Le philosophe Michel Henry a proposé un commentaire conséquent de l'oeuvre de Marx, publié en deux volumes ambitieux et impressionnants.
Il ne fut pas susceptible d'influencer les "marxistes" dits orthodoxes, qui se méfient de la dimension "philosophique" de l'oeuvre marxienne, et qui adopteront des postures objectivistes ou "scientifiques" un peu désuètes.
Mais il pourra néanmoins être une lecture utile et enrichissante pour d'autres courants marxiens plus hétérodoxes, et moins dogmatiques, qui ne renient pas l'apport philosophique qui existe dans une critique de la philosophie moderne et de l'économie.
Ainsi, les mouvances marxiennes qui s'attachent à penser à nouveaux frais, pour déterminer son caractère toujours plus actuel, la critique marxienne de la valeur et du fétichisme de la marchandise, pourraient bien s'enrichir de façon substantielle au contact de l'oeuvre de Michel Henry (cf. les héritiers de la première école de Francfort, de Lukàcs, de Roubine, de Debord, de Jean-Marie Vincent ; cf. Wertkritik, Jappe, Kurz).
Pour envisager une "rencontre" éventuellement porteuse, il s'agira ici, brièvement, de déterminer les apports décisifs d'un Michel Henry, du point de vue d'une critique marxienne des catégories de base du capitalisme. Mais aussi de cerner les limites de cette approche henryenne, pour mieux repérer le noyau radical et émancipateur de cette approche, et pour mieux dépasser ses écueils potentiels.
Sur les apports décisifs de Michel Henry en ce qui concerne un lecture originale et féconde de Marx, on pourrait dire plusieurs choses :
1) Il réfute le matérialisme historique "économiciste" ou même structuraliste, en reprécisant que la "base" chez Marx n'est pas l'économie ou le social, mais la vie, ou les individus vivants en chairs en os, ou les subjectivités qualitatives actives, au pluriel. L'économie et le social, a su percevoir Henry, relèvent de la sphère des conceptions du travail intellectuel, de la conscience réflexive théorisante, qui finit par dominer et aliéner les vies subjectives immédiatement agissantes, et par leur imposer des médiations pour finalement les réifier. L'économie et le social ne sont en rien des "bases" matérielles, mais ce sont d'abord des idéalités, des abstractions, à la différence des vies subjectives agissantes, en chair et en os. Néanmoins, à la différence des idéologies "pures", comme la métaphysique, la morale, la philosophie, la théologie, etc., l'économie et le social sont des idéologies matériellement agissantes, des "abstractions réelles", ce que perçoit très bien Henry.
Les catégories économiques du travail abstrait, de la marchandise, de l'argent en tant qu'argent, de la valeur, sont certes d'abord des idéalités abstraites, mais elles finissent, comme productions du travail intellectuel qui encadre les travaux productifs au sens capitaliste, par affecter concrètement les individus subjectifs et leurs conditions matérielles de vie, de production, et de création
Ces catégories abstraites matérialisées au sein d'un projet productiviste moderne produisent une réification à double sens :
- réification objective : la sphère de la valeur s'autonomise de telle sorte que les individus sont concrètement dépossédés de leurs moyens de production et de survie ;
- réification subjective : les individus au travail subissent une dislocation subjective de leur être, un morcellement de leur activité subjective, car le critère idéal du travail abstrait, comme temps de travail socialement nécessaire, produit une rationalisation/parcellisation toujours plus poussée dans l'organisation concrète du travail, dans la mesure où l'évolution constante de cette norme idéale engage, sur le plan productif matériel, l'emploi de moyens productifs concrets toujours plus rationalisés.
Ainsi, Henry identifie trois strates pour donner sa propre définition du matérialisme historique :
- la "base" concerne les subjectivités vivantes et agissantes ;
- l'économie et le social sont déjà des idéologies, mais elles sont matériellement produites ;
- les idéologies pures, tout en haut de l'édifice (métaphysique, etc.), supposent trop de médiations pour affecter le réel pour qu'on dise qu'elles sont matériellement et systématiquement agissantes. Mais elles déterminent quelque peu néanmoins les idéologies économiques et sociales, indirectement.
Le matérialisme historique des "marxistes traditionnels" oblitère la "base" identifiée par Henry, et leur économicisme dérive du fait qu'ils ont confondu un niveau déjà abstrait ou "idéologique" (économie) avec cette base. Ils auront une définition transhistorique de l'économie, dès lors, et la supposeront indépassable, alors même qu'elle n'est qu'une idéologie moderne. Leur confusion dérive du fait qu'ils constatent que l'économie a des effets "réels", sans voir qu'elle est en même temps une idéalité contingente et dépassable, relative à un ordre théorico-pratique très moderne (ils ne voient que le côté "réel", qu'ils considèrent comme "immuable", de l'abstraction réelle économique).
