Quelques articles, et une conférence-débat, approfondissent ces analyses, qui se situent ci-dessous...
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Canulars académiques, les "maîtres à penser" démasqués
Depuis "l'affaire Sokal" en 1996, la publication d'un faux énorme dans une revue, afin de dénoncer le manque de sérieux d'un courant ou d'un auteur, est devenue fréquente. Dernière victime en ...
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Conférence-débat sur Debord : Sylvain Z et Benoît BB, au royal occupé - benoitbohybunel
Vous trouverez ci-dessous cinq liens, et 33 vidéos. Le projet de ces détournements vidéos et musicaux est simple : il s'agit de reprendre ou composer des thèmes pianistiques, pour suggérer un ...
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Le cas Onfray - benoitbohybunel
Onfray et le penseur fasciste Alain de Benoist (deux formes complémentaires de la bêtise savante) La flatterie accablante d'un penseur fascisant d'extrême droite bref complément Critique dialec...
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Alain de Benoist ou la bêtise nécessaire de toute pensée fascisante - benoitbohybunel
vacuité contre une critique particulariste des Lumières, pour une universalité concrète émission correspondante contrepoint Un pseudo-penseur massivement visible (Onfray), qui diffuse le pire ...
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Qu'est-ce que la beauté ? Enthoven qui se tait... Approfondissement (essai critique, 800 pages : fétichisme, réification, spectacle) ; Wertkritik. Projet philosophique général (démystificatio...
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I Une question
Considérant que Bruno Latour est l'un des penseurs français les plus synthétiques de notre temps, une question s’impose peut-être : Latour est-il métaphysicien ? Si oui, pourquoi aurions-nous besoin de cette métaphysique ?
Mais ces deux questions ne sont d’abord que des prétextes, et nous incitent à définir, d’abord, négativement, ce que ne sera pas Latour.
II Détours
Dans un premier temps, donc, pour éclairer par contraste l'originalité radicale de sa pensée dans le paysage intellectuel français, on s’amusera à définir une typologie tripartite arbitraire, aussi peu fondée que la division des tâches philosophiques « françaises » d’aujourd’hui :
- il y aurait les philosophes « médiatiques » (Onfray, Enthoven, BHL, Finkielkraut, etc.) ;
- les post-derridiens (Nancy, Stiegler, etc.),
- et enfin le marxisme orthodoxe et dogmatique (Badiou).
Ces trois « types » nous renvoient bien sûr à des courants disparates : le nietzschéisme « de gauche » (Onfray), le libéralisme néo-kantien (Finkielkraut), l'éclectisme dénué de faculté synthétique (Enthoven), le nietzschéisme-heideggerien érudit (Nancy, Lacoue-Labarthe), la pharmacologie réformiste pseudo-critique (Stiegler), et le maoïsme ontologisant sans nuance la lutte des classes (Badiou).
On notera donc que les penseurs actuels français « visibles », paraissent bien obsédés, essentiellement, par quatre (ou six) philosophes allemands de la modernité : Kant, Marx (Hegel), Nietzsche et Heidegger (Husserl).
L'attrait pour Kant, étant, peut-être, conditionné par un narcissisme de bon aloi (Kant étant le philosophe « représentant » mieux que n'importe quel penseur français les dites « Lumières » françaises) ; l'attrait pour Heidegger, par un masochisme énigmatique ; l'attrait pour Nietzsche, par un érotisme immature et confus (Onfray) ; l'attrait pour Marx, par un désir non assumé de subsumer la complexité sociale sous un schème total rassurant (Badiou, et son marxisme « exotérique »).
Face à ces querelles émotives d’écoles, Enthoven, ou encore BHL, vedettes se voulant « au-dessus de l’arène », déploieront un « style » précis, qui dévoilera la nouvelle tonalité que pourraient épouser ces discours profonds : leur curiosité bavarde, universelle et démagogique, dénuée d'enjeu, mise au service d'un supplément d'âme contingent, indique ce que pourrait devenir, globalement, cette « philosophie », par-delà toute différenciation plus « rigoureuse » (« enrichissement » ou « développement personnel »).
Dans ce contexte, ce qui semble d’abord à déplorer, c'est peut-être la spécialisation des savants ou experts (« fonctionnaires de la pensée ») et la compartimentation des savoirs qui en découle.
Sur la question de la spécialisation des savants dits « philosophes », on dirait simplement ceci : qu'ils soient producteurs de marchandises culturelles périssables, culinaires, qu'ils soient universitaires séparant temporellement et spatialement l'acte de la pensée, ou qu'ils soient intervenants médiatiques dans le cadre de la promotion de leurs marchandises culturelles, la logique dans laquelle ils sont pris, qu'ils subissent de façon latente et pré-thématique, est la même :
- pour les médiatisés, médiatisés à double titre, donc, il s'agit avant tout de mettre, sur le marché, des « idées », qu'ils espèrent massivement diffusées (non pas comprises, réfléchies, ou dialectisées), et ce dans un but narcissique et vaniteux, dans le meilleur des cas, là où demeure l'intention, ou bien encore, dans le pire des cas, là où prime le non-intentionnel, dans le but de simplement apparaître, comme s’il y avait là une « valeur » en soi à affirmer.
