Frédéric Lordon, un mouton qui se fait passer pour un loup
Lordon et l’Etat
Dans son dernier ouvrage, Imperium (sorti à la fabrique cette année), Lordon s’en prend aux anarchistes et aux libertaires, les jugeant naïfs et adolescents, quoique sympathiques, et ce en vue de les « dégriser », afin de les rendre enfin adultes et réalistes.
Il affirme d’abord que le principe de la verticalité est un principe nécessaire dans toute société organisée. Il se réfère pour « prouver » ce fait d’abord à la sociologie holiste de Durkheim : selon Durkheim, dans une société organisée, le tout est plus que la somme de ses parties ; le tout excède la somme des parties. Cette excédence du tout sur les parties produirait une forme de transcendance nécessaire, de verticalité nécessaire au sein de la société : les normes morales ou légales, par exemple, diffusées par des instances autoritaires et institutionnelles, découleraient de l’excédence du tout sur ses parties, ces normes seraient donc inévitables et nécessaires, propres à tout groupement humain. Cette analyse est complétée par une référence à Spinoza : les humains pour se regrouper auraient besoin d’être affectés par un affect commun (la pitié, l’envie, etc.), et cet affect commun définirait un élément de transcendance et de verticalité, cristallisé dans des instances institutionnelles hiérarchiques.
Sur cette base, Lordon propose son axiome : toute société politiquement organisée suppose l’existence d’un Etat, qu’il appelle Etat général. L’Etat républicain moderne en régime capitaliste ne serait qu’une forme particulière de l’Etat général, parmi tant d’autres.
Le problème avec Lordon, c’est que cette notion d’Etat général est tellement floue et non historique, qu’elle finit par tout et rien dire : Lordon ira jusqu’à supposer que les expériences historiques de communes libertaires mettaient elles aussi en place des formes étatiques, dans la mesure où elles reposaient sur des instances fédérales régulatrices. Lordon ne cerne plus la spécificité des formes politiques libertaires.
De là, Lordon peut affirmer qu’il est vain de penser une société sans Etat, dans l’absolu. Considérant que transcendance et verticalité sont indissociables du social, et que transcendance, verticalité, et Etat sont synonymes, il affirme que l’Etat est inévitable. Il pense ainsi discréditer la pensée anarchiste, laquelle défendrait selon lui le principe d’une pure horizontalité. Mais il caricature ainsi cette pensée, qui admet des éléments de verticalités, au niveau des fédérations de commune, sans pour autant assimiler ces verticalités à des formes étatiques.
C’est cela qui manque à Lordon : penser une verticalité qui parte de la base, et qui ne repose plus sur une captation du pouvoir par un Etat séparé des individus.
Tout cela est encore très théorique. Mais à quelles mesures pratiques concrètes cette théorie renvoie-t-elle ? On peut s’en faire une idée, en lisant par exemple les articles de Lordon publiés dans le Monde Diplomatique, explicitement keynésiens et protectionnistes. Il faudrait donc, très certainement, avec Lordon se « réapproprier » l’Etat, et non le détruire, car cela est impossible. Les citoyens, qui participeront à la mise en place d’une nouvelle constitution, auront plus leur mot à dire en ce qui concerne la façon dont l’Etat capte la puissance sociale. Ils pourront de ce fait défendre une politique plus « juste », plus « sociale », plus « égalitaire ». Mais c’est oublier que l’Etat moderne, même si les citoyens se le réapproprient, reste soumis financièrement à la sphère du capital, n’est que le gestionnaire du capital, et que modifier ses institutions ou sa constitution, en superficie, ne change pas cette dimension. Lordon ne semble pas anticiper ce fait élémentaire.
Par ailleurs, ce que Lordon défend implicitement, dans ses articles du Monde Diplomatique, dans lesquels il critique la sphère spéculative dérégulée, est un Etat providence radicalisé : un Etat central fort qui redistribue plus égalitairement les richesses, et qui empêche les débordements de la finance. Mais il faut savoir que cet Etat providence ne sera qu’un agent du capital : il est une réponse à la crise des débouchés (relance par la consommation). Lordon ne s’en prend pas au capitalisme, il s’en prend à l’une de ses formes idéologiques : le néolibéralisme. En tant que keynésien, issu du groupe keynésien des économistes atterrés, il prônera au fond un capitalisme à visage humain. Est-ce seulement suffisant ?