D'un certain point de vue, on dira que l'économie et le social est à un marxien "henryen" ce que la métaphysique et la théologie sont à un marxiste traditionnel (ou encore althusserien), et que les vies subjectives agissantes qualitatives sont pour Michel Henry, ce que seraient les abstractions contingentes et modernes économiques pour les marxistes traditionnels.
Pour fonder la légitimité supérieure de son interprétation du matérialisme historique, Henry pointe des termes élémentaires, présents dans le texte marxien : Marx dit que c'est "la vie" (ou les vies s'organisant collectivement) qui détermine "la conscience" (l'idéologie), tout d'abord, et non que ce seraient d'abord les abstractions économiques ou sociales hypostasiées qui détermineraient les "superstructures" (puisque ces abstractions sont déjà des superstructures intermédiaires). Marx évoque aussi le travail "vivant", les individus "en chair et en os", etc.
Certes, il y a peut-être ici un "péché" de transhistoricisme d'Henry, qui définirait une "vie" qui pourrait se détacher de l'idée de travail, dans la notion équivoque de "travail vivant", par exemple, mais la perspective est intéressante tout de même, au moins pour pointer les inconséquences de l'économicisme. Certes, pourrait-on dire, si l'on se déplace de l'économicisme vers le vitalisme, avec Henry, on retrouve une nouvelle forme-sujet, ou un nouvel essentialisme fallacieux, qui tendrait à rétroprojeter des catégories modernes (vie biologique, économie, sujet, etc.) sur des réalités pré-modernes. Mais je pense qu'on peut aussi transcender cette tension apparente d'Henry, qui insiste constamment sur la critique marxienne des hypostases, et qui se méfie particulièrement de l'idéalisme objectiviste... Il faudra revenir là-dessus.
De toute façon, de façon cohérente, Henry dit d'emblée, dans l'introduction de son ouvrage sur Marx, que les marxismes rassemblent l'ensemble des contresens qui ont été faits sur l'oeuvre de Marx. En effet, les marxismes modernes auront mésinterprété, à la racine même, toute l'oeuvre de Marx, car ils n'auront pas bien compris son concept méthodologique de base, soit le matérialisme historique ; sur cette base, ils ne pourront faire que des contresens fâcheux. Politiquement et historiquement, on voit d'ailleurs que ces contresens "théoriques" sont aussi associés à des désastres réels ("socialisme réel", stalinisme, maoïsme, etc.).
Pour fonder la légitimité supérieure de son interprétation du matérialisme historique, Henry pointe des termes élémentaires, présents dans le texte marxien : Marx dit que c'est "la vie" (ou les vies s'organisant collectivement) qui détermine "la conscience" (l'idéologie), tout d'abord, et non que ce seraient d'abord les abstractions économiques ou sociales hypostasiées qui détermineraient les "superstructures" (puisque ces abstractions sont déjà des superstructures intermédiaires). Marx évoque aussi le travail "vivant", les individus "en chair et en os", etc.
Certes, il y a peut-être ici un "péché" de transhistoricisme d'Henry, qui définirait une "vie" qui pourrait se détacher de l'idée de travail, dans la notion équivoque de "travail vivant", par exemple, mais la perspective est intéressante tout de même, au moins pour pointer les inconséquences de l'économicisme. Certes, pourrait-on dire, si l'on se déplace de l'économicisme vers le vitalisme, avec Henry, on retrouve une nouvelle forme-sujet, ou un nouvel essentialisme fallacieux, qui tendrait à rétroprojeter des catégories modernes (vie biologique, économie, sujet, etc.) sur des réalités pré-modernes. Mais je pense qu'on peut aussi transcender cette tension apparente d'Henry, qui insiste constamment sur la critique marxienne des hypostases, et qui se méfie particulièrement de l'idéalisme objectiviste... Il faudra revenir là-dessus.
De toute façon, de façon cohérente, Henry dit d'emblée, dans l'introduction de son ouvrage sur Marx, que les marxismes rassemblent l'ensemble des contresens qui ont été faits sur l'oeuvre de Marx. En effet, les marxismes modernes auront mésinterprété, à la racine même, toute l'oeuvre de Marx, car ils n'auront pas bien compris son concept méthodologique de base, soit le matérialisme historique ; sur cette base, ils ne pourront faire que des contresens fâcheux. Politiquement et historiquement, on voit d'ailleurs que ces contresens "théoriques" sont aussi associés à des désastres réels ("socialisme réel", stalinisme, maoïsme, etc.).