- pour trop d’universitaires, par ailleurs, il ne s'agit pas tant d'ouvrir, d'échanger, ou de dialectiser, que de justifier constamment leur légitimité dans la mesure où elle serait, à travers un fantasme égocentré, de toute part contestée.
Donnons l’exemple, à peine caricatural, d'une conception-type de l'universitaire en philosophie : « en tant que spécialiste du kantisme, je ne saurais souffrir une intrusion extra-kantienne qui viendrait élucider le kantisme, car cela discréditerait tout ce à quoi je m'attelle depuis tant d'année, et, surtout, cela effacerait mon identité-même de fonctionnaire-penseur, identité en laquelle je me reconnais pleinement et qui fonde même ma dignité sociale ».
Peu de considérations proprement philosophiques dans ce cadre, on le devine bien.
Mais il y a encore un « pire » et un « moins pire », dans cette affaire « universitaire ».
- Dans le moins pire des cas, lorsque sa conscience n'est pas absolument voilée, l'universitaire prétendra d’abord enrichir le capital cognitif, capital quantifiable, et s’accumulant, indéfiniment, de l' « homme en général ». Cet « homme en général » qu’il « instruit » reste bien : l'homme de « goût », intellectuel et « raffiné », ou quelque « professionnel » de la théorie (de la theoria, du spectacle). Ou encore : « l'homme pensant », essentiellement masculin, dominateur, et assignant. Son cynisme conscient, ici, peut encore devenir lucidité, autocritique, puis trahison, s’il demeure un philosophe soucieux de la « vérité », et de la « cohérence raisonnable ».
- Dans le pire des cas, l'universitaire n'est plus qu'un bon « technicien » dans son domaine, qui pourrait tout aussi bien être entrepreneur ou trader, dans la mesure où son activité relève d'une mécanisation, d'une logicisation de la pensée. Des techniques rhétoriques apprises par cœur, et des références « maîtrisées », tiennent lieu de « compétences ».
Universitaires, comme experts, comme vedettes médiatiques, de la « pensée » (fonctions interchangeables), ont ceci de commun qu'ils déploient, le plus souvent, une parole sans enjeux, sans signifiance spécifique, et sans dialogisme. Elle est stérile, elle relève de la fonction phatique, et elle est unilatérale. Elle s'identifie ainsi au discours publicitaire, ou à la « communication » autoréférentielle et tautologique en général. Ce peut être la novlangue des « écoles », définie, ou reproduite, par un « maître » autoritaire, qui permet des reconnaissances mutuelles élitistes, ou encore la novlangue journalistique, qui permets des réceptions standardisées, qui joueront indifféremment des fonctions d’obnubilations catastrophiques, par lesquelles la réalité mondaine signifiée par les mots ne compte plus, et s’efface derrière des signifiants qui n’ont plus qu’une valeur de sociabilité, ne dépassant pas le champ d’un environnement très local et très restreint (milieux, camps universitaires, cafés, plateaux, intérieurs, etc.).
- Bernard Stiegler
Mais ces affirmations peuvent paraître gratuites et non fondées empiriquement, ce pourquoi je vais m'empresser de fournir quelques exemples typiques.
Bernard Stiegler, dans l'émission Ce soir ou « jamais », consacrée à l'affaire Merah, propose une intervention assez symptomatique. Est paru récemment son pamphlet contre la « télécratie » - pamphlet toujours « pharmacologique », on ne change pas un schème qui « gagne ».
Il aurait ici, en tant qu'expert médiatisé, deux principes moteurs : la vanité narcissique (il a quelque chose à prouver, « je suis quelqu'un »), et le pur désir, non-thématisé, et sûrement honteux, d'autant plus dans ce contexte « télécratique », de simplement apparaître massivement. D'où une forme de mauvaise conscience, qui se lit d'ailleurs sur son visage crispé et grimaçant, au moment où il synthétise, de façon très performative, sa subtile analyse de l'esprit postmoderne, en prononçant un seul mot : le mot « régression ».
Voici donc un homme courageux, un homme indigné, critique naturellement, stérile peut-être, mais il parle si bien, et son esprit de sérieux doit être la preuve de sa pénétration...
Apparemment, donc, les crimes de Merah se laisseraient « expliquer », essentiellement, par des formes d’aliénations passives relatives au spectaculaire intégré et à la techno-cognition, entendue dans sa dimension négative (le pharmakon étant ici conçu comme poison).
Peu importe le sujet, donc, (Merah, Frigide, Loana, etc.), ce qu'il faut avant tout, c'est placer des thèmes précis, déjà disponibles dans des marchandises culturelles à écouler, et s’insérant dans une stratégie marketing plus vaste : n'oublions pas que nous sommes là avant tout dans un contexte de promotion.
