1° Présentation d’un « projet »
Dans son Introduction à la pensée complexe, qui indique clairement ses intentions épistémologiques générales, Edgar Morin annonce d'emblée ce qui fait problème pour lui : la cause profonde de l’erreur, nous dit Morin, pour le sujet transcendantal moderne, serait dans l’organisation de « nos » systèmes d’idées.
On savait pourtant, depuis Lukacs, que se dissimulait derrière ce « nous » une forme-sujet qui n’est pas réellement universelle. On le sait encore mieux aujourd'hui.
Selon Morin, les sciences formelles modernes, physique, biologie, sciences humaines, et leurs spécialités, seraient toujours plus mutuellement étanches, cloisonnées, séparées, si bien que c’est la complexité des mondes matériels, vivants, humains, qui « nous » échapperait toujours plus. Une organisation épistémologique novatrice de ces systèmes, et d’un système qui les articulerait entre eux, une nouvelle méthode en somme, une « scienza nuova », devrait « nous » permettre de corriger, autant que possible, cette erreur moderne, toujours aggravée, que serait la « compartimentation des savoirs », empêchant un regard d’ensemble, et bloquant chaque science spéciale dans sa compréhension du dit « monde ».
Le lien inséparable entre l’observateur et la chose observée est réaffirmé, c’est donc bien le principe d’incertitude de Heisenberg qui sera intégré à cette complexité morinienne.
La difficulté de la pensée complexe (qui n’est qu’une pensée qui en remplace une autre) est qu’elle doit, nous dit Morin, affronter le « fouillis », le « brouillard », « l’incertitude » et la « contradiction ». L’intention conflictuelle ici est claire, mais Morin voit-il qu’il se place maintenant d’un certain côté d’une lutte, qui n’est pas que théorique ?
La complexité morinienne synthétise la diversité des outils logiques-formels disponibles (intégrant même les formes non-formelles), et les outils épistémologiques-formels disponibles (se voulant concrets), pour rendre plus efficaces les nouveaux modes d’unifications de « nos » savoirs (ou pouvoirs-savoirs) :
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disjonction/conjonction, holisme/réductionnisme, seront conciliés via un « ni/ni » qui est aussi un « et/et ».
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système ouvert (thermodynamique, physique et biologique), cybernétique (boucles de rétroaction articulant les champs entre eux, pour permettre les synthèses), auto-éco-organisation, théorie de l’information, s’ajustent et se complètent mutuellement, pour définir cette théorie de la complexité, qui dépasserait potentiellement le « cloisonnement désolant » de « nos » savoirs.
Modeste et attentif, Edgar Morin admet que la boîte noire de la cybernétique (Norbert Wiener), que l’incomplétude définie par le logicien Kurt Gödel, que l’incertitude de Werner Heisenberg, définissent certaines limites, voire certaines bornes, pour ce projet d’une pensée complexe, qui devra toujours renoncer à l’achèvement de la synthèse.
Néanmoins, l’enjeu est clair : il s’agit de rendre l’intellect de « l’homme » moins aveugle. Et de penser à nouveaux frais l’unité des grands champs scientifiques (physique, biologie, anthropologie).
Le sujet émerge avec le monde, nous dit Morin, de façon émouvante. Mais ici, hélas, le principe régulateur de la forme-sujet moderne affirme, de façon abstraite, l’identité d’un « sujet » en général, et d’un « monde » en général, qui renvoient à un type humain qui est loin d’épuiser toute subjectivité, ou toute humanité possible (cet type est structurellement bourgeois, masculin, occidental, rationnel, et valide). Morin encourage une dissociation structurelle, sans le savoir.
Morin affirme l’incomplétude de la complexité de façon cohérente. Mais il ne cerne pas ce qui la rend incomplète. Ce qui la rend effectivement incomplète, en effet, renvoie au fait que les théories formelles bourgeoises sont incapables de saisir leur contenu, leur « substrat de réalité », dans la mesure où elles reproduisent l'aveuglement de l'économique : ce qui leur échappe fondamentalement est la qualité des souffrances et désirs humains du monde vécu, et elles ne saisissent jamais que des pures synthèses abstraites et mutilées qui ne traduisent en rien la réalité complète. De même que la valeur obnubilante masque la concrétude des relations sociales.
De fait, sur ce point, Morin ne respecte pas son principe logique : disjonction et conjonction, de même que holisme et réductionnisme, s’opposent mutuellement, souterrainement, au sein de son projet, sans pouvoir s’accorder vraiment. En effet, sa démarche est dissociatrice : elle reproduit la disjonction entre forme et monde vécu ; la conjonction qu'elle opère sur cette base sera la réunion du séparé en tant que séparé, et elle accroît de ce fait la scission. Sa démarche est autant réductionniste que peut l'être le formalisme bourgeois. Le holisme qui s'affirme sur cette base développe une universalité abstraite qui, de même, accroît la scission.