2) Henry propose aussi une critique radicale et originale des sciences modernes, dans un tel contexte. Il poursuit cette recherche dans toute son oeuvre phénoménologique (phénoménologie de la sensibilité et de la subjectivité vivante), mais elle prend une dimension très politique, de fait, lorsqu'il évoque Marx. On pourra dire que les sciences modernes de la nature (mécanique newtonienne, surtout), pour Henry, sont des idéologies qui s'intercalent entre les abstractions réelles économiques et les vies subjectives agissantes. Elles rendent possibles des techniques mécaniques précises, qui rendront effectives la matérialisation des abstractions réelles économiques. Par exemple, la mécanique, s'appuyant sur une science quantitative de la nature, permet de développer les techniques dont a besoin le capital fixe, ce qui permet au critère de la valeur, ou du temps de travail moyen, de poursuivre son évolution toujours plus accélérée.
On retrouve des choses assez proche de Henry, déjà, chez Lukacs, lorsqu'il aborde la réification (Histoire et conscience de classe, 1923), et en particulier les "antinomies de la pensée bourgeoise", dans leur relation à la science naturelle moderne et à l'économie. Lukacs interprète d'ailleurs, la même année, de façon originale, le matérialisme historique marxien : il précise que le matérialisme historique ne peut être, s'il est économiciste, qu'historiquement déterminé, et devient une méthode non viable dans des sociétés précapitalistes ou post-capitalistes. Ce qui implique qu'il doit aussi exister une méthode matérialiste qui transcende la modernité, et qui n'a plus pour base simplement l'économie, très certainement (mais qui aura donc pour base, éventuellement les vies subjectives agissantes... quoique cela reste encore problématique).
3) Henry fait du concept de fétichisme de la marchandise un concept absolument central chez Marx. Henry tend même à définir ce concept comme "matrice" pour comprendre l'épistémologie matérialiste marxienne. En effet, Marx dit que l'économiste bourgeois est un fétichiste dans la mesure où il sombre dans un idéalisme immédiat et dans un matérialisme immédiat qui sont également aberrants : parfois lui apparaît sous forme de pure "chose" (valeur d'usage) quelque chose de pourtant fantasmagorique et abstrait (valeur) - cf. le matérialisme grossier des utilitaristes ou pragmatistes - ; parfois lui apparaît sous forme d'idéalité pure (valeur) quelque chose qui est pourtant aussi matériel (marchandise comme produit concret) ; cf l'idéalisme inconscient de l'économiciste.
Ainsi, le matérialisme historique de Marx est la réfutation d'un matérialisme immédiat et grossier qui est tout autant idéaliste, si l'on considère qu'il est éclairé, dévoilé aussi, par son concept de fétichisme marchand. Il est donc aussi la réfutation anticipée du "matérialisme" économiciste des marxistes traditionnels. Si la "base" ou la "matière" chez Marx renvoie bien à la matière sensible et vivante, agissante, des corps subjectifs en chair et en os, il s'agit bien d'un concept dialectique, qui suppose des médiations, et qui exclut un matérialisme-idéalisme immédiat fétichisé.
Ces vies sensibles sont altérées concrètement par des abstractions réelles, ce qui définit au sens strict, la détermination "efficiente" du fétichisme de la marchandise, qui n'est pas que pure mystification de la conscience pure, donc, avec Michel Henry.
Peut-être que les marxistes (et Althusser en particulier) n'ont pas voulu retenir trop précisément le thème du fétichisme de la marchandise, et la critique marxienne de la valeur plus généralement, parce que leur méthode économiciste, qui relève du matérialisme idéaliste immédiat que Marx a dénoncé, est détruite de part en part par un tel thème...
4) Michel Henry finalement est très précieux, très certainement, pour la Wertkritik en particulier : car il développe lui aussi une critique radicale du matérialisme historique tronqué, marxiste, économiciste ; car il propose lui aussi une pensée critique structurellement attachée au concept de fétichisme ; car il propose lui aussi une théorie du fétichisme effectif, et non pas simplement d'un fétichisme "mystificateur", "purement" idéologique (critique des abstractions réelles) ; car il suggère à sa manière une réhabilitation du qualitatif, contre les normes idéales quantitatives des idéologies matériellement produites ; car il propose une critique originale du temps spatialisé, mesuré, quantifié, tel qu'il est théorisé par les sciences modernes, dans sa relation au travail abstrait.