Pourtant, les meurtres commis par Merah, s'ils sont certes symptomatiques, et révèlent des structures générales, devraient être aussi envisagé en tant qu’événements radicalement nouveaux, déconstruisant tous les schèmes préétablis, et tous les préjugés et systèmes interprétatifs prédonnés.
Stiegler, en refusant de penser de façon plus complexe, dans ses déterminités concrètes, ledit réel politique et « pharmacologique » qui semble pourtant tant le hanter, fait preuve d'une irresponsabilité désolante : car mal employer les mots, ou encore, les vider de toute substance dynamique, contribue au malheur du monde.
Profiter d’un drame, avec opportunisme, pour placer ses « thèmes », dans le cadre d’une démarche promotionnelle plus générale, c’est bousiller la critique, et les enjeux désintéressés de cette critique, mais aussi bousiller ces « thèmes », finalement, dont on aura vu qu’ils sont assez vagues et indéterminés pour expliquer tout et rien à la fois.
Conclusion : les enjeux sont masqués, le phénomène est occulté dans sa spécificité, et ce qui ressort, sans que cela soit bien sûr revendiqué, c'est la décevante affirmation d'un soi égocentrée, voire le désir d'un frustré qui s'ignore : « regardez-moi, anonymes, je ne sais pas jouir autrement, le vis-à-vis concret étant pour moi insuffisant ».
- Onfray
Onfray, de son côté, ne s'en tire pas mieux.
Dans l'émission On n'est pas couchés, consacrée, entre autres choses, à la promotion de son brûlot indigent, anti-Freud (Le crépuscule d'une idole, en toute modestie), il discrédite ses détracteurs de la sorte : « Freud est juif, je critique Freud, vous m'accuserez donc d'antisémitisme, d'ailleurs votre critique est essentiellement fondée sur ce malaise lié à mon antisémitisme supposé (et non réel d'ailleurs) ; par conséquent, vous ne réfutez pas mes idées, qui sont irréfutables au regard de mon nietzschéisme engagé, mais vous condamnez ma démarche dans ce qu'elle a de subversif. Je suis courageux, j'ose, je ne prends pas de gants, je m'affirme pour ma part, et oui je suis un nietzschéen ».
Notons que dans ce résumé, le « moi » revient constamment, et les négations implicites sont constantes : postures de défenses, d'indignations, de réductions, unifications abstraites, simplifications abusives et dénigrantes des objections formulées. Tout ce qui sera typique de l'homme du ressentiment en somme, vengeur et réactif.
Cela étant, quiconque s'adresse à une « masse » qu’il dépersonnalise lui-même, évitera difficilement ces écueils.
Les dissociations sont encore claires ici, finalement : car, « définissant », sur un mode scolaire et bêtement discursif, ce qu'il entend par nietzschéisme, et s'en « réclamant », il ne peut ignorer complètement que sa propre attitude contredit ce « nietzschéisme », et finit par souffrir d’une dissonance cognitive pénible : la fuite dans le souci narcissique de « provoquer », ou de simplement apparaître massivement, permet de rendre moins insupportable une telle dissonance, mais rend plus pénible, hélas, pour le spectateur, ce babil malsonnant.
- BHL
BHL, de son côté, parade essentiellement : « ma vie, mon œuvre ».
Figure de l'intellectuel engagé, figure sartrienne dévoyée (le Sartre en question n’étant déjà pas bien vaillant : on a les héritiers qu’on mérite).
Le film sur son « intervention » en Syrie, Le serment de Tobrouk, reste très parlant : il s'agit avant tout de « justifier » l'intervention en question, qui poserait apparemment des problèmes existentiels, existentiaux et moraux d'une profondeur insondable.
Autoréférentialité, fonction phatique, tout est là, surexposé. Mais on ne s'étendra pas plus sur cette question épineuse que représente le cas BHL, puisque le fait de détourner le regard, face à ce qui déçoit, est souvent plus efficace, que le fait de le thématiser avec trop de vigueur – sérénité de l’occultation.
- Finkielkraut
Finkielkraut, héritier des « Lumières », pourfendeur de « l'obscurantisme » et du préjugé « communautariste », mais favorable au communautarisme universel-abstrait d’une Europe coloniale, et à son obscurantisme fétichiste-marchand, nous impose, péniblement, depuis un certain temps, un radotage finalement lassant : sa dénonciation obsessionnelle d'une structure transcendantale « musulmane » invasive, produit des « variations » toujours moins originales, mais toujours plus écoeurantes.
Cette pensée réifiante et paranoïaque, « sur-rationnelle », qui ne peut cesser de bavasser, qui se trompe systématiquement de colère, traduit l'esprit de vengeance qui doit être celui d'un intellectuel spécialisé qui n'a plus que des schèmes abstraits, mutilés et confus, pour se rattacher au réel.