2° Critique radicale de la « pensée complexe » morinienne
Le projet « concret » de Morin se résume ainsi, dans son Introduction à la pensée complexe (chapitre 2) : « Physique, biologie, anthropologie, cessent d’être des entités fermées mais ne perdent pas leur unité. »
Contrairement au positivisme logique, Morin admet la contradiction, la résistance, l’ouverture du système complexe (boîte noire, incomplétude, incertitude). Cela signifie que Morin laisse entrer dans son système la possibilité d'une défaillance.
Mais cette « reconnaissance » de l’incomplétude permet une unification « plus efficace » de « nos » savoirs (ou pouvoirs-savoirs) : de même que Kant, lorsqu’il reconnaît le caractère inaccessible de la chose en soi, permet un achèvement du système « moins incomplet », en postulant un « substrat moral » (bourgeois et inconsciemment coupable) autonome et libre qui viendra, comme noumène ainsi déterminé, achever la synthèse, de façon au moins régulatrice.
Physique, biologie, sciences humaines : ce ne sont pas là des observations, des regards, des théories pures, complètement désintéressées, ou fondamentales, pour quelque « sujet » « universellement humain » qui serait simplement curieux, ou qui voudrait élever son seul « esprit ». Elles permettent avant tout le déploiement, directement ou indirectement, thématiquement ou non, d’applications techniques, mécaniques, industrielles, militaires, biopolitiques, socio-économiques, quotidiennes et constantes, assignant et réifiant un grand nombre de sujets déqualifiés et dévalorisés.
Ces applications des théories physiques, biologiques, anthropologiques, au sein du capitalisme moderne, sont autant d’assignations, de réductions, de soumissions, de réifications concrètes, détruisant concrètement des individus réels (exclus par la forme-sujet négative) : détruisant des sujets assignés au « non-bourgeois », au « non-masculin », à une « race », au « non-rationnel ».
Lorsque Morin présente son projet de dessiner l’unité complexe de « nos » sciences, qui reconnaîtrait à la fois son incomplétude relative, son « ouverture », il réaffirme clairement le projet clivant et clivé , globalement inconscient, d’un Kant, d’un Adam Smith, d’un Schrödinger, d’un Gödel ou d’un Norbert Wiener : il s’agira d’affirmer l’unité des outils de la destruction, tout en reconnaissant qu’il y aura une part d’imprévisible au sein de l’encadrement de cette destruction (luttes sociales, résistances, détournements, sabotages), pour anticiper cet imprévisible, bloquer les déviations soudaines, et mieux réguler un tel projet.
Morin n’est bien sûr pas du tout conscient de cette dimension effrayante de son propre projet. Il ne s’agit en rien de l’accuser moralement, car tout théoricien, même le plus critique, parle malgré lui le langage de la destruction et du clivage. Morin n’aura été qu’un humaniste naïf, et plein de bonnes intentions, comme tout penseur qui se respecte (et celui qui indique cela ne saurait rejeter complètement le fait que cette critique le vise aussi). Morin pensa peut-être que « la science en général » relevait de l’élévation « spirituelle » de tout sujet « humain », pouvant permettre un « progrès » souhaitable, sans voir qu’elle était globalement l’instrument d’un pouvoir-savoir très situé.
René Char, qui avait découvert sa vérité propre, la résistance, exprimera brièvement la tragédie qui toucha l'ancien résistant Morin : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Cette phrase signifie aussi que tout savoir aujourd’hui doit apprendre à renoncer à désigner la complexité concrète, qu’elle soit ouverte ou close, pour ne pas participer au désastre, et faire de ce renoncement sa vertu, éthique et tactique, et non sa privation. Et qu’il doit s’engager dans une praxis politique déterminée, résistante, trahissant la vocation logique du théorique, pour dépasser les inversions de ce théorique, et non pas surtout pour tenter de compléter ses manques, ou de « réguler » ses limites, sur le seul plan d’un intellect clivé.
Chez Deleuze, cette pensée qui « défaille » se situe face à des mouvements « aberrants », et son défaillement peut et doit devenir une revendication, un souci éthique et stratégique, une reconnaissance pleine de celles et ceux qui ne sont jamais reconnu-e-s, vers une fédération possible, dans une praxis appropriée, et non pas un manque négatif à combler, un défi intellectuel à relever, un pur jeu de langage à reconfigurer, une pure création de concepts à proposer à nouveaux frais.
L’écriture qui se couche sur le papier n’accomplit sa vocation qu’au sein d’une résistance agissante, qui ne s’écrit pas seulement avec la main.
3° Bilan critique
Avec Morin, l’outil de la mise en relation est essentiellement l'outil cybernétique (qui reste un outil mathématique, normatif et quantitatif). Comme outil formel, il reste indifférent à tout contenu concret, si bien que la synthèse qu’il opère est une synthèse abstraite qui vient redoubler le caractère abstrait des sciences spéciales séparées interconnectées de cette manière.