Sur ce qu'on peut donc lui reprocher :
1) Son concept de "Vie" repose sur une anthropologie structurellement chrétienne. On pourrait s'intéresser à ce sujet, de façon critique, aux rapports entre son concept de "vie" lorsqu'il évoque la vie (ou les vies) chez Marx et son ouvrage de 1996 : C'est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme. On pourrait relire également de façon critique la conclusion de son Marx, qui oriente la critique marxienne du capitalisme vers une pensée explicitement chrétienne (sécularisée) de la vie.
Ce n'est plus l'individu "socialisé" qu'on recherche avec Henry, mais presque l'individu "incarné". Ce qui engage un spiritualisme qui devient tendanciellement idéaliste, voire anhistorique.
2) Cela dirige donc la critique henryenne du capitalisme vers un écueil possible : celui du vitalisme, de l'organicisme, du subjectivisme, qui ne dénaturalisent plus, qui ne critiquent plus la forme-sujet moderne (et Jappe d'ailleurs, critique régulièrement ce genre de vitalismes, parce qu'il est soucieux, à juste titre, de dénaturaliser la forme-sujet ; aux aventures de la marchandise suivent les aventures du sujet, avec Jappe, de façon très cohérente).
3) Cet écueil se retrouve assez concrètement dans le fait que Henry a une définition transhistorique du travail (se référant ici au Marx "exotérique", constamment) ; il admet que le travail abstrait comme norme pour la valorisation est purement moderne, mais il voudrait retrouver (comme un certain Marx) un travail plus archaïque, transhistorique, derrière ce travail abstrait. Cela dérive certainement de son vitalisme problématique, de son anthropologie chrétienne (le travail comme condition de l'humain après la "chute"), et de son organicisme tendanciellement conservateur...
Un moyen de "conserver" ce qu'il y a de meilleur chez Henry, et de dépasser ses écueils :
1) Il s'agirait d'insister sur sa notion très rigoureuse de fétichisme ; on dit aujourd'hui, très souvent, que ce sont J-M. Vincent, et Artous, en France, les grands penseurs du fétichisme de la marchandise chez Marx ; mais on oublie que Henry en est un aussi, de façon éminente, et qu'il a des choses à apporter sur ce terrain. Conserver ces notions de vies agissantes, au pluriel en les orientant de façon plus "constructiviste" ou "historiciste", pourrait être porteur (sans l'arrière-fond chrétien, donc, qui empêche de penser ces dynamiques en leur immanence strictement déterminée).
2) On pourrait aussi s'autoriser, avec lui, à penser les subjectivités vivantes au pluriel, par-delà la critique radicale nécessaire de la forme-sujet moderne.
Expliquons-nous là-dessus : la critique radicale de la valeur évoque constamment un réification pernicieuse à abolir au sein du capitalisme ; elle critique le "sujet-automate" dans la mesure où il ne désigne plus les individus vivants, mais l'automouvement des chose. Mais ainsi, elle présuppose nécessairement des subjectivités humaines à "préserver" derrière ces réifications-dépossessions, sans quoi elle ne peut élaborer sa critique à partir d'un point de vue "axiologique" déterminé.
La forme-sujet moderne est à critiquer dans la mesure où elle est une hypostase, une idéalité abstraite, qui abolit les subjectivités vivantes en leur complexité et en leur multidimensionnalité. Henry nous propose une pensée conséquente de ces subjectivités abolies, à faire émerger enfin, peut-être.
Par opposition à l'objectivation idéaliste, dit-il aussi (Hegel, Feuerbach), ces subjectivités vibrantes ne renvoient pas au seul "sujet" passif contemplant, ou au seul concept ou au seul sensible contemplés. Elles sont les actualisations des potentialités subjectives, qui ne se regardent plus vivre, réflexivement, pour s'objectiver théoriquement, ou qui ne contemplent pas passivement une "seconde nature" objectivante, qui les dépossède et qu'elles créent pourtant.
Autrement dit, l'idée henryenne des subjectivités vivantes pourraient être le point de vue "axiologique" à partir duquel on critiquerait radicalement le sujet transcendantal kantien (chose que Henry n'a pas toujours bien réalisée, car sa phénoménologie reste trop héritière du kantisme).
3) En extirpant très franchement Henry de son anthropologie chrétienne et de son vitalisme tendanciellement idéalisé (et ici, c'est aussi l'écueil phénoménologique-idéaliste qui se manifeste), on pourrait peut-être conserver le noyau radical induit dans ses notions de subjectivités et de vies subjectives agissantes, pour élaborer une axiologie rigoureuse à partir de laquelle la critique marxienne de la valeur trouverait de nombreux avantages.