Mais passons, car la remarque qui s'appliquait à BHL concernant les bienfaits de l'indifférence s'applique aussi à cette figure triste et pathétique.
- Jean-Luc Nancy
Nancy, bien naturellement fait figure d'exception dans le paysage intellectuel français : sa philosophie est sincère, et pleine d'enjeux : politique et esthétique (Le mythe nazi), phénoménologie sensible, non dénuée de perspectives éthiques.
Cela étant, il n'échappe pas au phénomène de la compartimentation de la pensée, en tant qu'il demeure un universitaire pris dans son époque.
Cette « école », qui tend trop souvent à assigner toute critique du capitalisme à un « marxisme » grossier, donc antisémite, ou qui refuse d’évoquer la révolution, préférera donc, avec Nietzsche, ou Heidegger, dénoncer quelque « nihilisme » vague, et promouvoir quelque « résolution » existentiale (alors que ces thèmes restent eux aussi marqués, plus que jamais, par l’antisémitisme structurel de leurs « inventeurs »).
Du côté des lecteurs, une fossilisation de cette pensée, pourtant pleine de vie, tend à s'opérer, et à confirmer toujours plus ses limites doctrinales.
L’école derridienne, plus généralement, en ce qu'elle pourrait devenir progressivement une institution à part entière, avec ses codes et ses interdits, pourrait priver la philosophie de ses potentialités propres, là où son fondateur fut constamment habité par le doute et par le démon créateur.
Se formule finalement ici, entre les lignes, une prescription politique précise, mais de façon non assumée et non dite. Ceci devient le symptôme plus général d'une impuissance actuelle de la philosophie : ceux-là et celles-là qui auraient les cartes en main, ne peuvent se résoudre à dépasser le statut de belles âmes, puisque toute tentative de totalisation, dans leurs esprits hantés, demeure associée au spectre totalitaire.
Pourtant, si ce totalitarisme revient (et Le mythe nazi fut écrit pour anticiper une telle menace), seule une pensée qui saurait prendre en compte la totalité des aspects qu’il désintègre, soit une pensée, stratégiquement et éthiquement, totalisante, résolue, puis révolutionnaire, pourrait le combattre de façon efficace.
Révolution ici ne signifierait plus « retour à » un ordre ancien, mais elle signifierait, dans l’esprit arendtien, entrée dans linéarité historique, qui vient briser les processus cycliques, préhistoriques ou biologiques, humains : surgissement du nouveau en tant que nouveau ; résolutions au sens fort, intimes, pratiques et politiques.
Le 18 juillet 2016, dans Libération, Nancy commente l’attentat de Nice : « Un camion lancé pour écraser des enfants - entre autres - donne une image insoutenable du nihilisme. Le nihilisme lui-même nomme un aboutissement : celui de notre histoire et de notre civilisation. Qu’il s’empare de simulacres religieux ou bien d’égarements psychotiques, qu’il se veuille fou de Dieu ou de transhumanisme, il trouve à se distiller et à empoisonner partout et chez tous ceux que peuvent fasciner les puissances d’anéantir. »
Quel est ce « nihilisme » dont parle Nancy ? Il est une idée vague, un spectre abstrait, qui semble planer au-dessus des êtres et des choses, pour les posséder, et pour les faire « dérailler ».
Mais il est aussi, dans les philosophies modernes qui le thématisent, un projet de domination spirituelle « juif » (Cahiers noirs, Généalogie de la morale). Le thématiser, systématiquement, sans préciser soigneusement, et à chaque fois, les dérives antisémites qu’il contient, c’est se montrer inconséquent (de même que thématiser la Question juive de Marx, sans se désolidariser explicitement de l’antisémitisme structurel de ce texte, ce serait être coupable).
La critique du « nihilisme » est aussi, en outre, une manière typiquement idéologique, bourgeoise, idéaliste, de concevoir des rapports de dominations qui sont d’abord matériels : comme si des « idées », des « conceptions » abstraites, pouvaient mouvoir le monde juste par elles-mêmes. Transformer simplement les « consciences pures » ne fera pas disparaître ce « nihilisme » puisqu’il demeure, si on tente, par charité, de comprendre ce qu’il peut être, un ensemble d’abstractions qui sont quotidiennement et massivement, matériellement produites (abstractions réelles, fétiches-marchandises).
Nommer ce « nihilisme » : capitalisme, comme a pu le faire Arendt, entre les lignes, ce sera donner plus d’efficience à la philosophie critique, qui ne sera plus méprisée dès lors : non pas que ce « capitalisme », comme abstraction, comme simple « mot », explique tout le « mal » du monde, à la manière du « malin », dans la théologie morale. Mais ce mot, peut-être largement insuffisant, incite pourtant à développer d’autres concepts plus concrets, plus précis, plus différenciés, que le simple mot de « nihilisme ». Il s’insère dans un réseau de concepts qui rendra une philosophie critique, potentiellement, plus transformatrice.