Lordon et le nationalisme
Lordon affirme, dans Imperium, que les individus qui participent à la vie collective d’une communauté donnée sont amenés à ressentir un sentiment d’appartenance à la communauté. Ce sentiment serait inévitable. De ce fait, le sentiment national est naturalisé par Lordon : il serait tout à fait humain, et donc nécessaire. Tout individu qui participe à un effort collectif s’identifie nécessairement au collectif. Il n’y aurait là rien de mauvais. Une fois encore, Lordon prive les concepts de tout ancrage historique : le sentiment national serait ancré dans la nature de l’homme, et il serait vain de le combattre. On croit presque comprendre, parfois, que Lordon n’imagine pas qu’un sentiment d’appartenance au groupe puisse être autre que national. C’est son tort. Il semble ignorer que le sentiment national, aujourd’hui, a été construit historiquement, et ne repose pas sur une nature absolue de l’homme. Lordon pense qu’il serait possible de débarrasser le nationalisme de ses scories fascistes d’extrême droite, pour maintenir ses aspects « positifs » (qui seraient liés à des formes d’émulation et de solidarité collectives). Il tente de dessiner les contours d’un nationalisme de gauche. Sur un plan idéologique, c’est un pari risqué : Lordon risque de confirmer une forme de confusionnisme rouge-brun, même s’il s’en défend constamment. Mais sur un plan politique et économique, cela donne lieu aussi à de simples réformes, en elles-mêmes insuffisantes.
Quelles seront donc concrètement les applications politiques de ce nationalisme de gauche ?
Il s’agira de défendre une politique protectionniste (sortie de l’euro) qui tente de maintenir l’autonomie du territoire national, dans un cadre souverainiste. A ce titre, Lordon, quoiqu’on en pense, en tant que protectionniste nationaliste, n’a rien d’un anticapitaliste, ni rien d’un révolutionnaire. Tout protectionnisme en effet est la défense d’une économie nationale conçue selon les critères de la rationalité marchande. En outre, en tant que politique seulement nationale, et non internationale, elle ne saurait remettre en cause trop radicalement les règles du jeu capitaliste, car sinon le pays se retrouverait face à la puissance de frappe du complexe militaire impérialiste mondial (or, Lordon est constamment attentif à la question de la « paix sociale » et de la « sécurité » des français…)
Lordon va critiquer également l’internationalisme libertaire ou communiste, qu’il juge naïf. Selon lui, le « citoyen du monde » est un mythe plus qu’une réalité historique. Il confondra implicitement la naïveté du citoyen du monde new age et le projet internationaliste libertaire, pour tourner en dérision ladite adolescence libertaire. Il balaye d’un revers de main l’idée selon laquelle les prolétaires du monde entier seraient tous liés entre eux par le fait de leur exploitation, en réaffirmant le principe de l’appartenance nationale. Mais de ce fait, Lordon fait preuve d’une totale absence de nuance : il ne conçoit l’universalité de l’internationalisme que comme universel abstrait, purement théorique. Il oublie la réalité de l’exploitation au niveau mondial, et la possibilité de concilier plusieurs modes d’appartenance aux groupes humains : l’appartenance locale n’exclut pas l’appartenance globale, mais les deux peuvent se combiner et se compléter harmonieusement. A ce titre, on pourrait penser un universel concret, dans le cadre d’une fédération cosmopolitique des communes : l’appartenance au collectif local n’exclurait pas l’appartenance à un ensemble fédéral plus global. Lordon refuse de penser ces nuances, car au fond le modèle politique qu’il prône est précis : soyons un peu réalistes, nous dit-il, sauvons d’abord la France, et ne soyons pas comme ces utopistes libertaires qui voudraient changer le monde entier. Ce « réalisme », dans un monde où, au niveau global, le désastre est permanent, est assez peu convaincant.
