Le conspirationnisme
I Introduction
A l'ère du web 2.0, nous assistons sur la toile à la prolifération d'une diversité invraisemblable de Weltanschauungen, des plus fantaisistes aux plus "sérieuses", sans que l'attention qu'on leur accorde ne soit relative à des critères de sélection raisonnés. En effet, dans ce contexte, ne comptent pas tant la puissance argumentative du discours, ou encore l'indiscutabilité des faits avancés, ni même, ce qui est le plus inquiétant, les opinions émises, qu'elles soient favorables ou défavorables ; l'aspect déterminant serait plutôt l'importance quantitative de l'audience concernée. Apparaître massivement est une condition nécessaire et suffisante par laquelle deviennent consistantes et dignes d'intérêt les « conceptions » exposées. Leur vraisemblance devra dépendre de leur taux de viralité, taux dont l'ampleur reste aussi mystérieuse qu'un décret divin, et tend à se substituer à la faculté de juger, au profit d'une pensée magique d'un nouvel ordre.
C'est sur un tel terreau que s'épanouit une nouvelle génération de conspirationnistes décomplexés, d'autant plus sûrs de leur fait qu'ils sauront trouver un public conséquent. Sur un plan psychologique, le succès de ces pensées mutilées et confuses, ennemies de la complexité et de la rigueur analytique, peut s'expliquer par la structuration cognitive inédite induite par l'utilisation systématisée et irréfléchie d'Internet : l'effet de mode, l'effet de récence et d'exposition, et surtout la tendance à compartimenter les savoirs pour les relier a posteriori de façon artificielle, via la survalorisation d'un secteur de l'information censé éclairer tous les autres, sont autant de composantes de la pensée conspirationniste qui sont largement favorisées par le net surfing errant. En outre, la multiplication, sur le web, des « savoirs » disponibles, et la diversification des modes d'exposition de ces « savoirs », effraient, et conditionnent un repli vers l'unification simpliste propre aux théories du complot (récurrence du ton, du thème et du schéma interprétatif), unification qui vient contredire la pluralité empirique.
Cela étant, le fond du problème ne nous renvoie pas au seul outil Internet, qui n'est après tout qu'un symptôme parmi d'autres d'une réalité plus globale, réalité dont la configuration détermine un recours éperdu à la personnalisation naïve des rapports de domination. Dans cette perspective, le web ne jouerait qu'un rôle de facilitateur, dans la mesure où il n'est jamais qu'un instrument adapté aux conditions de production dans lesquelles il s'insère.
Le contexte d'apparition d'un certain conspirationnisme spécifiquement moderne nous révèle son essence et sa raison d'être. En 1798, l'abbé Augustin Barruel dénonce un « complot antichrétien » à l'oeuvre dans le mouvement révolutionnaire français. C'est ainsi qu'émerge la première forme de théorie du complot au sens moderne, tandis que s'initie précisément la dynamique de domination impersonnelle par laquelle le « complot » au sens traditionnel devient toujours plus impossible. En effet, l'universalisme formel qui triomphe, en cette fin de siècle, sur le plan politique, se fait au profit d'une structuration juridique nouvelle des conditions socio-économiques, laquelle structuration se fonde sur l'abstraction de la valeur, l'impersonnalité du marché et la neutralité axiologique, par opposition à la personnalisation concrète et théologiquement orientée des rapports féodaux. Alors que le politique entérine une opacité inédite dans les rapports sociaux, où les dits « dominants » sont eux-mêmes dominés par des abstractions vides sur lesquelles ils n'ont pas vraiment de prise, et où ils n'ont de ce fait pas un contrôle « réel » sur la société qu'ils sont censés régir (ils fétichisent les produits du travail qu’ils valorisent, et qui leur échappent), surgissent paradoxalement les premières tentatives d'élucidation du social misant sur la toute-puissance hyperconsciente quoique dissimulée d'une minorité bien précise. Cette contradiction apparente éclaire parfaitement la fonction intrinsèque du conspirationnisme dans les conditions historiques de la constitution fétichiste capitaliste, qui est une manière proprement moderne d'envisager le monde humain : celui-ci tend à réinjecter de la subjectivité, de la responsabilité, de la personnalité, du projet, là où ils font de plus en plus défaut.
Dans son analyse de la société marchande, Marx insiste sur la spécificité du rapport capitaliste, qui se distingue radicalement des rapports esclavagistes et féodaux. Pour le dire vulgairement, « l'ennemi des humains » n'est plus proprement humain, il ne s'agit donc plus de dénoncer, dans l’absolu, le pouvoir de quelque groupe social bien défini. En effet, dans les rapports modernes de production, de la même manière que « le travailleur n'est que la personnification du travail », « le capitaliste n'est que la personnification du capital ». Autrement dit, les agents économiques, qu'ils soient « exploiteurs » ou « exploités », sont, en dernière analyse, différemment mais certainement, mus par des catégories abstraites dont la logique leur échappe globalement. De là, le véritable « sujet » de cette société n'est pas le « bourgeois », encore moins le salarié, mais bien la valeur, que Marx conceptualise comme « sujet-automate ». La valeur, le « sujet-automate », est le moyen et la finalité de la société marchande : il est ce par quoi les marchandises deviennent commensurables entre elles, et ce qu'il s'agit d'accumuler indéfiniment ; non pas l'humanité concrète en chair et en os, mais le travail humain gélifié dans ses produits en tant que pure quantité abstraite, autrement nommé « travail abstrait ». Son existence comme entité autonome réside dans le développement d’une forme inversée de la circulation, A-M-A' (Argent-Marchandise-Davantage d'Argent), c'est-à-dire dans le geste capitaliste consistant à ériger l'argent, le medium de l'échange, en fin en soi, en ce qu'il posséderait la qualité quasi-magique de s'accroître dans le procès de l'échange (en réalité, c'est l'existence de la plus-value, extorquée au salarié, qui rend possible cet accroissement). Dans cette vaste automaticité tautologique, il va sans dire que l'individu, avec ses projets, ses désirs, et sa conscience, n'a pas vraiment « son mot à dire », même dans le cas où il possède les moyens de production. Il est essentiellement une force sans volonté guidée par la logique impersonnelle des objets produits. Ici, donc, nulle psychologisation, nulle moralisation des rapports de domination n'est vraiment envisageable, du moins pas immédiatement. Certes, il est toujours possible de distinguer au sein du champ social un groupe de privilégiés et un groupe de lésés, un groupe de gestionnaires et un groupe d’exploités, dans la mesure où la division du travail et la distribution des biens produits demeure inégalitaire. Ce qui engage des luttes nécessaires, et adaptées. Mais il n'est pas pertinent de supposer des intentions immédiatement explicites de la part des privilégiés, car nul projet « moral », nulle responsabilité, nul désir conscient ne semblent s’affirmer à travers leurs calculs froids et glacés : ils semblent eux-mêmes, piteusement, n’être que les jouets d'une matrice qu'ils ne contrôlent pas.
- Critique de la finance et antisémitisme
Les diverses théories du complot qui ont fleuri jusqu'à aujourd'hui sont toutes porteuses de la même illusion. Le conspirationnisme anti-juifs, ainsi, vise initialement à dénoncer les « dérèglements » induits par l’existence d’un capital financier, pour les économies nationales, capital financier qui en tant que tel est une catégorie abstraite résultant de la logique impersonnelle du capital. Pourtant, il ne se contente pas de dénoncer une simple mécanique impersonnelle. Associant d'abord la spéculation financière à quelque « volonté de puissance » imaginaire (le capital fictif restant essentiellement spéculatif, ontologiquement impuissant), et se basant sur une certaine mythologie moderne (les grands banquiers seraient juifs), il débouche sur une essentialisation du type juif, et sur la détermination d'une psychologie, d'une morale et d'un projet de domination très précis. Le point de départ est une pure automaticité déshumanisée, affirmant son caractère abstrait, qui n’a aucune caractérisation « culturelle » ou » « anthropologique » concrète, a priori (le capital financier) ; le point d'arrivée est une « communauté historique », dont les intentions seraient conscientes, déterminées, et relatives à une religion, voire à une « race » (dans le pire des cas), aux traits « marqués » et « connus ». Cette induction erronée, mais qui correspond aussi à une inversion matériellement produite, et se développe en elle, vise bel et bien à localiser un ennemi commun, à lui donner un visage humain, afin de contourner le désespoir attaché au constat qu'il n'y a rien de « qualitatif », de « spécifique », dans les catégories impersonnelles de la domination marchande.