Critiquer le capitalisme n’est qu’un programme : on n’a encore rien fait quand on annonce cette critique. Mais ce programme dévoile des possibilités d’identifier les causes très précises et très concrètes de l’antisémitisme structurel moderne, du racisme moderne, du terrorisme moderne, et du désastre moderne.
On pourra, finalement, très bien faire dire à Marx lui-même, qui aurait été « dialectisé » lui aussi : « Le désert croît. Malheur à qui protège le désert. » Et ce désert, un certain Exode qui n’en finit pas de se prolonger, une certaine commune, une certaine résistance, qui n’en finissent pas de s’éloigner, ce pourrait bien être aussi : le capitalisme, que les « écoles » « postmodernes », idéalistes et dogmatiques, ont trop refusé de penser, ou ont trop mal pensé (au point de protéger finalement elles-mêmes ce désert).
- Raphaël Enthoven
La désinvolture, la pédanterie, la préciosité vaine d’un Enthoven, donnent finalement un certain « ton » unifié, qui pourrait un jour devenir, hélas, celui de toutes ces philosophies différenciées, si l’on n’est pas plus attentif.
Enthoven a choisi de présenter sa propre émission : Philosophie, sur Arte.
Non pas critiquer, de façon stérile, le système « de l'extérieur », en homme indigné du ressentiment, mais « changer les règles », « offrir du contenu », dans la mesure du possible, « à l'intérieur » du système : cela est sûrement louable, du moins affirmatif, positif, concret.
Voici donc Enthoven, un homme brillant, d'une culture hallucinante, possédant un don rhétorique indubitable, et une capacité pédagogique indéniable. Il fait un excellent professeur de lycée, mais sans lycéens, à la télévision.
Mais là est aussi le problème : ce type d'enseignement, très académique, ne cherche pas à construire, à transmettre la capacité d'élaboration d'une pensée critique et/ou axiologique, mais procède par petites touches fragmentaires, sans lien entre elles. Hegel dirait que cette démarche nous renvoie à une pure expansion indéfinie, privée de la force qui pourrait rassembler finalement ses « morceaux » épars.
Cette attitude, scolaire, on pourrait la rattacher à la conception du « programme par notions » : la philosophie en terminale comme discipline « spéciale et séparée ». Cette conception, trop souvent mal interprétée, pourrait en en impliquer deux autres, dangereuses :
Première conception fallacieuse : ce qui est séparé par abstraction, les notions prises chacune à part, ne doit pas nécessairement être relié dans un deuxième temps de façon systématique ; certes, il y a des recoupements possibles, mais ces recoupements ne doivent pas occulter l'identité analytique et les contours fixes des notions prises individuellement, la philosophie étant avant tout affaire d'analyse, et non de synthèse.
La synthèse peut donc être associée à la confusion épistémologique (« tout est dans tout ») ; mais aussi, implicitement, à un « mal » moral : à une forme de systématicité abstraite et mutilante, à une forme de totalisation abusive… potentiellement « totalitaire », ou autoritaire.
Commentaire 1 : On peut voir là le triomphe, certes temporaire, et dépassable, d’une certaine dérive « analytique » (libérale), sur la pensée soucieuse de décrire le monde comme monde complexe et plein, et non simplement comme « faits de langage » purs, divisibles indéfiniment.
Cette victoire du logicisme à l'état pur, de l'empirisme rationaliste poussé à son extrême, encourage une dévitalisation totale des langages et de leurs contenus affectifs et concrets, dévitalisation symptomatique du formalisme sans contenu de nos axiologies modernes.
On a donc le symptôme d’une victoire du fragment, quant à lui réellement simplifiant, mutilant, impérialiste, obsessionnel, puisque est préjugée l'idée qu'une simple analyse des actes de langage permettrait de tout « valider » (ou « invalider ») : cette occultation de l'intuition, de la vitalité pré-thématique, qui conditionne tout langage, et qui permet son incarnation, encourage une « pensée de zombies », qui ne semble plus vraiment avoir d’enjeux décisifs.
Les « jeux de langage » qui « instruisent » l’élève de philosophie finissent par avoir autant d’enjeux pour lui que des « formules mathématiques », qui ne « lui serviront plus » dans la « vraie vie ».
Un certain tropisme "anglo-saxon", intrinsèquement libéral, semble donc orienter quelque philosophie française, obsédée superficiellement par des penseurs allemands. C'est ce tropisme qui paraîtra opérer une synthèse, mais de l'extérieur, et de façon impensée.
Deuxième conception fallacieuse : la philosophie serait une sorte de culture générale possédant un supplément d'âme (la « notion » d'âme, précisément). Mais elle consisterait, fondamentalement, pour le transmetteur, à délivrer des savoirs « positifs », au même titre que toute autre « discipline » digne de ce nom. Par exemple, la « notion » serait à la discipline scolaire philosophique, ce que la « formule mathématique », à « apprendre par cœur », serait à la discipline scolaire que sont les mathématiques.
