La lutte anticapitaliste, dans un contexte spectaculaire, se confronte à la spectacularisation, à l’abolition donc, du noyau subjectif vivant en tant que tel, du substrat de réalité que l’individu réifié saisissait a priori, encore avec Lukàcs, au moins négativement, dans son activité aliénée. Dans une société spectaculaire, l’avantage « dialectique » ou stratégique des individus réifiés semble avoir disparu, dans la mesure où ils ne dépasseraient plus l’immédiateté de la réification. Ne se concevant eux-mêmes que comme des apparences strictes, ils seraient devenus incapables de se ressaisir de leur essence subjective, qui annonce, lorsqu’elle se déploie, la dissolution de la société marchande. Le spectaculaire signifierait donc un ultime développement de la société capitaliste, par lequel les germes de son dépassement (conscience et praxis du « sujet révolutionnaire ») auraient été définitivement abolis.
Néanmoins, plutôt que de sombrer dans un désespoir stérile, il faut simplement considérer que le sens du combat aura été quelque peu modifié, et qu’il s’agirait, plutôt que d’annuler les propositions de Lukàcs, de les intégrer dans la réalité nouvelle du spectaculaire.
Un facteur majeur qui fait que les travailleurs luttent et s’organisent contre le capitalisme, ou que les individus réifiés luttent et s’associent, est leur capacité à prendre conscience subjectivement de la manière dont ils sont objectivés dans le processus de production de marchandises. Mais dans le spectacle, cette subjectivité aurait été définitivement abolie, dans la mesure où les individus ne feraient plus que contempler passivement leurs propres existences dépossédées, en tant que consommateurs ou en tant que producteurs, et dans tous les autres secteurs de la vie sociale. La contemplation est objectivation, elle n’est plus activité subjective vécue en première personne : et ce qu’elle objective sera précisément cette vie même, qui n’est plus vécue de l’intérieur, de façon immanente. Nulle subjectivité authentique ne subsiste apparemment, dans ce contexte. Le dépassement du capitalisme semble plus que compromis dans la société spectaculaire, étant donné que le facteur premier de ce dépassement (re-subjectivation de l’objectivation des individus) est une potentialité qui paraît complètement détruite.
Néanmoins une voie reste envisageable. Si ce n’est plus la praxis subjective qui est simplement objectivée, mais si c’est l’activité subjective de contemplation objectivante qui abolit cette subjectivité elle-même, dans la praxis comme dans la contemplation, alors l’individu aliéné dans le spectacle lui-même, pour ressaisir cette subjectivité, devra tenter de reconnaître dans son activité même de contemplation (et non plus simplement de production) le noyau vivant qui est systématiquement recouvert par les images contemplées. Autrement dit, l’enjeu de la conscience de soi du travailleur (ou de l’individu aliéné, prolétarisé), potentiel ou effectif, ne devrait pas être rendu caduque dans le contexte du spectacle, mais il s’agirait simplement de dire que cet enjeu suppose de nouvelles dispositions et de nouveaux moyens, dans la mesure où la dépossession aurait pris un nouveau visage.
Très clairement, la lutte anticapitaliste aujourd’hui suppose une lutte en laquelle les individus reconnaissent la dimension active et subjective de leur contemplation spectaculaire, pour mieux dépasser cette activité et cette subjectivité, puisqu’une telle dimension active et subjective dans la contemplation du spectacle est une façon de consentir à l’abolition de l’action et de la subjectivité effectives et émancipées, au profit d’une passivité et d’une objectivation de soi inconscientes.
Cela suppose que la lutte devra s’étendre à de nouveaux domaines, dans la mesure où la contemplation du spectacle ne concerne plus simplement la stricte sphère de la production (à moins que cette production ne concerne plus la seule sphère "économique" au sens restreint). Le spectacle, qui est le capitalisme en tant que totalitarisme achevé, suppose que la lutte qui viendra l’abolir se prolongera dans tous les secteurs qu’il a envahis (secteurs fonctionnels dits sociaux, politiques, artistiques, érotiques, poétiques, psychologiques, et non plus simplement dans les secteurs "économiques" au sens restreint du terme).