Au niveau d’une critique de l’économie politique en tant que telle, on pourra se référer à l’article de Postone « Antisémitisme et national-socialisme »[1]. La réaction romantique et nationaliste-bourgeoise aux crises induites par le capitalisme se mondialisant consiste souvent à revaloriser la dimension « concrète » de l’économie marchande. Les idéologues nationalistes qui déplorent la « dissolution » des traditions nationales et de la culture nationale, ou encore du « tissu social » national, dénonceront la dimension abstraite de la structure marchande (valeur d’échange, travail abstrait, argent) au nom de la défense de sa dimension concrète (valeur d’usage, travail concret, particularismes culturels et nationaux). Ils semblent eux aussi de ce fait « critiquer » le fétichisme marchand : ils déplorent le fait qu’une « seconde nature » unidimensionnelle, abstraite, soumise au calcul et à la quantité, se surajoute à la société « concrète », pour la « dominer ». Mais en réalité, ils sont eux-mêmes des fétichistes éminents, pour deux raisons :
- ils tendent à personnifier cette dimension abstraite de la structure marchande, en assignant « le » Juif, une hypostase elle-même idéologique, à l’abstraction de la valeur (travail abstrait, argent, finance) ;
- ils idéalisent la dimension « concrète »-nationale du capitalisme, en voulant la « préserver », alors qu’elle est elle-même déjà une abstraction, indissociable de l’abstraction de la « seconde nature » qu’ils tentent de critiquer confusément (par exemple, la valeur d’usage ou le travail concret sont eux-mêmes déjà des abstractions capitalistes, qu’on ne peut dissocier de la valeur et du travail abstrait, lesquels sont donc les abstractions d’abstractions).
L’antisémitisme est structurel dans la modernité, de même que le conspirationnisme antisémite, de ce fait : puisque la dynamique du capitalisme est une dynamique de crise (la valeur tend à se dévaloriser au fil des révolutions technologiques, et à recourir toujours plus au capital fictif), puisque ces crises suscitent des réactions nationales désireuses de « préserver » le côté « concret » (idéalisé) des économies nationales, et puisque ces réactions nationales tendent historiquement à personnifier le côté abstrait du capitalisme global en assignant « le » Juif à cette dimension abstraite, jusqu’à aujourd’hui, alors l’antisémitisme est bien une structure politique indissociable de la modernité, laquelle développe une dialectique entre mondialisme abstrait et réactions particularistes nationales (les deux faces d’une même pièce), qui n’est rien d’autre qu’une logique de la destruction.
b) L’antisémitisme « métaphysique », et son lien avec une critique idéaliste, théologico-politique, du capitalisme
Venons-en aux racines de la « question juive », telle qu’elle fut thématisée par la pensée moderne, et à ses rapports avec le conspirationnisme anti-juifs qui prolifère aujourd’hui.
Une approche « perspectiviste » de la question juive nous est proposée par Nietzsche, en particulier dans la Génealogie de la morale. La judéité ne nous renverrait pas à une communauté humaine parmi d'autres qu'il s'agirait de stigmatiser ou de soutenir, mais serait présente en chacun de nous, occidentaux de la modernité, à titre de disposition métaphysique ou transcendantale (nos évaluations morales seraient imprégnées, toujours déjà, par le judéo-christianisme).
A dire vrai, en suivant l'analyse nietzschéenne, et en la confrontant à une critique marxienne de la valeur déterminée, « on » pourrait arriver à ce résultat : la judéité, base religieuse et morale du « nihilisme » occidental, s'incarnerait éminemment et s'achèverait dans la dépersonnalisation propre au moment capitaliste. Cette conclusion sera celle que nous proposent certains « penseurs » rouges-bruns et antisémites d’aujourd’hui, dont il s’agirait de développer les fondements « axiologiques » impensés, puis qu’il s’agirait de déconstruire, et enfin de dénoncer (Alain de Benoist, Francis Cousin, etc.).
Ce qui serait « critiqué », « avec Nietzsche », et avec ces sinistres personnages, lorsqu'il s'agirait de décrire la « structure morale juive » (ou encore : « judéo-chrétienne »), ce n'est pas d’abord une « communauté » parmi d'autres, mais cette tendance « nihiliste », que « nous » aurions intériorisée, à déprécier, à occulter le monde et la vie au profit d'abstractions non-humaines.
Tentons de comprendre ce rapprochement possible, et fort tendancieux, entre une certaine critique nietzschéenne des valeurs (morales) et une certaine critique marxienne de la valeur (marchande).
Pour ce faire, présentons d'abord les analyses nietzschéennes, postérieures chronologiquement, mais qui ont la préséance logique et généalogique.
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche présente la manière dont le judaïsme originel proposa puis imposa l'inversion totale de toutes les valeurs alors établies. La morale des guerriers, des conquérants, des seigneurs, se vit transmuée en son exact contraire. Là où il s'agissait, pour la noblesse originelle, d'affirmer la puissance de subjuguer et de dominer, la capacité à célébrer la vie et la passion, mais aussi la puissance de détruire, d'anéantir le « faible », il s'agit, pour la caste sacerdotale par excellence, pour le « peuple juif », de valoriser l'opprimé, le « faible », l'esclave. C'est une pure vertu négative qui se substitue alors à l'énergie positive et surabondante du noble : un « ne pas faire », une façon de s'abstenir, une maladive passivité qui subit stoïquement les vicissitudes de l'existence et s'en glorifie.[2]
A la base de ce retournement, on retrouve le postulat d'un « atomisme » de l’âme (Par-delà Bien et Mal) - atomisme repris et sublimé par le christianisme à venir. L'atomisme de l’âme suppose une âme neutre, un substrat moral indifférencié, à partir duquel le fait de faire le Mal, et le fait de s'en abstenir, sont deux comportements également possibles (on songe ici à quel point Postone a raison de rattacher la pseudo-critique, romantique et nationaliste, de l’abstraction marchande, à un antisémitisme structurel : Postone devient un critique de Nietzsche). Ainsi, est louée, est érigée en modèle de sainteté, la réaction, le fait de pâtir et de subir sans détruire, sans inscrire concrètement son empreinte dans le monde, par opposition à la force brutale et sanguinaire du guerrier agissant et effectuant, et ce dans la mesure où se laisse conjecturer quelque universalité abstraite (l'âme humaine en général) au départ de laquelle l'agir ou le non-agir sont des potentialités également envisageables. Dès lors, tout est mis en place, sur les plans psychique et métaphysique, pour que le noble se voit insidieusement contaminé par un sentiment de responsabilité qu'il ignorait jusqu'alors (toute noblesse se pensant initialement comme étant innocente), et découvre la mauvaise conscience, accablante : la révolte des esclaves, bataille de l'intellect « sournois » contre la volonté de puissance démesurée, s'achève sur le triomphe incontestable des esclaves, ceci éclairant en partie la formule énigmatique de Nietzsche : « il faut protéger le fort des faibles ». Cela étant posé, il faut bien noter que cet atomisme responsabilisant relèverait, selon Nietzsche, d'une « mécompréhension » de la nature humaine et de ses instincts : en effet, le noble ne « choisirait » pas de subjuguer et de dominer, tout comme l'esclave ne « choisirait » pas d'être opprimé et maltraité ; l'un comme l'autre ne pourraient « faire autrement », ils seraient mus par des pulsions préconscientes sur lesquelles ils n'auraient aucune maîtrise. A titre de métaphore, on pourra dire que la morale juive serait, selon Nietzsche, aussi inepte que tel qui, faisant tomber un objet, et constatant l'attraction terrestre, déclarerait : « Je veux cette attraction ». Tout comme l'oiseau de proie ne serait pas « libre » de fondre sur sa proie, la proie elle-même ne serait pas « libre » de se laisser dévorer : cette image nietzschéenne illustre très bien sa façon de considérer la responsabilité morale, l'atomisme de l’âme, et surtout le libre arbitre, concepts fallacieux qu'il s'agirait de déconstruire, de dénoncer, puis d'abolir, selon lui.
Mais venons-en au point central de la généalogie nietzschéenne, que Deleuze aurait « bien su résumer » dans son ouvrage consacré à la pensée du philosophe (Nietzsche et la philosophie), point central qui se laisse synthétiser comme suit, par le passage d'une affirmation à une négation :
1) Le noble, dans la détermination de sa morale, affirme avant toute chose sa propre puissance, sa propre existence, surabondante et joyeuse, son grand « oui » à la vie qui est la sienne. Il est le « bon », le « véridique », « l'authentique », celui qui possède la force de « créer » des valeurs pour les imposer, la force de nommer le monde et ses états en tant qu'individu s'éprouvant en première personne. Sa dépréciation du « mauvais », du « menteur », du « factice », de l'esclave en somme, est un moment secondaire, inessentiel, et peu thématisé par lui : elle ressemble à de l'occultation, à de l'indifférence, indifférence parfois bienveillante d'ailleurs - on plaindra le vil, on ne le haïra jamais : la noblesse réserve sa haine et son agressivité à ses « semblables ». Autrement dit, la positivité, l'affirmation, dans la morale noble originelle, est le point de départ véritable, tandis que le moment négatif est contingent.
2) La morale juive initiale, au contraire, a pour point de départ la négation de ce qui n'est pas soi, la condamnation du dominant, elle se fonde sur un grand « non » dirigé contre l'autre et sa violence. Le juif primitif est le vertueux, il incarne le Bien, non pas en ce qu'il aurait la puissance de créer des valeurs ou de nommer le monde, mais en tant qu'il déprécie un système de valeurs et un monde qui lui est étranger et qu'il subit. Ainsi, l'affirmation de soi, dans le cadre de cette morale, est le moment inessentiel et secondaire, le moment dont on peut se passer, tandis que la haine dirigée contre ce qui est plus puissant que soi est le point fondamental. Autrement dit, la négation, dans la morale juive primitive, est le point de départ véritable, tandis que l'affirmation est indirecte, médiatisée et contingente.