Commentaire 2 : Une telle approche, qui tend à faire de la philosophie une question technique parmi d'autres, la prive, encore une fois, de tous les enjeux éthiques, existentiels, politiques, ou poétiques dont elle est imprégnée.
Les professeurs de la philosophie en lycée, très souvent soucieux de transmettre plus que des formes rhétoriques ou que des techniques analytiques, tentent parfois de lutter contre ces tendances. Mais la mise en scène spectaculaire de leur passion, ainsi qu’un certain académisme « officiel », sont autant d’obstacles à des transmissions synthétiques qui dépassent l’enjeu d’un « examen ».
Pour bien éclairer une certaine démarche « enthovenienne », prenons le déroulement-type de son émission Philosophie : un spécialiste d'une question ou « notion » précise déambule dans les rues de Paris avec lui, qui porte souvent un livre à la main, « la marche étant le vecteur de la pensée ». « Du Nietzsche » spectacularisé, mis en scène, dévoyé, sympathique mais sans plus. Une citation est souvent proposée, puis un rapide commentaire de texte, puis un essai de dialogue ; tout est prévu pour que cela n'ait pas l'air prévisible et planifié : il y a, en quelque sorte, devant nos yeux, la réification, se déployant, du mouvement de la pensée, à travers la tentative de seulement mimer, hypocritement, ce « mouvement ». Puis, enfin, une analyse d'images, tableaux, oeuvres d'art, en lien avec la « notion », et qui donnent à penser, et qui sont l'occasion d'ouvertures transcendantes et édifiantes. Tout ce processus bon enfant divertit et instruit, les mots sont choisis, pesés, la culture est transmise, le spectateur se délecte. Mais il n'y a là que pédagogie, instruction civique, apprentissage d'une citoyenneté policée, polie, dotée de références claires, mais, au fond, acritique. Car nulle suggestion de rapprochements, de synthèses, de dépassements, n'est ici proposée. Surtout, on ne voit pas une seule seconde en quoi cette « philosophie » devra à présent changer le monde, et en quoi ce qu’elle aura dévoilé incite une praxis, une politique, une révolte, déterminées. Ayant, éteint sa télévision, le spectateur reprend son Télérama, et dans une heure, trop souvent, toutes ces bouillies de mots se seront confondues dans son esprit « curieux », ou vaguement « intéressé ».
On en revient donc à la thèse de départ : compte l'acte performatif de parler pour se montrer, le reste demeurant secondaire, un prétexte.
- Alain Badiou
Badiou, philosophe français qui « pèse » le plus, officiellement, concentrera « logiquement » chacune de ces types, qui contient potentiellement tous les autres, et qui est contenu par tous les autres, selon un modèle cybernétique rigoureux.
Badiou pourrait bien être, dans ce système cybernétique, la « boîte noire » qui fera « passer l’information ». Mais le contenu de cette « boîte noire », ici, est encore trop « visible », et trivialement décevant :
- Une absence d'empirisme (Stiegler, etc.) : il « pense » « l »'événement « en général », mais abstraitement, et pour mieux se couper des déterminités concrètes et proprement étonnantes « des » événements (maoïsme anachronique, mathèmes). Mettre « en équation » la révolution française nous permettrait donc d’avancer sur le chemin de la compréhension des faits ? Certainement pas, mais ces « jeux » sont divertissants, et c’est tout ce qui « compte » (dérive Zizek, un autre marxiste postmoderne fou-furieux, dont les « amusements » ne font plus peur à personne).
- La dissonance cognitive (Onfray) : crypto-maoïsme à Ulm, temple du pouvoir séparé de la pensée et de la pensée séparée du pouvoir.
- La culture encyclopédique sans force de rassemblement (Enthoven). Synthèses artificielles et cosmétiques, potentiellement totalitaires, non totalisantes (mathèmes, platonisme, etc.).
- L'inconséquence spectaculaire (BHL) : Badiou aime faire comprendre qu'il serait le philosophe français le plus vendu, et ainsi le plus... le plus quoi, d'ailleurs ? Visible (tautologie non élucidée par lui).
- Le ressentiment haineux et contradictoire (Finkielkraut) : sa critique du « sarkozysme » comme « transcendantal pétainisme » cohabite très bien avec une implication totale dans le totalitarisme spectaculaire, et avec des propos très banals à propos d’un « antisémitisme absent » (Badiou, Hazan, L’antisémitisme partout)
- La puissance potentielle de Nancy, puissance gâchée (Marx hégélien, « ésotérique »).
III Bruno Latour
Mais après ce détour descriptif un peu long, venons-en à la question initiale qui nous occupe ici.
Quelle sera l'originalité de la pensée de Bruno Latour dans un tel paysage, et dans quelle mesure cette pensée pourra-t-elle révéler les lacunes de ces tendances, tout en dépassant ces lacunes, en proposant une synthèse magistrale (synthèse « métaphysique ») ?
