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Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber - Cairn.info
Donc, les pratiques utilitaires du capitalisme - investissement du capital, spéculations, opérations financières, manœuvres boursières, achat et vente de marchandises - sont l'équivalent d'un...
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-3-page-203.htm
Marx propose en effet une analogie religieuse pour évoquer le fétichisme de la marchandise, qu'on croirait donc pouvoir nommer "religion du capital".
Marx dit ceci, à propos du fétichisme marchand (Capital, chapitre 1) : "Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production ."
L'illusion fétichiste-marchande est analogiquement reliée à l'illusion religieuse. Les marchandises, dans leur capacité à exprimer de la valeur, une certaine quantité de travail, sont comparables aux anges et aux miracles auxquels les hommes confèrent une existence objective de par le seul fait qu'ils les ont pensés avec une certaine intensité, avec un certain degré de croyance. Le fétichisme de la marchandise serait une pensée magique, qui fait exister une puissance nouvelle des objets, leur aptitude à s'échanger entre eux selon une « volonté » qui leur serait propre, de par la seule contemplation d'un procès dont on a oublié que ce sont les hommes et leurs rapports sociaux qui le déterminent. Les hommes occultent le fait que les produits du travail dérivent d'une activité proprement humaine, tout comme ils occultent le fait que leur idée d'un Dieu fut d'abord conçue par eux, et c'est sur la base d'une telle occultation, d'une telle déprise à l'égard de ce qui leur appartient en propre, qu'ils autonomisent l'univers marchand, tout comme ils autonomisent le monde divin.
Mais il faut faire attention à l'analogie religieuse, tout de même, que Marx développe dans son sous-chapitre sur le fétichisme de la marchandise, mais qu'il tempère et nuance par la suite implicitement.
La critique benjaminienne du fétichisme de la marchandise et du capitalisme comme religion, en un certain sens, se focalise trop sur cette analogie, et reste empêtrée encore dans des formes idéalistes qui peuvent être pernicieuses...
En effet, la dépossession liée au fétichisme marchand, lorsqu'elle est purement identifiée à la dépossession religieuse, ne renvoie plus qu'à une pure mystification subjective de la conscience, si bien qu'on pourrait penser que la seule transformation de la conscience pure suffirait à abolir le rapport fétiche-marchand. Mais il existe aussi un fétichisme objectif, "effectif", qui affecte les rapports de production, et qui ne sera jamais aboli par une pure dénonciation théorique de l'obscurantisme de la "religion du capital".
J'essayerai d'articuler en deux temps une dimension subjective et une dimension plus objective du phénomène du fétichisme (deux dimensions indissociables), pour suggérer la dimension incomplète, ou tronquée, de l'idée benjaminienne de "religion du capital"
Marx (chapitre 1 du Capital, à propos du fétichisme) : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. ».
Le critère du temps de travail socialement nécessaire n'est pas immédiatement thématisé par les producteurs qui échangent leurs marchandises. Il s'avère dans les faits que c'est par lui que les produits s'insèrent dans une dynamique de valorisation, mais cela se fait dans leur dos, sans qu'ils en aient conscience. De même, le travail abstrait, ou le travail "tout court", qui fonde la possibilité d'une effectivité phénoménale de ce critère normatif, et qui est une réduction à l'unité abstraite des travaux multiples, à partir de la conception d'une "pure dépense d'énergie humaine" indifférenciée, n'apparaît jamais explicitement dans sa fonction de "substance" de la valeur, au sein du procès de circulation des marchandises. Cette obnubilation crée précisément la possibilité pour les produits du travail de s'ériger en choses sociales en elles-mêmes et par elles-mêmes. Il semble donc que, même en l'absence de toute intervention humaine, ils puissent entrer dans des rapports d’échanges qui découlent de leur seule nature intrinsèque, car la norme idéale et sociale qui préside à leur échangeabilité n'est pas immédiatement perceptible.
C'est l'origine mystérieuse et le plus souvent voilée de la valeur qui fonde le fétichisme de la marchandise : parce que les rapports sociaux qui se jouent là n'apparaissent pas dans leur pleine clarté, parce que le travail abstrait, sous sa forme "substantielle" et sous sa forme "phénoménale", n'affirme pas explicitement son rôle, les objets eux-mêmes semblent pouvoir se faire face en vertu d'une propriété occulte qu'ils posséderaient en droit. La marchandise est un hiéroglyphe, et il faut savoir le déchiffrer. Le rapport immédiat et trivial à la chose voile l'énigme qu'elle recèle, et demeure empêtré au sein d'une mystification non reconnue en tant que telle.
Néanmoins, un tel déchiffrement n'est pas suffisant, et c'est là que toutes les limites de l'idéalisme benjaminien peuvent être dévoilée : « La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits du travail eux-mêmes . »
Le fétichisme, n'est pas seulement une mystification pure, une simple illusion de la conscience pure, et c'est là que se montrent les limites de l'analogie religieuse. Même si la "substance" du travail abstrait dans la forme valeur devient manifeste, même si la conscience prend acte de l'abstraction qui préside à l'échange, et du rapport social qui le sous-tend, cette abstraction, cette forme agissante, ne disparaît pas pour autant, tant que perdure le monde des marchandises. Objectivement, l'inversion de la réalité demeure, l'autonomie des objets produits continue de s'affirmer, la forme-valeur produit ses aberrations très concrètes, tant que la production et la circulation réelles ne sont pas modifiées en leur être, car l'unification abstraite qui se développe ici, n'est pas seulement une « idéologie » en dehors du monde réel qu’il s’agirait simplement de « réfuter », mais elle joue à même cette production et cette circulation réelles, constamment et systématiquement, dans la mesure où le temps de travail socialement nécessaire devient lui-même une "norme" dont les effets concrets deviennent tangibles et visibles.
Il y a un fétichisme « subjectif », qui renvoie celui-ci à l'inversion idéologique telle que Marx la décrit dans l'Idéologie allemande, mais il n'est qu'une couche superficielle du fétichisme véritable, lequel est un phénomène essentiellement objectif, effectif, matériellement déterminant : que les hommes connaissent ou non l'origine de la valeur, celle-ci, dans son rapport au travail abstrait, conditionne objectivement la réalisation matérielle d'un devenir-abstrait du monde.
En outre, il faut dire que la connexion entre la valeur et le travail abstrait est tautologique, qu'elle concerne deux instances homogènes, idéales, et que le fait de saisir conceptuellement leur dépendance réciproque ne change rien au donné tangible. C'est bien plutôt le dédoublement du travail en travail abstrait et travail concret, la méconnaissance de sa nature, la méconnaissance du caractère synthétique et contingent de la relation de l'économie à la "réalité" (elle-même devenue une abstraction), soit la confusion de celle-ci et de celle-là, confusion que nulle prise de conscience pure ne saurait complètement abolir, confusion qui perdure tant que perdure matériellement et objectivement le rapport marchand, c'est bien plutôt une illusion inscrite au cœur même des choses, de leur réalité, qui fonde le fétichisme en tant que tel.
Benjamin n'aura pas su assez apercevoir cette spécificité d'un fétichisme objectif, en insistant trop sur l'idée d'une "religion" du capital...