On songera ici que l’opposition noble/vil, selon la dialectique dévoilée par Postone, renvoie à la dialectique romantique/nationaliste entre concret et abstrait, telle qu’elle serait personnifiée de façon confuse et mythologisante. Nietzsche rétroprojette la dynamique capitaliste dans une réalité antique fantasmée, de façon anachronique, pour mieux protéger, ou « purifier » (certes malgré lui) cette dynamique moderne, au profit de la bourgeoisie nationale (indépendamment du fait que Nietzsche pensait lui-même mépriser la bourgeoisie allemande de son temps).
Mais venons-en au sujet qui nous intéresse pour l'instant : en quoi, selon Nietzsche, le judaïsme primitif serait-il la base morale et métaphysique du « nihilisme occidental » ? Dans la synthèse que je viens de proposer, nous pouvons mettre en avant deux moments : l'atomisme de l’âme responsabilisant (fallacieux) et le passage d'une affirmation à une négation. Est nihiliste, dans le vocabulaire nietzschéen, ce qui est négation, dépréciation de la vie, de l'existence éprouvée en première personne, ce qui s'oppose à l'amor fati, au fait d'affirmer et de louer constamment ce qui arrive, y compris les pires souffrances. Or l'atomisme de l’âme, d'une part, serait nihiliste en vertu d'une telle définition : la neutralité, l'indifférenciation, l'universalité abstraite qu'il postule, reflètent une distanciation destructrice, un désengagement à l'égard du monde, et un effacement corrélatif de la personnalité et de son caractère spécifique, qui ne sont que des manières de dénigrer l'existant. L'atomisme de l’âme (une rétroprojection nietzschéenne de la valeur marchande, ici), qui fonderait le dualisme de l'âme et du corps, serait la base métaphysique, voire épistémologique, du nihilisme occidental : ce corps abandonné, coupé de ses instincts, de sa force vive et intégrée, cette âme vide, coupée de son affectivité propre et de son intime imbrication dans la sensualité, seraient tous deux proprement désincarnés, désertés... niés. D'autre part, serait nihiliste, selon la même perspective, le passage d'une affirmation (noble) à une négation (vile) que je viens d'expliciter : ce « judaïsme originel » qui aurait besoin de « déprécier » ce qui n'est pas lui pour poser son identité axiologique serait la figure initiale du nihilisme occidental, sur le plan moral cette fois-ci. A double titre, donc, sur les plans métaphysique et moral, le judaïsme serait l'émergence du nihilisme dans le royaume des valeurs.
Notons en passant un fait qui a son importance : Nietzsche lui-même ne se pensait pas comme antisémite ; on dit même parfois qu’il fut un grand « philosémite », dans la dernière partie de sa vie. Ces affirmations « pro-nietzschéennes », souvent trop binaires et trop catégoriques, formulées parfois par des humanistes « républicains », permettent hélas aussi, aux rouges-bruns qui instrumentalisent ces textes pour diffuser leurs conceptions antisémites, de rejeter toute accusation d’antisémitisme qui les viserait, et de dire même, abjectement, qu’ils critiqueraient eux-mêmes toutes les formes d’antisémitismes (Alain de Benoist).
Comment justifiera-t-on « l’absence d’antisémitisme » de Nietzsche, qu’il revendiquait parfois lui-même, et qui aurait même pu susciter, entre autres facteurs, sa rupture avec Wagner ?
Sélectionnons quelques arguments tendancieux :
1) D'une part, pourraient nous dire les « pro-nietzschéens », dans la Généalogie de la morale, outre le fait que Nietzsche range « le » juif dans la catégorie du « vil », de l' « esclave », il « loue » surtout et avant tout son intelligence, son habileté, sa grandiose oeuvre de conversion massive : n'a-t-il pas, après tout, su avoir raison de la caste représentant la puissance par excellence ? D'un certain point de vue, « le » juif est lui aussi créateur de valeurs, certes des valeurs qui se réfèrent à un opposé prédonné, mais des valeurs tout de même empreintes d'une relative positivité. D'un certain point de vue, « le » juif est lui aussi un fort, ou plutôt : un faible qui a su se hisser au rang des forts, appartenant à une caste qui a su s'ériger en caste de seigneurs, d'autant plus « méritante » que sa condition initiale était la fange et le mépris universel : là se situent les limites de l'essentialisme nietzschéen, qu'il aurait admises à demi-mot, et de là se laisseraient envisager un égalitarisme et un démocratisme nietzschéens... non nihilistes.
2) D'autre part, et ce serait là le point essentiel, le geste moral juif représenterait, selon Nietzsche, un formidable défi pour la caste des nobles, et de là, pour l'humanité tout entière, dans la mesure où l'humanité s'éprouverait le plus intensément dans l'existence noble. En effet, la dépréciation juive et son triomphe, inscrivant dans l'âme noble les douleurs de la mauvaise conscience et de la culpabilité, sont une incitation pour cette âme à se complexifier, à se discipliner aussi, à trouver des parades, des stratégies d'évitement au service d'une libération d'autant plus exaltante qu'elle aura été précédée de tourments atroces. Faites souffrir une âme noble, elle vous en sera finalement reconnaissante : n'a-t-on pas dit que l'extrême souffrance est la condition sine qua non de sa joie (joie dionysiaque, entendons-nous bien) ?
Voici donc pourquoi Nietzsche ne se pensait pas comme anti-juifs : il considérait que « le » juif était intrinsèquement digne d'admiration (il serait l'esclave qui a su renverser le maître) ; et il considérait que le noble, figure suprême de l'humain sur terre, lui est, somme toute, redevable. D'un point de vue intrinsèque comme d'un point de vue extrinsèque, le judaïsme ne serait pas « condamnable » selon Nietzsche.
Un dernier argument de poids serait à avancer : depuis le triomphe de la morale juive, nous posséderions tous la judéité, en un sens transcendantal. La critique de la morale juive serait d’abord, pour tout occidental, une auto-critique ; le combat entre la judéité et la noblesse serait d’abord un combat intérieur à chaque conscience ; être « anti-juifs », cela renverrait donc à une forme de haine de soi, condamnable chez Nietzsche.
Ces arguments pro-nietzschéens, implicitement ou explicitement formulés, occultent un antisémitisme « métaphysique » explicite, et effrayant :
- une conception organiciste « du » juif, une réduction essentialiste qui annonce des formes discriminantes réelles, même si cet essentialisme se veut aussi « bienveillant » ;
- une façon de considérer « le » juif d’un point de vue « noble », qui utilise la judéité, celle qui est intérieure à soi ou celle des personnes juives, au profit de sa propre puissance aristocratique, non-juive, pour finalement, dialectiquement, abolir cette judéité (le moyen ou l’instrument, « l’esprit juif », est « loué » temporairement par le « noble » qui l’utilise pour développer sa noblesse, mais il doit disparaître lorsque la finalité, soit la « puissance », est atteinte) ;
- une tendance, identifiée par Postone, à personnifier l’abstraction de la valeur au profit d’une culture nationale, et à rétroprojeter cette personnification dans une réalité antique mythologisée (atomisme de l’âme, noble/vil, etc.), tendance qui se développera de façon meurtrière au XXème siècle/
Suite à cette parenthèse, passons au reste des thèses nietzschéennes qui pourront mener tout droit les pseudo-critiques du capitalisme, rouges-bruns et antisémites, à la critique de quelque « abstraction marchande » (Francis Cousin).
D'une part, avec Nietzsche, le judaïsme connaîtrait une première transmutation au sein du christianisme : l'amour chrétien ne serait qu'une couronne de fleur jetée sur la « haine juive »[3]. La pensée chrétienne sublimerait « l’atomisme de l’âme » initialement juif, en affirmant un libre-arbitre humain absolu.
C'est Saint-Paul qui, en « christianisant » le Nazaréen sur le chemin de Damas, quii occulterait le premier cette continuité, et ferait dès lors du christianisme la religion universelle, « dé-judaïsée ». Mais le judaïsme, par là même, nous dirait « Nietzsche », trouverait sa forme adéquate, universelle-abstraite, conforme à son projet de « colonisation » spirituelle ou métaphysique.
D'autre part, en re-particularisant le christianisme et en renouant implicitement avec la notion de « peuple élu » via l'affirmation d'une prédestination divine, le protestantisme dialectiserait encore cette dynamique d’abord « juive », et viendrait apporter à l’universel-abstrait chrétien un contenu nouveau, une fidélité réaffirmée. Cette fidélité devient aussi la fidélité au métal-or, comme doit le percevoir tout nietzschéen wagnérien (L’or du Rhin). En effet, le protestantisme, comme le suggérait déjà Weber en son temps, avec sa valorisation de l'ethos du travail, le travailleur étant l'atome spirituel ici pensé à nouveaux frais, est la religion qui prépare les bases métaphysiques du capitalisme et le rend pour ainsi dire « possible pour les consciences » : il suffit de considérer l'Angleterre du XVIIème siècle. La transsubstantiation est réfutée par les protestants, mais ce serait pour mieux favoriser la « religion du capital », qui transmute les subjectivités exploitées quantifiées dans la forme-argent.