D'abord, la question de l'apport de Latour semble devoir être posée dans le cadre d'une relation intime entre les pensées françaises contemporaines et les pensées allemandes modernes : Kant, Nietzsche, Marx, Heidegger, Hegel, Husserl, comme on l'a dit.
A dire vrai, cette séparation des écoles que je viens d'évoquer, cette spécialisation technicienne des approches par auteurs, en l'occurrence, allemands, me semble être implicitement critiquée, puis dépassée, par Latour, qui en cela serait le penseur contemporain français le plus ambitieux et le plus conséquent. Il n’affiche pas de telles prétentions, car il ne semble pas « concerné » par ces querelles ; mais sa souveraine autonomie, précisément, rend d’autant plus efficaces ses synthèses.
Dépassant donc des clivages et scissions, Latour redonne finalement à la pensée critique, ou analytique, son efficience propre : elle n’est plus « jeux de langage » vains, « théories sociales » techniciennes, « poétisations » dérisoires, bavardages phatiques, communications de masse, doctrines élitistes et absconses, mais elle renoue avec sa vocation à désigner le monde, dans ce qu’il a de complexe, pour mieux agir sur lui, de façon soigneuse et responsable.
Expliquons-nous. Dans son ouvrage, Nous n'avons jamais été modernes, qui me paraît paradigmatique et méthodologique, si l'on considère l'économie d'ensemble de son oeuvre, Latour part d’abord de phénomènes très concrets, très empiriques, et très contemporains : virus, phénomènes biotechnologies, biopolitiques, etc. Ces « objets hybrides » nouveaux, qui sont à la fois politiques, culturels, et économiques, nous interdisent désormais de définir des « grands partages » : technique/nature, humain/non-humain, etc. Ils dévoileraient un fait précis : les distinctions que les modernes (et les antimodernes, par réaction) auraient faites, définissant « l’essence » de cette modernité, n’auraient en fait jamais été effectives, reconnues pleinement, achevées complètement.
L’opposition humain/non-humain fut une sorte de distinction de droit que revendiqua constamment la pensée moderne, lorsque la « modernité » (hypothétique) émergea apparemment.
Mais en vain : nos outils cognitifs, perceptifs et affectifs n'ont jamais été aptes à étayer, à appréhender une telle opposition dans sa véracité. Certains « objets hybrides » se multiplient aujourd’hui, et dès lors cette incapacité devient toujours plus évidente : nous n’aurions jamais été modernes.
Il y aurait eu donc, séparation par abstraction (logique), mais qui ne put jamais correspondre à une séparation réelle (ontologique).
Ainsi, à un niveau vraiment philosophique, Latour indique qu’il devient toujours plus nécessaire de penser une certaine articulation, trop longtemps impensée, combinant le logique et l'ontologique, mais aussi la séparation et la non-séparation.
C’est par là que se laisse entrevoir la possibilité d’une totalisation magistrale de la pensée française contemporaine dans son rapport à la philosophie allemande.
En effet, puisque c’est finalement la non-séparation qui serait affirmée par Latour, ou par l’empiricité contemporaine complexe qu’il désigne, il y aurait d’abord en jeu une critique radicale du criticisme moderne, initialement kantien (le krinein de la critique moderne, ou kantienne, signifie en effet : séparer).
Mais cela se ferait au profit de la réhabilitation d’un certain kantisme, dialectisé. Cette réhabilitation rendrait possible le dévoilement d'un fondement kantien spécifique chez Niezsche, Heidegger, Husserl, Hegel et Marx, fondement kantien spécifique qui éluciderait potentiellement leurs gestes, pour mieux rassembler leurs lacunes, vers leur dépassement.
On pourra donc interpréter Latour ainsi :
1) Le krinein (critique) essentiel kantien est la séparation humain (« raisonnable », « jugeant « )/non-humain (« mécanique »)
2) Dénoncer cette séparation, ce krinein kantien, ce serait dire que Kant aurait « ontologisé » ce qui n'était que distinction logique, règle pratique pour le langage. Mais on supposera que Kant lui-même n'était pas dupe de cet écueil : sa critique de la preuve ontologique cartésienne en atteste. Elle définit, en effet, le passage impossible de l'essence, de la pensée, à l'existence, au réel.
3) Dès lors sera revalorisée la philosophie kantienne de façon neuve : la distinction kantienne entre le rationnel (causalité mécanique) et le raisonnable (causalité finale) finit par unifier le débat. Le « non-humain », avec Kant, est assigné au rationnel, et l’humain, ou la personne morale, au raisonnable. Puisqu’une source unique, avec Kant, soit la raison, synthétise ces deux types de causalités, elles sont intrinsèquement rassemblées. La compréhension de « objets hybrides » repose finalement sur l’unité du système kantien, sur l’unité du raisonnable et du rationnel, qui interdit des séparations ontologiques, même si elle maintient des distinctions logiques, pour mieux déterminer des différences et des identités, des complexités et des unités. Kant « traduit » ainsi devient : Kant, penseur des « réseaux » complexes.
