, ont pu éprouver par le passé. Il, elle, comprendra également que le fait de se saisir comme travailleur « exclusivement manuel » ou « exclusivement intellectuel » est une absurdité : que la main est un esprit, et que l'esprit est manuel, corporel, physique.

De la comptabilité serait faite à l'occasion, car il faut bien survivre, mais les chiffres seront devenus des qualités, des couleurs ou des sons, et ne seront plus des coques vides, des injonctions, des menaces ou des scandales.

Il, elle, pourra tirer profit d'une existence douce, mais aussi s'engager enfin dans le conflit véritable, verbal, avec ses semblables, qu'il, elle, n'infantilisera plus, et qui ne l’infantiliseront plus non plus… ni ne « l’encuculeront » (Gombrowicz) : le conflit dialectique, à travers la parole vive, traversée par un texte qui ne sera plus une dissociation.

La personne sociable et incarnée sera enfin devenue digne d'éprouver l'infinie tristesse de vivre, l'infinie tristesse de mourir, par-delà toute inquiétude vile ou moyenne propre à quelque quotidienneté médiocre, compétitive ou calculatrice, par-delà toute anxiété falsifiée... quoiqu'elle saura aussi trouver certaines belles et justes consolations.

 

Un tel être émerge et s’installe durablement dans le monde lorsqu’une société qui s’auto-organise, en laquelle le local et le cosmopolitique ne s’excluent pas mais s’harmonisent, se fonde sur une entente universelle-concrète, qui permet l’actualisation continue et pour chacun et chacune d’un principe simple et élémentaire, que l’on pourrait reformuler de la sorte : « De chacun selon ses dispositions propres, à chacun selon ses désirs conscients ».

 

Finalement, c’est bien son devenir-animal qu’aura su intégrer dès lors cet être incarné. Sa sensibilité intellectuelle ne s’opposera plus à sa sensibilité pleine, il ne s’assignera plus lui-même négativement à quelque « spécificité » morbide, face au vivant non-humain, qu’il ne réifiera donc plus.

Lorsque son visage sera attentivement reconnu, c’est bien l’ouverture de son regard qui paraîtra nouvelle et singulière. Si Rilke avait pu apercevoir cet être sociable et incarné, d’un monde à venir plus souhaitable, c’est aussi pour lui qu’il aurait écrit sa huitième élégie.

 

Ce qui est au dehors, jusqu’à aujourd’hui, nous ne l’avons connu que par les yeux de « l’animal » (terme équivoque). Car dès l’enfance, écrit Rilke, « on nous retourne et nous contraint à voir à l’envers, les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue de l’animal est si profond ».

La réduction de l’animal à son animalité, et sa destruction, relevaient peut-être aussi d’un sentiment de fermeture et d’humiliation, éprouvé par les réducteurs, les destructeurs. L’individu incarné, qui aura mis dans son regard ce qu’il voyait dans celui de l’autre, n’aura plus ces pulsions morbides, qui sont d’abord des désirs suicidaires.

Un poème est une résolution pleine qui est aussi une incitation révolutionnaire, dans tous les sens du terme.

Tag(s) : #Economie politique
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