Voici donc que ce capitalisme, sous ses dehors impersonnels, aurait pour fondement une dialectique « juive » interne au christianisme, qui développerait toujours plus son « nihilisme » primitif. Postone aura montré que ce genre de dialectique abstrait/concret est une façon de rétroprojeter sur un mythe antique fantasmé une dialectique mondiale/nationale interne à la modernité capitaliste.
Les conclusions dangereuses, formulées par certains rouges-bruns aujourd’hui, finiraient par se préciser (Francis Cousin dira que « le » Juif est la fonction de l’abstraction marchande, par exemple) : l'impersonnalité capitaliste, pourrait-on dire avec Nietzsche, ce fameux « travail en général », cela même qui empêche tout complot et déclenche dès lors le conspirationnisme en tant que pensée paranoïaque de la réaction, un tel fait trouve son fond propre au sein de cette communauté précisément visée par un tel conspirationnisme : la « communauté juive. »
« Le » juif serait « responsable » du complot élevé à la seconde puissance, nous dirait Nietzsche : il serait moi-même, comme autre, tel que je rends impossible à moi-même, comme autre, dans des conditions capitalistes précisées, la désignation de responsables, de conspirateurs.
Ces antisémites « subtils », finalement, réfuteraient un antisémitisme immédiat, pour mieux réaffirmer un antisémitisme médiatisé (personnification) et plus destructeur encore (l’Aufhebung ici peut engager une extermination : « le » juif, réduit au rang de moyen, doit être « aboli » dans la synthèse, selon cette « perspective » abjecte). Ils réfuteraient en outre un conspirationnisme immédiat, pour mieux réaffirmer l’existence d’un complot radical et total (complot « spirituel », élevé à sa suprême puissance, colonisant l’intériorité de chacun).
Les « nietzschéens » humanistes de gauche de notre temps, hélas, se désintéressent de telles dérives antisémites, et soutiennent bouffonnement qu’il n’y aurait rien d’antisémite chez Nietzsche, là où son fond profondément anti-juifs est récupéré sans scrupules, ailleurs, par des conspirationnistes odieux, qui sont bien heureux d’être ainsi dédiabolisés grâce à l’inconséquence des premiers.
On songera ainsi à l’ouvrage collectif Pourquoi nous sommes nietzschéens (coordonné par Dorian Astor, avec Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy, Jean-Clet Martin, etc.). : dans l’introduction de cet essai, les auteurs rappellent quelque « nécessité » de revenir aujourd’hui à « l’inversion des valeurs occidentales » proposées par Nietzsche. Or, il est pourtant explicite, avec les remarques qui précèdent, et avec Postone, qu’une telle entreprise d’inversion est structurellement conspirationniste, non rigoureuse (rétroprojection d’une dynamique moderne sur une réalité antique, anachronisme), et surtout : antisémite.
De nombreux penseurs d’extrême droite aujourd’hui, donc (Alain de Benoist, Francis Cousin, Alain Soral, de façon moins « subtile »), rapprochant implicitement la question « du » juif ou du « judéo-chrétien », telle qu’elle serait formulée par Nietzsche (nihilisme) ou encore par Hegel (universel abstrait), Kant (légalité hétéronome), Heidegger (raison instrumentale), à la question d’une critique du capitalisme financier, ou du capitalisme comme abstraction, comme domination « impersonnelle , formulent globalement ces positions, de façon très confuse, positions qui tendent à affirmer l’idée d’une « colonisation » mondiale, au sein de la matérialité capitaliste, qui serait opérée « sournoisement » par quelque « esprit juif » totalement idéalisé. Le jeune Marx lui-même donne d’ailleurs, hélas, des armes à ces sinistres personnages, par exemple dans ses Annales franco-allemandes, où il affirme la proximité entre la religion juive et « l’esprit bourgeois », et surtout dans sa Question juive, où il associe la religion « profane » « du » Juif à celle de l’argent (Marx partageant ici les méthodologies et évaluations idéalistes des bourgeois de son temps). On songera donc aussi au cas Heidegger, bien différent, et bien plus inquiétant, Heidegger qui assimile, dans ses Cahiers noirs, la rationalité calculatrice propre à l’ère de la technique (qu’on peut identifier à l’abstraction de la valeur capitaliste), à la figure métaphysique du « Juif ».
Ce rapprochement entre ce Nietzsche et ce Marx, ce dernier étant mutilé dans l’affaire, implique d’emblée un écueil central : on tentera, absurdement, de rendre « compatibles » un principe aristocratique, inégalitaire, et hiérarchique, avec un principe démocratique et égalitaire au sein d'une même « intuition ». « Force » et « puissance » du dominateur sont ici valorisées, alors que les discours de ces rouges-bruns prétendent, comme discours « anticapitalistes », abolir la domination.
Ce que mettent en jeu ces confusionnistes est assez clair (cf. Francis Cousin) : la dimension impersonnelle du pouvoir, qui se manifesterait sous la forme d’un atomisme de l’âme réactif (judaïsme chez Nietzsche), puis sous la forme de l’abstraction de la valeur (capitalisme chez Marx), devrait être dépassée, vers une société hiérarchisée, pugnace, et patriarcale. Sur cette base, ils déplorent une situation où il ne serait plus possible d’identifier des responsables humains concrets à la base des rapports aliénants de la société moderne, qui constaterait le triomphe de « l’esprit juif ». Certains conspirationnistes anti-juifs, conscients de ce fait, s’en prendraient dès lors à la « communauté historique » concrète qui porterait aujourd’hui ce « projet d’abstraction », et trouveraient là l’occasion, précisément, d’identifier une particularité humaine concrète derrière cette abstraction. Conscients qu’ils portent en eux-mêmes cette judéité dite « nihiliste » (qui ferait violence à leur « force », à leur « noblesse », à leur esprit « libertin », à leur « virilité »), ils s’engageraient dans un combat de purification « interne » (esprit « critique »), complétant le combat « externe » (dénonciation paranoïaque d’un « complot américano-sioniste » imaginaire). Associant ce combat au combat altercapitaliste, et au combat nationaliste (revendication d’une souveraineté « nationale » blanche, européenne ou française, contre le principe d’un mondialisme abstrait), ils prépareraient le terrain pour une nouvelle forme de national-socialisme antisémite.
C’est bien la synthèse entre des thèmes nietzschéens et des thèmes marxiens « anticapitalistes » qui n’ont rien à voir avec eux, puisqu’ils ne personnifient pas l’impersonnel, qui recèle ce danger. Il s’agirait donc de démystifier ces conceptions mythologiques plus que dangereuses. Comment s’y prendre ? Il y a d’abord un idéalisme totalement abstrait, précisément, dans cette approche : « l’esprit juif » transhistorique est ici un présupposé latent. Or cet idéalisme, par opportunisme, va se muer en pseudo-matérialisme, en rattachant un tel « esprit juif » à des communautés historiques concrètes (communautés juives, regroupées sous le terme générique de « lobby juif »). Ce glissement n’a rien d’émancipateur concrètement, et c’est d’ailleurs le glissement qu’a opéré le NSDAP, pour justifier sa « solution finale ». Par ailleurs, cette logique de re-particularisation d’un « universel abstrait » fantasmé n’est pas proprement anticapitaliste, mais s’insère plutôt dans une logique capitaliste dialectique, qui dissout, idéologiquement et matériellement, l’universel abstrait dans le particulier concret, et le particulier concret dans l’universel abstrait, indéfiniment (de ce fait, le NSDAP développe un anticapitalisme fétichisé, et non anticapitalisme conséquent et cohérent: il dévoile la dimension potentiellement raciste, fasciste et totalitaire du capitalisme mondial/national qui se confronte à ses propres crises).
c) Réfuter les rouges-bruns antisémites et réaffirmer un anticapitalisme conséquent
A dire vrai, une approche plus « concrète » considérerait la vocation généalogique des juifs primitifs sous sa forme historique singulière, et non comme étant susceptible de « migrer » d’époques en époques, comme une idée abstraite pure dépourvue de contenu empirique. Or, sous sa forme historique, la vocation juive de renversement des valeurs est très certainement associée à un projet d’émancipation concrète dans le cadre d’une domination matérielle concrète. A ce titre, les armes « spirituelles » dont bénéficiaient les juifs primitifs ne furent peut-être que des moyens parmi d’autres. Des stratégies concrètes d’émancipation sont aussi à considérer. Ainsi ré-ancrée dans sa situation historique concrète, la vocation juive initiale ne serait en rien un projet de « colonisation » sournoise ou de « domination mondiale ». Elle nous en apprendrait sur la manière dont s’opèrent les luttes concrètes d’émancipation. Le projet juif initial, concrètement parlant, n’est pas un projet métaphysico-politique de domination mondiale, mais un projet politique d’émancipation universelle-concrète, de mise en place d’une égalité et d’une liberté mondiale. Celui qui considère que la « noblesse », la « force », « l’affirmation de la vie », auraient tout à perdre de ce projet d’émancipation, ne sait pas ce qu’il dit : car l’idée d’un renversement provisoire des valeurs, qui engage aussi des pratiques concrètes, et qui valorise l’opprimé, n’est qu’une phase transitoire vers une humanité libérée, affirmant universellement et concrètement, subjectivement, sa force.
