Heidegger mutile le concept (d'abord marxien/lukacsien) de "réification", et ne peut être un "philosophe" (ou idéologue) pertinent pour penser une critique radicale du capitalisme.
1) Heidegger et heideggeriens : une double mutilation, favorable aux capitalisme nationaux
La référence heideggérienne au sein de la (pseudo-)critique du capitalisme, ou de quelque "nihilisme" confus favorisera l’illusion d’une transhistoricité de l’aliénation, renvoyant l’aliénation à une "structure ontologique" qui serait au fondement de toute existence, "originairement" ou "archaïquement" (thème de "l'oubli de l'être" depuis Platon/Aristote). On ne pensera plus l'aliénation comme étant subie spécifiquement par certains individus (les individus réifiés par l'ordre productif moderne), dans un moment historique particulier, socialement et matériellement déterminé.
Dès lors, le principe très singulier de la "réification" tel qu’il s’applique aux individus prolétarisés/précarisés dans la société industrielle ne sera effectivement plus reconnu en sa spécificité matérielle intrinsèque - on affirmera avec Heidegger que l’aliénation est la "perte du monde" à travers la "déchéance du Dasein", ou la perte de sa mondanité propre dans la quotidienneté moyenne ou "déchéante", etc.
Le geste théorique "fondateur" de Heidegger (1927) renvoie bien à l'occultation de déterminations conceptuelles, historiques et empiriques, décisives posées par Lukacs (1923).
Heidegger a fortement mutilé Lukacs avec Etre et temps (peut-être même sans l'avoir vraiment lu) et ce n’est donc surtout pas d’un point de vue heideggerien qu’on pourra s’autoriser à « réfuter »/oublier Lukacs (ce serait là inverser les rôles !).
Heidegger dissout à travers son geste "ontologique" toute la dimension effective et concrète de l’aliénation décrite par Lukacs, en l’extrayant de son contexte historique, juridique, économique et social très déterminé et très particulier.
Heidegger (en tant qu'idéologue bourgeois) opère en outre la confusion entre, d’une part, la manière dont le bourgeois subit simplement immédiatement, comme une mystification de sa pure conscience, la réification dans la seule sphère de la circulation (fétichisme essentiellement subjectif), et d’autre part la manière dont l'individu prolétarisé est effectivement réifié, à travers les médiations catégorielles de la production, au sein d’une misère non seulement psychologique mais aussi matérielle (abstraction réelle, fétichisme objectif).
Cette confusion s’opère dans la mesure où Heidegger synthétisera ces deux formes fétichistes distinctes avec des concepts ontologiques les subsumant autoritairement sous eux : déchéance, ustensilité, dictature du "on", bavardage, équivoque, curiosité, déracinement, tourbillonnement, tentation, saturation, etc.
Deux enseignements à tirer, donc :
- Avec la détermination heideggérienne d'un "nihilisme" (ou d'un "capitalisme" confusément appréhendé) qui serait transhistorique : les structures spécifiquement modernes de dépossessions matérielles paraissent indépassables, elles sont rétroprojetées sur une réalité "antique" ou "archaïque" fantasmée ; cela relève d'une idéologie bourgeoise basique et acritique, qui naturalise les catégories de sa domination, pour rendre la société bourgeoise elle-même apparemment "indépassable".
- Avec la dissolution des formes prolétarisées de la réification (objectives et subjectives) et de ses formes bourgeoises (essentiellement subjectives) au sein d'un même concept mutilant et abstrait ("déchéance"), on brandit finalement des abstractions politiques pernicieuses (peuple, nation, etc.), favorables aux capitalisme nationaux. Le souci heideggerien de la réification renvoie au souci d'une autocritique relative du nationalisme bourgeois, devant rendre possible finalement la régulation de l'ordre nationaliste-bourgeois (surtout pas son abolition).
2) Heidegger et heideggeriens : une faiblesse épistémo-critique fondamentale aux effets politiques pernicieux
D’un pur point de vue épistémologique, donc, la pensée de Heidegger, surtout si elle s’appuie bien, comme le pensent certains commentateurs (Goldmann), sur une influence au moins indirecte de Lukacs, est objectivement plus faible, en tant que plus vague et plus confuse, que celle de Lukacs.
Heidegger propose des unités conceptuelles qui supposeraient des distinctions et déterminations qu’il omet de thématiser. Lukacs quant à lui a su développer de telles distinctions et déterminations.
D’un point de vue hégélien, c’est la déterminité qui fait la consistance d’un concept, et donc même d’un point de vue hégélien, Heidegger sera moins consistant que Lukacs.