Lordon, critique du néolibéralisme, non du capitalisme
Lordon a co-signé le « manifeste des économistes attérés ». Dans ce manifeste, il s’agit explicitement de prôner une régulation des flux financiers, afin de sauver l’économie « réelle », et de relancer la croissance, supposée malade, pour relancer l’emploi. A ce titre, Lordon est explicitement keynésien. Un keynésien, aujourd’hui, critiquera le néolibéralisme, et en particulier la folie d’une sphère financière dérégulée (sans se soucier, d’ailleurs, du fait, que ce thème d’une « oligarchie financière » est très facilement récupérable par les antisémites rouges-bruns). La seule critique du capital financier (ou fictif) n’est pas une critique anticapitaliste au sens strict, mais simplement la critique d’un aspect (superficiel) du capitalisme, dont on souhaiterait en sous-main préserver les fondements. Le keynésien ne critiquera pas les fondements de l’économie capitaliste : à savoir le principe de l’échange marchand, le principe de l’accumulation de la valeur, et le principe du travail conçu comme marchandise. Le keynésien veut sauver l’économie « réelle ». Pourtant, cette économie « réelle » est fondée sur l’extraction de plus-value, c’est-à-dire sur l’exploitation de la force de travail, et sur l’abstraction de l’accumulé, l’inconscience et l’absence de contrôle d’une économie qui inverse la fin et les moyens. Mais cela ne le dérange pas. Ce qu’il veut au fond n’est pas l’abolition de l’exploitation et du capitalisme, mais il veut faire en sorte que le capitalisme soit le plus vivable et le moins inégalitaire possible (et surtout : qu’il dure plus longtemps ; car le keynésien aurait les solutions à la crise du capitalisme).
Pourtant le capitalisme s’auto-détruit, et vouloir le maintenir en vie est absurde : l’automatisation de la production, qui s’accroît depuis la révolution micro-informatique, produit une dévalorisation asymptotique de la valeur, détruisant tout sur son passage. Par ailleurs, les solutions keynésiennes sont insuffisantes dans une dynamique de « relance » : les années 1970 sont là pour le rappeler. De ce fait, Lordon n’a en fait rien de réaliste, c’est un utopiste, qui croit que le capitalisme mondial peut prospérer indéfiniment, et qu’il s’agirait de prendre « soin de lui ». Dans un monde qui s’autodétruit et qui détruit tout au passage, le réalisme, c’est la révolution (mondiale).
Lordon semble ignorer cette contradiction travail mort et travail vivant au sein du capitalisme, et nous encourage à mettre des pansements sur un gros corps malade à l’agonie (asymptotiquement).
Remarques finales
Lordon est difficile à critiquer complètement ; car il y a deux Lordon (il y a un Lordon parfois insurrectionnaliste, dans ses textes publiés à la Fabrique, ou qui pourra même prôner une expropriation de la bourgeoisie, dans certaines de ses interventions face aux militants ouvriers, et il y a un Lordon keynésien, protectionniste, dans les tribunes du monde diplomatique, qui prône un « réalisme » contradictoire et un capitalisme à visage humain).
Il y a là peut-être un souci stratégique de Lordon : il sera insurrectionnaliste et communiste, superficiellement, pour rallier à sa cause des franges plus radicales (il semble même qu’il fasse un geste vers les libertaires dans Imperium, pour qu’ils le rejoignent) ; mais il restera protectionniste et keynésien dès lors qu’il s’agira de parler de politique concrète et « sérieuse » (son rôle concret étant plutôt de ce côté-là : conseiller des professionnels de la politique séparée, type Mélenchon).
Note : si l’on confronte l’idéologie étatiste de Lordon à certaines de ses saillies révolutionnaires (du type : expropriation de la bourgeoisie), un troisième Lordon émerge, totalement flippant cette fois-ci : communisme autoritaire d’Etat, avec toutes les dérives qu’on connaît (par chance, ce Lordon-là n’existe pas vraiment ; car, comme tout intellectuel vendant sa camelote idéologique sur le marché des idées « subversives », Lordon ne se soucie pas trop de cohérence.