Les individus fidèles à la vocation juive affirmeront en dernière instance ce grand « oui », cette grande affirmation, qui n’est pas envisageable dans le cadre d’une domination, et qui dans la bouche des « seigneurs » et des « forts » n’est qu’une mascarade inconsciente.
L’intervention d’une eschatologie potentiellement « nihiliste », d’un « arrière-monde » postulé, n’intervient, qu’a posteriori, et selon une stratégie qui est d’abord politique. Ce qui compte avant tout, c’est l’émancipation politique de tous les esclaves (et le Jésus « historique », qui viendrait accomplir la vocation juive, se sentira investi de cette mission politique, éminemment).
De ce fait, si l’on considère la vocation juive dans sa concrétude, on peut considérer que la réalité capitaliste, qui est une réalité dans laquelle l’humanité est universellement dominée par des abstractions marchandes, est l’échec total de cette vocation. Les juifs primitifs n’ont pas voulu que nous soyons tous esclaves, mais qu’il n’y ait plus d’esclaves dans le monde. Le capitalisme est même l’inversion stricte du projet juif historique : le premier renvoie à une universelle aliénation abstraite, le second revendique une universelle émancipation concrète.
Les conspirationnistes anti-juifs isoleront un seul mot dans cette affaire (« universel »), ils idéaliseront le procès en le privant de sa singularité historique concrète (idée d’un « esprit juif ») puis le re-particulariseront fallacieusement dans la réalité contemporaine (« lobby juif »). Ces glissements conceptuels n’ont rien de rigoureux, sèment la confusion, et sont des erreurs flagrantes, du point de vue généalogique.
Les structures spectaculaires, bureaucratiques, étatiques, économiques qui sont qualifiées de « juives », aujourd’hui, par les antisémites, ou par ceux qui favorisent l’antisémitisme (Etat « juif », Hollywood « juif », armée « juive », finance « juive, « peuple » « juif », etc.), sont des formes impersonnelles et abstraites, sans qualité, qui désignent le strict contraire d’une vocation qualitative initiale, plurielle qui s’enracine dans une multitude de souffrances concrètes.
Puisque cette forme concerne aussi un certain « abrahamisme », ce qui est dit ici des fidélités juives, s’applique aussi, de façon spécifique mais analogue, aux fidélités monothéistes en général (chrétiennes, musulmanes, etc.)
Mais au fond, quelle sera la leçon à retenir dans tout cela ? En tant que forme concrète de l’émancipation, le projet juif initial porte l’idéal d’un universel concret, et non d’un universel abstrait. A partir d’un sentiment d’appartenance à une communauté localisée, les juifs s’identifièrent, au sein de leurs souffrances concrètes d’esclaves, à tous les peuples esclaves du monde. Cette identification à l’humain sensible comme condition universelle n’était pas abstraite, car elle s’insérait dans une expérience concrète de la souffrance d’une chair vivante. En conciliant un principe d’appartenance local à un principe d’appartenance universel, les juifs n’ont pas défini une humanité abstraite et générale qui pourrait donner lieu, plus tard, à des formes de dépossession, dans l’abstraction de la valeur marchande, mais ils ont défini au contraire les bases historiques concrètes d’un universel concret, qui concilie ancrage communautaire et identification à l’humanité dont la libération était l’enjeu. Le projet juif initial, qui n’est pas qu’un projet métaphysique, mais aussi et surtout un projet historique concret d’émancipation, serait à réaffirmer dans le projet moderne qui lui correspond le mieux, à savoir dans le projet internationaliste qui s’oppose à toutes les dominations en jeu dans le capitalisme (classistes, racistes-coloniales, patriarcales-sexistes, anti-écologiques). Ce projet internationaliste, en effet, définit un universel concret : il concilie appartenance à une commune locale, et appartenance à une humanité dominée et souffrant concrètement dans sa chair. Par effet d’universalisation, il entraîne avec lui les « dominants » eux-mêmes, dans la mesure où ils seraient dominés par des abstractions sur lesquels ils n’auraient aucun contrôle, et qui souffriraient aussi, indirectement, d’une telle dépossession (et alors, dans ce projet internationaliste concret, il s’agirait, en dernière instance, de « sauver » aussi ces dominants gouvernés par l’automouvement des choses – cf. christianisme). Le judaïsme, ainsi confronté à ses origines, retrouverait ses fondements axiologiques originels : il faut détruire les idoles, après Abraham[4], les fétiches (marchandises), ces choses non-humaines qui gouvernent les hommes, et qui définissent l’ennemi commun de l’homme ainsi universellement, et concrètement réunifié. La marchandise n’est pas autre chose qu’un fétiche, qu’une idole. Le judaïsme, conforme à ses présupposés initiaux, ne serait pas autre chose que l’anticapitalisme porté à sa suprême puissance.
III Le conspirationnisme masculiniste
- Pensées confuses et structurellement inconscientes
Mais passons à un deuxième exemple, dans la continuité du premier.
Fleurissent aujourd'hui, sur Internet ou à la télévision, les pensées conspirationnistes supposant un complot de la « féminisation de la société » qui s'opérerait « sournoisement » (Soral, Zemmour). La perte de « virilité » des hommes deviendrait palpable, dans les rapports domestiques, dans les rapports de séduction, et même dans les rapports de pouvoir. Les femmes finiraient par « s’approprier » des valeurs initialement « masculines », et se « masculiniseraient » finalement, à tel point que tout deviendrait confus. La postmodernité « déconstructionniste », la « théorie des genres », feraient violence à un « bon sens » élémentaire (« un homme et une femme, c’est pas la même chose »), et brouilleraient les significations établies. Sur un plan politique et économique, ceci serait la résultante d’un ultra-libéralisme débridé, dissolvant les rapports traditionnels « familiers » garantissant une société plus « stable », plus « harmonieuse », et plus « ordonnée ».
Le « libéralisme des mœurs » (ou « culturel ») de la « gauche du capital » (normes sociales et morales assouplies en faveur d’une égalité « abstraite », « pernicieuse ») et le « libéralisme économique » de la droite capitaliste (libre-échange, droit bourgeois) se tiendraient main dans la main, au profit d’une totalité socio-économique errante, amorale, dépourvue de repères fixes (cf. Michéa). Une forme de pensée « anticapitaliste » ici encore (et qui pourra recourir à Marx, ici et là), prétend s’exprimer, pour dénoncer une réalité chaotique, où plus rien ne ferait sens.
Ces pensées confuses et confusionnistes s’appuieront essentiellement sur des faits superficiels, empiriques, visibles dans une sphère spectaculaire inessentielle, et occulteront délibérément les bases objectives d’une domination patriarcale qui, dans le cadre d’une réalité capitaliste, fondée sur l’accumulation de la valeur, ne fait que confirmer toujours plus sa barbarie. Car qu’on ne s’y trompe pas : l’impersonnalité de la valeur, l’automouvement des marchandises, qui déclenche cette incapacité à reconnaître des « conspirateurs » humains dans les mécanismes de domination, peut très bien cohabiter avec une domination inconsciente et latente de certains sur d’autres (des hommes sur les femmes, dès lors). Seulement les dominants inconscients, ne se sachant plus dominants, dans le contexte où ils sont eux-mêmes dominés par un procès d’accumulation des choses qu’ils ne contrôlent pas, ne supporteront pas cette situation incompréhensible pour eux. Agissant inconsciemment comme des dominants, sans pour autant se sentir responsables d’une « conspiration » intentionnelle qu’ils mèneraient, mais se sentant dominés en même temps par une logique objective supérieure à eux, ils chercheront à identifier des groupes humains différenciés comme coupables de cette « domination » objective qu’ils subiraient. Paradoxalement, ils considéreront que ce sont précisément celles et ceux qu’ils dominent sans le savoir qui seraient responsables de leur soumission objective (occultant la dimension non-humaine de ce qui les soumet).
- La critique d’un capitalisme structurellement patriarcal
Concernant la condition des femmes dans la société capitaliste, Roswitha Scholz (théoricienne de la Wertkritik) évoque le principe d’une dissociation sexiste-patriarcale fondée sur une dissociation-valeur, propre au capitalisme. Initialement, les femmes, dans les sociétés modernes, sont assignées au travail domestique, qui s’effectue dans la sphère privée, c’est-à-dire qu’elles effectuent des tâches qui ne sont pas valorisées de façon marchande, qui ne s’insèrent pas dans le processus d’accumulation marchande. Les hommes quant à eux, effectuent un travail qui est producteur de valeur (travail abstrait), ils sont insérés de ce fait dans la totalité sociale et économique par laquelle toute « valeur » émerge (non seulement économique, mais aussi symbolique, politique et culturelle, dans la mesure où la valeur économique implique toutes les autres formes de valorisation sociale, dans un contexte capitaliste).