Pour le dire plus directement, on aura affaire, avec Heidegger, ou plus tard avec le penseur "critique du capitalisme" heideggérien, à un bourgeois qui déplore sa propre aliénation comme si elle était une "condition humaine" universelle, et qui identifiera de ce fait l’aliénation des individus prolétarisés qu’il considère avec "compassion", à cette aliénation très superficielle qu’il vit (dans la sphère de la circulation). L'idéologue bourgeois heideggerien occultera complètement la dimension de misère radicale de l’aliénation prolétarisée, réifiée ou exclue, qui n’a rien de comparable à la sienne.
Cette situation théorico-pratique fait que l'idéologue heideggérien, ou "critique du nihilisme", n’envisagera finalement comme "moyen d’émancipation" qu’une simple modification superficielle à l'intérieur des rapports intersubjectifs bourgeois. Il ne thématisera pas sérieusement la nécessité de l'abolition radicale des catégories de la production capitaliste
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3) Nationaliste-socialiste, antisémite, et philosophe bourgeois : une cohérence d'ensemble
Heidegger est à exclure d'emblée comme idéologue national-socialiste et antisémite. Mais même si l'on voulait, par charité, conserver certaines "intuitions critiques" de cet idéologue, on ne fera jamais que diffuser des recettes abstraites et vagues, altercapitalistes, qui préconiseront la "régulation" nationale du désastre permanent.
En outre, son antisémitisme "ontologique" (puis effectif, politique, meurtrier) n'est pas séparable de son idéologie nationaliste-productive, puisque les représentants de l'économie nationale productive tendent à développer, face aux crises systémiques du capitalisme global, une pseudo-critique de quelque "mondialisme abstrait". Cette pseudo-critique devient structurellement antisémite, lorsqu'elle assigne finalement "le" Juif au "mondialisme abstrait" "errant" et "sans sol", "menaçant" telle "alliance nationale-populaire" (l'antisémite nationaliste diabolisera deux figures historiques devenues classiques, qui seraient deux manières de "menacer" les principes de la "frontière" et du "sol" national : le "judéo-bolchévique" ou le "banquier juif").
Notes complémentaires à propos du confusionnisme heideggerien actuel :
Honneth se réfère très explicitement à Heidegger dans son ouvrage de 2007 La réification. Petit traité de théorie critique., et c'est ce qu'on peut lui reprocher.
C'est ce qui pourrait éventuellement permettre à Fischbach de tirer un fil heideggerien dans Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation.
Honneth veut ici ménager un espace de rencontre entre Lukacs et Heidegger, mais surtout au profit de Heidegger...
Il développe en tout cas une analyse transhistorique, voire ontologique (rapports de reconnaissance définis comme régulant "tout rapport au monde" ; implicitement liés à la notion existentiale heideggérienne de "sollicitude", etc.).
Honneth veut d'ailleurs réfuter Lukacs sur de nombreux points dans cet ouvrage, et fait plutôt allégeance à Heidegger, de ce fait...
Il reproche en particulier à Lukacs une téléologie implicite et une axiologie sans "fondement normatif" clair.
Hélas, la téléologie et l'axiologie explicites, où l'historialité "destinale" d'un Heidegger sont plus effrayantes qu'autre chose, après certaines récentes "révélations" (Cahiers noirs, 2014).
Plus en amont, ce que je vois chez Honneth (mais aussi chez un certain Fischbach), c'est une tendance à revenir trop systématiquement, et de façon trop peu critique, à la dialectique hégélienne de la reconnaissance : le travail est donc défini de façon transhistorique (comme travail du négatif, et comme négativité du travail), et non comme catégorie spécifiquement moderne (cf. Marx, Capital, chapitre 1 : analyse critique de la valeur et du "travail abstrait").
La référence "anticapitaliste" qu'on mobilisera souvent ici, sera le jeune Marx (Manuscrits de 44), qui définit encore, de façon jeune-hégélienne, quelque "essence générique" de "l'homme" à partir de laquelle on penserait l'aliénation par le travail (positive ou négative). Le travail conceptualisé par le jeune Marx est le plus souvent un travail transhistorique, défini de façon assez idéaliste....
Ce jeune Marx "humaniste" ou "naturaliste", encore jeune-hégélien, paraît a priori assez éloigné de Heidegger. Mais il m'a semblé que cette "essence générique" ici postulée par le jeune Marx pourra être, via quelques "aménagements" épistémologiques déterminés, associée au "jargon" heideggérien de "l'authenticité" (pour reprendre un terme adornien)...
En septembre 2013, paraîtra aux PUF un important recueil de textes de l'historien américain Moishe Postone, " Critique du fétiche capital : Le capitalisme, l'antisémitisme et la gauche ", tradu...
http://www.palim-psao.fr/article-moishe-postone-critique-du-fetiche-puf-2013-118578271.html
Complément d'analyse