Pour appréhender la complexité sociale et théorique de façon concrète, Morin aurait dû d'abord considérer le contenu concret, la matière même des formes autonomisées par les sciences modernes spécialisées. Physique, biologie, et anthropologie, en tant qu’elles sont des sciences visant, directement ou indirectement, des applications pratiques dans les champs techniques, technologiques, industriels, économiques, développent des formes dont le contenu, la matière, sera la subjectivité souffrante, et toujours plus dissociée, des individus vivants subissant violemment ces ordres techniques, technologiques, industriels, et économiques, et les faisant « fonctionner », pour qu’en découle l’autoconservation de la valeur au fil de l’accumulation du capital. L’outil formel cybernétique ne fait que réunir ces sciences en tant qu’elles sont formelles, c’est-à-dire qu’il accroît, par la synthèse purement abstraite, leur incapacité à saisir leur « substrat » de réalité.
A dire vrai, lorsqu'on développe une conception critique radicale, fondée sur la non-identité stricte entre les formes théoriques du système et les vécus réels dissociés, on ne peut que renoncer à saisir de façon adéquate la « totalité » historique et sociale, même dite « complexe ». Toute totalisation, toute synthèse simplement théorique, réellement inadéquate, finit par participer ici de l'autoconservation des formes totalisantes, et mutilantes, réifiantes, que sont la marchandise, le travail abstrait, la valeur et l'argent (associées à une forme-sujet très située). Elle apparaît comme une violence structurelle.
Lorsqu'on reconnaît que le contenu concret des formes théoriques modernes est bien la souffrance subjective des individus, on reconnaît aussi, par définition, que cette souffrance ne peut être « théorisée » sans être déformée, ou mutilée, trahie. On affirme d'abord, donc, l'impuissance de la théorie, sur son propre terrain (elle ne saurait satisfaire le désir théorique de totaliser son savoir propre, de façon adéquate). La souffrance subjective, en effet, se situe sur un terrain radicalement hétérogène à l'abstraction théorique. C'est précisément en désignant négativement cette souffrance, en renonçant à sa définition conceptuelle, et en renonçant à théoriser adéquatement la complexité, c'est en renonçant à cette réduction formelle, qu'on admet finalement qu'une telle souffrance incommensurable peut devenir un vecteur de résistance, ou de refus, face aux formes totalisantes abstraites du système marchand. Sans ce renoncement, sans cette désignation de la non-identité, on laisse finalement le champ libre à une théorie toujours plus totalitaire, et on réduit toujours plus à l'inexistence ce qui pourrait rendre possible la critique qualitative, puis l'abolition réelle du système.
Certes, la totalité, ou la valeur, comme forme sociale structurante, et réellement agissante, possède une effectivité réelle. Mais comme forme d'organisation sociale particulière qui mutile concrètement les individus, elle ne peut réduire complètement les vécus singuliers et multidimensionnels à ses injonctions formelles et unidimensionnelles, et elle apparaît en outre comme une forme historiquement déterminée, dépassable, et à dépasser.
En voulant saisir cybernétiquement, formellement, cette « totalité » (dite pudiquement « ouverte »), le théoricien de la complexité Edgar Morin risquait de consolider ces formes sociales totalisantes, sans apercevoir en outre leur dimension réifiante, mais aussi contingente, dépassable en fait comme en droit.
Finalement, la façon même dont ce théoricien conçoit l'inaccessibilité relative du contenu des formes, fondant une totalisation « ouverte », soit cette « incomplétude » (Gödel), « incertitude » (Heisenberg), « boîte noire » (Wiener), « chose en soi » (Kant), traduit une façon de réduire totalement des individus réels et concrets (les individus non reconnus, réifiés par les formes théorico-techniques) à l'inexistence pure, logique, soluble dans un formalisme abstrait et totalement obnubilant/obnubilé.
En tant que telle, donc, la démarche de Morin pourra devenir totalitaire : car le totalitarisme (en tant qu’il est aussi associé à un projet théorique) est bien le primat d’une forme partielle synthétisante qui se fait passer fallacieusement pour la réalité vécue « intégrale ».
Le travailleur intellectuel, issu d’un secteur d'activité qui tend à encadrer formellement le tout social abstraitement conçu, s’il prétend définir une totalité englobant tous les champs théoriques en tant que théoriques, ne fournira pas un principe d’émancipation ou de compréhension concrètes, mais il achèvera la séparation par laquelle les individus prolétarisés, réifiés ou exclus sont dépossédés de leur propre existence (il contribuera de ce fait, hélas, et bien malgré lui, à la barbarisation du totalitarisme économique, totalitarisme qu’il prétend pourtant dénoncer, par ailleurs, de façon « humaniste »).
Quoi qu’il en soit, le programme morinien de la « pensée complexe » n’eut pas des héritiers scientifiques, issus de la recherche fondamentale, très féconds.
Mais certains secteurs spécialisés aujourd’hui, théorico-techniques, développent sans le savoir cette « scienza nuova » de l’avenir, en mobilisant, cybernétiquement, tous les « savoirs » disponibles, d’une manière souvent effrayante : neuromarketing, projet transhumaniste, comportementalisme neuroscientifique, régulation de l’entropie économique, etc.