Pourtant le travail domestique féminin, indirectement, permet la reproduction de la force de travail masculine qui produit de la valeur, et reste un élément indispensable dans le procès capitaliste d’accumulation de la valeur. Mais cette « participation » à un procès de production de valeur, parce qu’elle reste indirecte et cachée (cantonnée dans l’espace privé), n’est pas « reconnue » en tant que telle. Telle sera donc d’abord la condition des femmes, dans la réalité capitaliste : une participation non reconnue à un procès de valorisation qui les exclut dans le même temps où il les rend indispensables.
Sur un plan psychologique, on pourra dès lors penser que la haine sexiste et masculiniste dirigée contre le « féminin », que la tendance à réifier « la » femme, à la soumettre de façon agressive, renvoie à une forme de mauvaise conscience masculine, à un inconscient collectif masculin furieux de se sentir à la fois dépendant et coupable, et qui ne pourrait se manifester que de manière violente, de la même manière que le déni, très souvent, prend des formes violentes - on verra par exemple que « le féminin », chez Nietzsche, grand inspirateur des conspirationnistes sexistes, est le principe de la culpabilisation masculine (culpabilisation insupportables pour ces « mâles virils » !) ; les femmes rappellent aux hommes, en effet, ce fait élémentaire, qu’ils préfèreraient oublier : « votre espace public où s’exerce un pouvoir patriarcal dominant ne serait rien sans notre participation, pourtant assignée au mépris et au silence ; vous jouissez d’une volonté de puissance qui repose sur l’intervention nécessaire d’une puissance dépossédée, si bien que nous sommes le rappel constant de votre propre dépossession ».
Cela étant dit, au sein de notre modernité tardive, les choses auraient changé. Les femmes se seraient davantage insérées dans la sphère publique de la valorisation de la valeur, en accédant massivement au salariat, et même parfois à certains postes de gestion économique ou politique du capital. Cette modification, culturellement, et sociétalement, aurait débouché sur la situation que les conspirationnistes sexistes « déplorent » : perte des repères, remise en cause « déconstructivistes » de la différence ontologique entre les genres, etc.
Seulement, peut-on voir, dans cet accès des femmes à la sphère publique de la valorisation marchande, une façon de s’emparer d’un pouvoir qui remettrait en cause la domination masculine ? Certainement pas, pour plusieurs raisons.
D’une part, la sphère de la valorisation est, initialement, historiquement, la sphère de la domination masculine. Si les femmes finissent par accéder à cette sphère, on ne saurait dire qu’elles remettent en cause les fondements de la domination masculine : car, à défaut de créer de nouvelles valeurs, elles ne pourront que « s’approprier » passivement des valeurs prédéterminées par les hommes. Cette appropriation n’est pas vraiment une émancipation, mais plutôt une forme nouvelle de sujétion.
D’autre part, les femmes « insérées » dans la sphère de la valeur ne continuent pas moins de devoir assurer, majoritairement, les tâches domestiques dans la sphère du foyer privé. En ce sens, Roswitha Scholz évoquera le principe d’une « double socialisation » (publique et privée, « reconnue » et ignorée). Ce principe d’une « double socialisation » n’est en rien une forme d’émancipation, mais bien plutôt l’accroissement de la soumission : à l’aliénation du travail producteur de valeur se surajoutent les tâches domestiques épuisantes. Le déni de reconnaissance s’accroît par ce fait : les femmes, qui devraient se sentir « honorées » d’être insérées dans la sphère masculine de la valeur, d’être enfin « reconnues » socialement, sont en fait inscrites dans une activité astreignante dédoublée, dont l’aspect privé n’est jamais thématisé, et dont l’aspect public, de ce fait, est ignoré en tant que facteur d’accroissement de la sujétion.
Enfin, puisque l’accession des femmes à la sphère publique et initialement masculine de la valeur n’est que dérivée et secondaire, une domination masculine au sein de cette sphère, empiriquement, doit se perpétuer malgré tout : inégalité des salaires hommes/femmes, majorité d’hommes à des postes « à haute responsabilité », etc. Les femmes restent implicitement assignées au foyer privé, dans la mesure où l’espace public masculin de la valeur, qui les traite comme des travailleuses de « seconde zone », indique qu’elles ne seront jamais complètement « à leur place » dans sa sphère. A l’accroissement de la soumission liée à une simple appropriation « réactive » des valeurs masculines, et à une « double socialisation » doublement astreignante, se surajoutent une inégalité économique et sociale dans la sphère publique de la valeur, et le sentiment d’humiliation, de non-reconnaissance, de réduction, qui va avec.
Sur ces bases, on pourrait déjà dénoncer une totale imposture des conspirationnistes sexistes (Soral, Zemmour, etc.). Ils prétendent en effet dénoncer « l’ordre libéral » postmoderne, c’est-à-dire, implicitement, quelque « structure capitaliste » confusément appréhendée, en évoquant un principe de « féminisation » de la société, voire de « domination féminine » latente. Mais il est clair, à la lumière du principe de la dissociation-valeur, que le capitalisme est intrinsèquement patriarcal, et qu’il se perpétue comme domination masculine, jusque dans les formes barbares de la « double socialisation ». Les sexistes ou les masculinistes aujourd’hui ne sauraient être des anticapitalistes, mais ils défendent bien au contraire une structure capitaliste primitive. Ils ne voient pas que la « double socialisation » qu’ils déplorent inconsciemment (dans ses effets culturels ou sociétaux) ne remet pas en cause la domination masculine, mais qu’elle l’entretient, voire la radicalise au contraire. S’ils étaient vraiment des masculinistes cohérents, d’ailleurs, ils se réjouiraient de l’état actuel des choses : de fait, les femmes, aujourd’hui, sont plus que jamais assujetties, dans l’ordre capitaliste qu’ils défendent sans même le savoir. De fait, il n’y a pas, dans cette réalité, de remise en cause des « genres » ontologisés, mais la réaffirmation constante d’une différence de nature entre « l’homme » et « la femme », au sein d’une division toujours plus fonctionnelle, rationnelle, et barbarisée, des activités productives et reproductives.
- La critique du « libéralisme des mœurs »
Qu’en est-il donc de ce « libéralisme des mœurs » (ou "culturel") qu’ils déplorent (ils se référeront ici peut-être à Michéa) ? Il s’agit d’abord d’une confusion : d’une confusion entre des mouvements d’émancipations libertaires, réellement anticapitalistes, car dénonçant les effets pernicieux d’une « double socialisation » fondée sur une soumission-réification accrue des femmes (luttes pour le droit à l’avortement, luttes pour le droit des femmes à disposer de leur propre corps, luttes féministes matérialistes pour une abolition du salariat, luttes contre la chosification publicitaire du corps des femmes, luttes contre le patriarcat capitaliste homophobe et transphobe) et entre des mouvements, inscrits dans la logique libérale, d’intégration des femmes dans la sphère de la valeur. Les premières formes de mouvements (émancipation libertaire) n’ont rien à voir avec le libéralisme : ils ne sont ni individualistes, ni inscrits dans une logique marchande, mais sont initialement collectifs, et critiques de la société patriarcale-marchande. Les deuxièmes formes de mouvements (intégration libérale) n’ont rien d’émancipateur pour les femmes, et ne correspondent en rien à des formes de « féminisation » de la société : ils perpétuent au contraire une logique de domination masculine, liée à la « double socialisation » déjà évoquée. La confusion entre ces deux mouvements crée un mélange assez étrange : un pseudo-anticapitalisme, fondé en réalité sur un désir inconscient de maintenir un capitalisme « éternel », et sur l’incapacité à voir que la domination masculine, à travers l’échec des premières formes de mouvements libertaires, est aujourd’hui plus que jamais florissante.
d) Déconstruction critique
Que faire donc finalement des fondements « empiriques » exposés par les conspirationnistes sexistes, lorsqu’ils veulent justifier leur délire d’un complot de la « féminisation de la société » ? Les hommes feraient de plus en plus le ménage, ils deviendraient « efféminés », moins autoritaires, moins fermes, moins « virils », là où les femmes auraient tendance à « émasculer » les hommes, à imposer leurs normes d’égalité de façon dictatoriale, au point que ces normes deviennent de nouveaux principes de domination (féminine), etc. Sur un plan social, d’abord, ces descriptions nauséeuses feront l’impasse sur des phénomènes de domination masculine massifs et concrets, quoique dissimulés le plus souvent : violences domestiques massivement masculines, travail domestique massivement féminin, viols massivement masculins, harcèlements de rue massivement masculins, assignations sociales réductrices, etc.