4) Cette destruction créatrice pro-kantienne éclaire le fond intime (kantien) des philosophies allemandes modernes, qui hantent les pensées françaises contemporaines : le solipsisme husserlien annonce l'échec de son dépassement ; l'anthropocentrisme heideggerien assume son propre « humanisme », et son propre « nihilisme » ; l'affirmation « noble » nietzschéenne assume sa dialectisation « vile » (démocratie aristocratique) ; la complexité marxienne reconnaît ses tensions internes (Marx « ésotérique »/ « exotériques ») ; la téléologie hégélienne assume son mécanisme errant, et sa rationalité instrumentale.
5) Kant ainsi dévoilé, puis dévoilant, en tant qu’héritage secret et impensé, permettrait, potentiellement, de dépasser toutes les tensions de ces philosophies éminentes, pour cibler une intention commune, qui ne serait plus destructrice, ou conservatrice, mais constructive, et transformatrice. Mais il s’agit là d’un programme de travail colossal. Ce programme de travail, qui est plus que conciliateur, qui est même fédérateur, Latour l’a défini, et il indique que la pensée complexe, traductrice et ouverte, a mieux à faire que de se complaire scolairement, ou que de n’être jamais que « divertissante », « poétique » ou médiatique.
Ce qui est en jeu est la possibilité de remettre Kant, et donc, toute la modernité, sur ses propres pieds, pour mieux abolir toutes les distinctions abstraites, mais aux effets réels destructeurs, qu’elle encouragea. Pour mieux empêcher, autrement dit, à l’avenir, les désastres de cette modernité aveugle : « nous n’avons jamais été modernes » devient un énoncé performatif, radicalement ouvert à une nouveauté inouïe (nouveauté que le « postmoderne » ne fait qu’ajourner, indéfiniment).
L’école analytique structurale, focalisée sur un secteur séparé des autres (le langage) perd tout crédit grâce à Latour, et c’est son formalisme abstrait, censé « élucider » tous les autres secteurs (et donc potentiellement totalitaire), qui devient illégitime.
La tendance à plaquer des schèmes abstraits réducteurs, à partir de déterminations doctrinales impensées, disparaît également avec Latour : car ses réseaux et traductions, indéfiniment denses et complexes, sont tellement ouverts et multiples, laissent tellement de champ à l’interprétation autonome, qu’ils sont aussi, à chaque fois, des façons de pouvoir accueillir l’événement comme événement, le nouveau en tant que nouveau : et donc, à chaque fois, des possibilités de briser de cycles destructeurs, ou de favoriser des transformations réelles. L’écueil des « écoles » figées et cloisonnées est contourné, car même Latour ne peut « faire école » : sa démarche est trop fondamentale et trop élémentaire pour autoriser ce genre de fossilisations.
Cette démarche épistémologique de Latour est donc bien une démarche métaphysique, s’il s’agit de répondre à la question de départ : en effet, un principe synthétique, systématique, unifiant, extrêmement simple et fondamental, rend légitime des articulations complexe, des réseaux reconduits, des traductions multilatérales, qui permettent l’extension puissante des herméneutiques spécialisées, dans toutes les directions. Or, ce principe synthétique, la « séparation non-séparée », n’est rien d’autre qu’un principe métaphysique au sens fort, qui transcende l’empirique, dans la mesure où il émerge à partir de lui.
Finalement, la morale kantienne, qui n’indique plus de séparation humain/non-humain, n’indique donc plus de séparation exploiteur humain/ressources exploitables (femmes, esclaves, colonisé-e-s, prolétaires, êtres non-rationnels, êtres non-conscients). Autrement dit, lorsque cette morale dit qu’on ne peut considérer un être comme simple moyen, mais qu’il est d’abord une fin en soi, elle indique, maintenant qu’elle éclaire son fond intime, un fait précis : il faut abolir le capitalisme, car il assigne les êtres à des « classes », à des « genres », à des « races », à des « non-consciences », à des « irrationalités », pour mieux les exploiter, et car il ne les considère jamais, de ce fait, comme des fins en soi. Et alors Kant, cette fameuse référence philosophique « bourgeoise », finit par exiger que cette bourgeoisie s’auto-abolisse.
C’est ici finalement que Bruno Latour montre ses limites : il rejette la « révolution » politique, qu’il caricature trop, pour admettre sa pertinence. Mais Latour, « mis en cohérence » à son tour, deviendrait un allié précieux pour tout anticapitaliste soucieux de s’inscrire dans une dynamique juste.
C’est bien lui, en effet, qui indique une certaine « voie » : mais il n’ose pas encore l’emprunter. Ce fait nous ramène, hélas, aux limites de tout « savoir » simplement « universitaire », académique, ou théorique (theoria signifiant spectacle).