Mais ils vous répondront que ces données élémentaires ne sont qu’ « idéologiques », non existantes (négationnisme). Ils réduisent l’existant à ce qui serait rendu visible massivement et spectaculairement, reconnaissant malgré eux qu’ils sont totalement insérés dans le mensonge du spectaculaire, et qu’ils sont déconnectés des réalités sociales concrètes.
S’en tenant donc à des phénomènes superficiels et médiatiques, ils déploieront un babil pénible et fragile. Comment leur répondre ? D’abord, concernant cette idée d’une prétendue « virilité » intrinsèque des hommes qui serait menacée, on peut constater que cette menace n’est qu’apparente : dans l’ordre objectif matériel des choses, les effets de la dissociation-valeur (jusque dans la « double socialisation ») privilégient explicitement, d’un point de vue économique et politique, les individus masculins. Qu’ils soient « efféminés », ou « moins autoritaires », en superficie, ne change rien au statut privilégié que leur confère leur genre, et donc ne remet pas en cause une forme d’autorité objective dont ils bénéficieraient. Matériellement parlant, les hommes n’ont rien perdu de leur « virilité », assignée par leur statut supérieur dans l’ordre de la valeur. D’autre part, la figure fantasmée de la femme « dominatrice » et « castratrice », placée parfois à des hauts niveaux hiérarchiques dans l’ordre de la valeur, ne saurait en rien, matériellement, être assimilée à l’exercice de quelque « domination féminine ». Le fait que certaines femmes se réapproprient des valeurs dites « intrinsèquement masculines » (mais qui sont en réalité des valeurs construites historiquement par les dominants patriarcaux) ne semble pas traduire un projet de domination « féminine », mais plutôt une soumission à un ordre initialement masculin, qui se voit dès lors confirmé dans ses structures. Par ailleurs, ici encore, la « transformation » ne s’opère qu’en superficie, et, dans l’ordre matériel des choses, une femme, même « autoritaire » ou « masculine », « dominatrice » (évaluations totalement subjectives et idéologiques) demeure un sujet dominé dans l’ordre de la dissociation-valeur. Enfin, concernant le partage plus égalitaire des tâches domestiques, dont le progrès est déploré implicitement, voire explicitement, par les conspirationnistes sexistes, il faut tout simplement noter qu’un tel partage, qui de toute façon est souhaitable pour toute société qui ne se voudrait pas barbare (c’est-à-dire qui ne voudrait pas fonder la division des activités productives sur des rapports dits « biologiques » ou « naturels »), relève davantage d’une logique d’émancipation au moins relative, qui ne confirme en rien l’ordre « libéral », mais qui vient contrecarrer au contraire les effets désastreux de la « double socialisation », qui sont des effets liés à l’économie capitaliste. En ce sens, celui qui déplore ce partage plus égalitaire des tâches défendra un « capitalisme éternel », et s’opposera à tout ce qui peut venir contrecarrer la logique barbare de ce « capitalisme éternel ».
Dans ce contexte, les femmes, et même les femmes dites « bourgeoises », quoique très différemment, sont éminemment réifiées dans le procès abstrait de la valeur. Une manifestation empirique masculine, initialement, sera le contenu particulier de l’universel abstrait de la valeur, et « l’intégration » a posteriori de certaines femmes dans cet universel abstrait produira une violence, symbolique et réelle, certaine. De ce fait, l’émancipation des personnes assignées au genre du féminin, prolétarisées, voire esclavagisées, par un patriarcat qui se barbarise au sein du capitalisme tardif, suppose très certainement un combat intrinsèquement anticapitaliste. Les femmes, subissant universellement, et concrètement, la violence de la dissociation, pourraient ainsi défendre les intérêts de la société tout entière, dans la mesure où la société aurait tout à gagner de l’abolition des rapports capitalistes (qui sont des rapports ultra-violents, et détruisant constamment le monde humain et naturel).
Les hommes que « nous » sommes, dans un premier temps, n’ont peut-être pas assez d’intérêts « réels » à défendre dans la lutte contre le capitalisme patriarcal, pour engager des luttes radicales. Mais, par effet d’universalisation, le combat féministe (comme combat anticapitaliste) pourrait s’adresser, en dernière instance, aux mâles dominants eux-mêmes, lesquels souffrent, sans le savoir, d’une volonté de puissance qui ne repose que sur le mépris et l’occultation de ce qui rend possible pourtant son exercice (haine, ressentiment triste), lesquels également demeurent soumis en dernière instance à l’automouvement des marchandises, qu’ils ne contrôlent pas, en tant qu’agents de la valeur globalement impuissants.
On pourrait voir, dans la façon dont Soral et Zemmour méprisent le féminin, les femmes, la manifestation d’un sentiment de culpabilité qui ne veut pas se dire, d’un sentiment d’impuissance ignoré, et qui se transmue en ressentiment, en désir de vengeance. Ces sinistres individus, ne nous demandent-ils pas de faire cesser leur détresse inconsciente, à travers leurs discours compulsifs et confus ? Ils ne demandent en tout cas qu’à être éduqués : la lutte féministe est peut-être là pour ça, aussi.
Dans cette perspective, pour associer la question juive à la question féministe, on pourra noter une chose, qui paraîtra fort paradoxale : la vocation juive, constamment actualisée, qui devient la vocation de tout religare plus tardif (chrétien, musulman, etc.), en tant que projet d’émancipation mondiale de tous les esclaves, ne peut plus être patriarcal. Le capitalisme aura dévoilé de façon trop explicite en effet la structure patriarcale de toute domination, de tout esclavagisme. Face à cette réalité moderne criante, un individu s’inscrivant dans le combat universel-concret initialement judaïque, puis chrétien ou musulman (abrahamique) sera aujourd’hui nécessairement anti-patriarcal : radicalisant le geste d’émancipation, et relativisant les figures des vieux patriarches dans un principe de limitation historique… Toute « église » ou « institution religieuse » aujourd’hui, trahira ces intentions, et devrait être combattue au nom d’une fidélité aux idées qu’elles instrumentalisent.
Ce « Dieu », devenu « Père » dominateur, devra bien lui aussi succomber, au profit des vies qui s’émancipent, au profit de ceux qui l’ont inventé.
Par fidélité à Abraham détruisant les statuettes fétichisées de son père, Sarah brisera la parole fétichisée du patriarche dominateur Abraham, et fera cesser cette domination selon des intentions analogues à celle d'Abraham refusant le monde dépassé et ancien de son père. Abraham fut chassé par son père, mais découvrit une autre forme d'émancipation.
Un divorce est parfois une "bonne nouvelle" ou une chance. Plus qu'une soumission acritique à un ordre injuste. L'esprit ici d'une intention politique anti-idolâtre archaïque contredit une Lettre fossilisée, et devenue impensée, et n'interdit plus des luttes féministes radicales se conformant à la "morale" même qui aura soumis les femmes de façon immémoriale.
IV Le conspirationnisme anti-gays
Cette « nébuleuse » masculiniste très visible aujourd’hui (Soral, Zemmour, Cousin, de benoist, Charles Robin, etc.), développe également un conspirationnisme anti-gays. Ces tristes individus se réfèrent ici, implicitement, à une conception instrumentalisée de la « morale judéo-chrétienne », là où ils auraient tendance à la « dénoncer » confusément par ailleurs.
Ils posent, autrement dit, un essentialisme clivant et impensé. Une « nature » de « l'Homme » consisterait à avoir des rapports sexuels ayant une finalité biologique précise : la reproduction, la préservation de l'espèce. C'est oublier que toute sexualité, dans une culture humaine donnée, est aussi une fin en soi, un jeu de l'amour et de la séduction, que l'on soit homosexuel ou hétérosexuel. Ces individus, qui ramènent "l'Homme", réifié, à des propriétés essentielles dites inaliénables, ne font au fond pas la différence entre l'humain, qui, a priori, jouit pour jouir, et le vivant non-humain, qui ne développe pas spécifiquement un art érotique, et dont les copulations ont le plus souvent des visées biologiques (survie de l’espèce). Il s'agit là d'un judéo-christianisme paradoxal, qui finit par nier la spécificité de l'humain (là où tout judéo-chrétien aime pourtant à rappeler que « Dieu » distingue cette créature parmi toutes les autres).
L'essentialiste paranoïaque homophobe voit dans l'homosexuel, avec un agacement non conscient, celui qui humanise l'humain, celui qui affirme la sexualité comme fin en soi, celui par lequel tout hétérosexuel doit reconnaître que sa propre sexualité, son propre mariage, ne sont pas seulement soumis à un ordre biologique strict. Autrement dit, Soral et Zemmour, ou tout autre clown médiatique masculiniste, voient en l’existence homosexuelle surgirent leurs propres contradictions : l’existence homosexuelle est la monstration de ce que le judéo-christianisme affirme ontologiquement (une spécificité de l'humain en général), et simultanément de l'absurdité des mœurs judéo-chrétiennes réactionnaires et confuses, de l'idée d'une « famille » en soi judéo-chrétienne, réfutant ladite affirmation ontologique. C'est l’affirmation ontologique judéo-chrétienne, dans sa relation à des prescriptions normatives très concrètes qui la nient nécessairement, c'est cet atomisme de l’âme en tant qu'il contient des contradictions irréductibles, qui est en jeu dans le conspirationnisme homophobe. L'homosexuel, que chacun est, de façon vécue ou latente, renvoie à la souffrance de porter une spécificité universelle de l'humain (la sexualité comme fin en soi) et de se confronter à la fois à un ordre moral défendant cette spécificité universelle, mais telle qu'elle serait l'apanage de ceux qui s'en éloignent le plus (les « vertueux » « chrétiens » qui réduisent le sexe à une finalité biologique).
L'homosexuel que chacun est, que je suis donc, est cette dimension inconsciente de mon être qui pourrait me permettre de dévoiler l'absurdité criante de tout atomisme de l’âme clivé, de tout universel-abstrait judéo-chrétien mutilé, mais qui, en tant qu'inconscient précisément, est susceptible de me faire haïr ce par quoi ma libération pourtant pourrait advenir (cf. Soral, Zemmour).
Cette libération concerne aussi l’émancipation de tous et de toutes à l’égard d’un système productif fonctionnel, soucieux de la « reproduction de la force de travail », qui contrôle les sexualités pour cette raison même, et condamne tout érotisme qu’il définirait comme « stérile », non « productif », non « viable ». Ce système productiviste barbare, lorsqu’il choisit de se développer de façon massivement meurtrière, n’hésita pas, de façon « logique », à exterminer physiquement les personnes assignées à leur « homosexualité » (NSDAP).
Ici encore, donc, les dominants, n’étant plus conscients de leur domination, car étant mus par une logique économique abstraite, accuseront certaines franges minoritaires, et traditionnellement exclues, d’être responsables de la domination impersonnelles à laquelle ils sont soumis (sans savoir que ce qui les domine n’est pas humain). Le mâle hétérosexuel viriliste, figure de l’homme privilégié par excellence, prolongeant un judéo-christianisme réifié, soluble dans le capitalisme patriarcal et hétérocentré, finit par accuser son « opposé », qu’il juge comme un « conspirateur ».
Ici encore, un abrahamisme repris en charge par une Sarah divorcée, s'engage dans la défense des individus assignés à des "sexualités" "stériles". Le christianisme à son tour, ou l'islam, qui indiquent aussi que l'humain n'est pas qu'un ordre biologique, mais qu'il est aussi spiritualisé, dans un devenir libre, devront reconnaître que c'est sur le terrain d'une sexualité non soumise à la reproduction de la vie, que se situe aussi cette liberté stricte : et que l'homophobie, à ce titre, est une folie, tout comme l'hétérosexualité qui réduit l'érotisme à une "animalité" elle-même réifiée.
Dans un monde où l'on assassine et met en camp des personnes homosexuelles (Tchétchénie, Iran, et partout ailleurs), les idéologies homophobes sont proprement criminelles.
V Conclusion
Il s'avère que les trois exemples pris dans ce texte recoupent des thèmes particulièrement présents chez un Alain Soral, grand prêtre de la bêtise conspirationniste sur Internet. C'est donc l'occasion, non pas de revenir sur la « pensée » de cet homme du ressentiment (son absence nous empêche de toute façon de trouver matière à répondre), mais plutôt de revenir sur la réflexion que nous proposions initialement autour d'Internet et des usages d'Internet qui favorisent la pensée conspirationniste, puisque c'est précisément sur Internet, et non sur un autre média, qu'Alain Soral sévit.
Nous nous trouvons là, très certainement, devant un symptôme éminent du fonctionnalisme technico-marchand : par lui, ce sont bien les outils, les instruments, qui nous pensent, et qui nous imposent des paradigmes sur lesquelles nous n’avons plus de prise.
Internet détermine une pensée, ses réflexes, ses pauvretés, ses raccourcis, dans la mesure où cette marchandise spéculaire qu’il est reste fidèle à la mission que tout concepteur marchand doit avoir pour ses produits : une mission d'occultation, de retour à la simplicité spectaculaire du fétiche.
Appendice : le passage du confusionnisme au conspirationnisme
Finissons sur des considérations plus « politiques », plus directement « utiles » dans la lutte, et donc moins « théoriques ».
Sur un plan politique, le schéma de diffusion des pensées conspirationnistes est assez basique. Il part du confusionnisme, et débouche assez progressivement sur une idéologie d’extrême droite :
1) Des confusionnistes en tous genres, mais apparemment « respectables » (car « populistes » ou « démocrates », à travers leurs discours massivement relayés), font de l’entrisme dans les réseaux médiatiques « officiels ». Exemple : Etienne Chouard, « citoyen constituant » équivoque et confus, soutien « discret », et très ponctuel, réversible à loisir, d’un Soral ou d’un Faurisson, sera invité sur le plateau de Ce soir ou jamais, dont la vedette-journaliste (Frédéric Tadeï, ancien contributeur au journal nationaliste L'idiot international) taira pudiquement certaines "affinités" plus que douteuses.
2) Suite à cette "visibilisation" respectable, ces confusionnistes, ou « gentils virus », feront, sur internet, de l’entrisme dans les réseaux altermondialistes et dans les partis de gauche et, sur le terrain, dans les luttes sociales, assemblées, nuits debout, etc. Certains d’entre eux seront plein de « bonnes intentions » « démocratiques », et se diront même parfois « antifascistes ».
3) Certains « citoyens constituants » apparemment « isolés », à leur tour, fidèles au versant « moins respectable » de ce confusionnisme, diffuseront sur internet des idéologies conspirationnistes, masculinistes et antisémites, favorables à des interventions policières et militaires durcies.
4) Sur le plan de la « politique » politicienne, d’autres « citoyens constituants », tirant un fil assez explicite, « inviteront » les électeurs à voter pour l’extrême droite. Le confusionniste « officiel » qui a pris la parole au départ pourra se sentir assez éloigné de ces « dissidences » pour continuer à s’adresser aux partis « de gauche », et à la fois assez proche (« grâce » à une séduction ponctuelle et réversible) pour promouvoir subtilement un rassemblement des « extrêmes » très éloquent, et assez effrayant.
5) Dans cette affaire, c’est le conspirationnisme fascisant de tel ou tel site paranoïaque et haineux, du type "Egalité et Réconciliation", qui a tout à gagner (et qui ne se prive jamais de ce genre de « soutiens »), dans la mesure où il gagne ici en « respectabilité » et en audience, et dans la mesure où il pourra réaffirmer de son côté ses principes confusionnistes, inteclassistes et équivoques (« la gauche du travail, la droite des valeurs », etc.).
[1] Postone, Marx est-il devenu muet ?, L’Aube, 2003
[2] Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 7 : « Tout ce qui sur terre a été entrepris contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », le « pouvoir », n'entre pas en ligne de compte, si on le compare à ce que les Juifs ont fait : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui a fini par ne pouvoir trouver satisfaction contre ses ennemis et ses dominateurs que par une radicale transmutation de toutes les valeurs, c'est- à-dire par un acte de vindicte essentiellement spirituel. Seul un peuple de prêtres pouvait agir ainsi, ce peuple qui vengeait d'une façon sacerdotale sa haine rentrée. Ce sont les Juifs, qui, avec une formidable logique, ont osé le renversement de l'aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, beau, heureux, aimé de Dieu). Ils ont maintenu ce renversement avec l'acharnement d'une haine sans borne (la haine de l'impuissance) et ils ont affirmé : « Les misérables seuls sont les bons; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu; c'est à eux seuls qu'appartiendra la béatitude — par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés! »... On sait qui a recueilli l'héritage de cette dépréciation judaïque... »
[3] Nietzsche, Généalogie de la morale, I : « Mais vous ne comprenez pas? Vous n'avez pas d'yeux pour une chose qui a eu besoin de deux mille ans pour triompher? ... Il n'y a pas lieu de s'en étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser d'un coup d'oeil. Or, voici ce qui s'est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de la haine judaïque la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l'idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n'eut jamais sa pareille sur ]a terre— de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l'amour ; — et d'ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s'épanouir?... Mais que l'on ne s'imagine pas qu'il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque! Non, tout au contraire. L'amour est sorti de celte haine, s'épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s'élargit sous les chauds rayons, d'un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l'amour, ce « Sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire — n'était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l'idéal? Le peuple d'Israël n'a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune? N'est-ce pas par l'occulte magie noire d'une politique vraiment grandiose de la vengeance, d'une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à calculer ses coups, qu'Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c'est-à-dire tous les ennemis d'Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât? Pourrait-on d'ailleurs s'imaginer, en s'aidant de tous les raffinements de l'esprit, un appât plus dangereux encore? Quelque chose qui égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et d'étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d'un « Dieu mis en croix », ce mystère d'une inimaginable et dernière cruauté, la cruauté folle d'un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut de l’humanité ?Il est du moins certain qu'avec sa vengeance et sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau de tout autre idéal, de tout idéal plus noble. »
[4] Abraham destructeur des idoles : cf. Midrash Bereshit Rabba, 38:16