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Introduction 
 
 Cet essai développe cinq perspectives critiques sur la valeur moderne, valeur qui gravite fondamentalement, en particulier depuis la première révolution industrielle, autour de la norme théorico-pratique relative au travail abstrait.  Le travail abstrait est la catégorie de base du capitalisme la plus essentielle, qui enveloppe les autres (marchandise, valeur, argent). Le travail abstrait est un concept de Marx qui a été relevé par peu de marxistes traditionnels, qui voyaient là certains développements « philosophiques » « secondaires » du point de vue de la lutte révolutionnaire. Le marxisme traditionnel (on songera aux léninistes, sociaux-démocrates, tiers-mondistes en tous genres, altermondialistes, etc.), insista particulièrement sur les notions de « plus-value », d’exploitation, et sur la question des classes, des prix, des profits, et de la distribution des marchandises et de la valeur, mais ne se préoccupa pas d’analyser les logiques catégorielles au fondement de telles formes empiriques et historiques. Il ne put dès lors revendiquer dans les luttes l’abolition stricte des catégories capitalistes que sont la marchandise, la valeur, l’argent, mais prôna plutôt leur « purification », leur redistribution plus « juste ». Seulement, si ces catégories sont bien la racine de la modernité capitaliste, comme l’indique Marx dès le chapitre 1 du Capital, alors leur seule « régulation » ou « restructuration » ne saurait déboucher sur l’abolition du capitalisme en tant que tel, mais simplement sur sa perpétuation à nouveaux frais. Ce serait ainsi sa dynamique abstraite, destructive, qui engloutit la dimension concrète des activités qualitatives, et qui dépossède les individus, qui serait finalement encore « protégée » par de telles pseudo-critiques et pseudo-révolutions, de façon pernicieuse.  Certains théoriciens marxiens radicaux, néanmoins, insistèrent sur cette notion de travail abstrait : Lukàcs, puis la première école de Francfort, en revenant sur la notion de fétichisme marchand, analysent de façon originale la question du travail abstrait et de la valeur. Le fétichisme marchand, thématisé par Marx dans les premières pages du Capital, est le fait, pour l’individu moderne, dans la production et dans la consommation, d’occulter l’origine de la valeur des marchandises produites, en ramenant celle-ci à leur forme matérielle immédiate. La valeur, nous dit Marx, aurait pour substance le travail abstrait. Elle dériverait d’une réduction des divers travaux humains à l’unité abstraite et indifférenciée, ramenée à la quantité. Plus précisément, la grandeur de la valeur renverrait à un standard de productivité moyen, à une quantité moyenne de temps de travail qui serait nécessaire pour produire les marchandises, et cette mesure supposerait la réduction des travaux humains concrets, multiples et différenciés, à l’unité abstraite homogène et non spécifique. Seulement, lorsqu’ils sont face à des valeurs, les individus les assimileraient au corps physique immédiat de la marchandise, et occulteraient ce procès de valorisation plus complexe, car ils ne reconnaîtraient pas le rôle joué ici par le travail abstrait. Ils fétichiseraient dès lors les produits du travail, en ne tenant pas compte du fait que leur valeur découle d’un procès productif et social, et en croyant qu’une pure chose matérielle pourrait exprimer par elle-même « de la valeur », soit une dimension proprement idéale, immatérielle.  Après Lukàcs et la première école de Francfort, Guy Debord, puis Antoine Artous et Jean-Marie Vincent, en France, saisissent à leur tour le caractère décisif de ce thème du fétichisme dans la critique radicale du capitalisme. La Wertkritik en Allemagne, la « critique de la valeur », à partir des années 1980, autour de Robert Kurz, Anselm Jappe, Trenkle, et Lohoff, définit un programme plus précis : il s’agirait de revenir au Marx « ésotérique », qui thématisa les catégories de base du capitalisme et le fétichisme marchand, et de dépasser les limitations structurelles d’un Marx « exotérique », qui décrivit l’empiricité d’un capitalisme émergent historiquement datée, afin de produire une critique radicale de la modernité capitaliste en tant que telle, aujourd’hui. La question du travail abstrait est reposée à nouveaux frais dans ce contexte, de façon à développer un thème marxien décisif, et de façon à penser une totalité unidimensionnelle et tendanciellement totalitaire, qui a envahi tous les aspects de la vie, avec la plus grande précision possible.  Il s’agira dans cet essai de considérer la critique de la valeur comme un programme de recherche critique qui concerne non seulement la critique sociale, mais aussi la critique de la philosophie (critique de la philosophie qui a un intérêt au moins médiat du point de vue de la critique sociale). Autrement dit, il s’agira de mobiliser cette critique de la valeur pour traiter de questions traditionnellement considérées comme questions « purement » théoriques, afin de critiquer la prétention de cette théorie à l’autonomie, et de mettre en place une méthode matérialiste élargie.  La critique de la valeur est l’aspect totalisant de l’œuvre de Marx qui ouvre le plus cette possibilité de faire dialoguer les théories « pures » (métaphysique, esthétique, morale, théologie, sciences) avec la critique de l’économie politique, car précisément elle se situe sur un terrain déjà fort spéculatif. Mais il ne s’agira pas pour autant de faire de la spéculation pour la spéculation. Ces recherches n’ont pas de sens si elles n’ont pas une relation au moins médiate aux luttes sociales, car elles prônent la destitution de la pensée séparée du pouvoir, et du pouvoir séparé de la pensée, avant tout.  

 
 Dans un premier temps, on proposera une certaine « psychanalyse du capitalisme », considérant que le capitalisme n’est pas une abstraction idéale, mais désigne une multiplicité d’individus concrets, en chair et en os, qui agissent, pensent, et sont dissociés. C’est donc les apports d’une notion de la psychanalyse, la notion de « pulsion de mort », qui devront être considérés, du point de vue d’une critique radicale, et matérialiste, du capitalisme. Les faiblesses du discours psychanalytique « classique » (Freud), qui individualise le pathologique, qui traite trop peu des causalités collectives et sociales rendant possibles les dissociations psychiques, et qui ne traite pas du tout de la nécessité de promouvoir des luttes sociales venant abolir le système économique de la dissociation, pourront apparaître en négatif.  On se situera ensuite sur un terrain presque métaphysique, voire théologique, mais aussi esthétique. Mais il s’agira bien de critiquer radicalement toute métaphysique, toute esthétique et toute théologie bourgeoises. Puisque la critique de la valeur est la critique de catégories logiques, il s’agira de questionner plus largement la question des catégories en général. Les catégories kantiennes, les structures existentiales heideggériennes, la dialectique hégélienne, devront apparaître dans leur dimension autoritaire et idéaliste, produisant un écart irréductible entre la sphère du théorique et la sphère pratique, mais confirmant aussi la dépendance inconsciente de la première à l’égard de la seconde. Plus largement, ces catégories, structures, dialectiques, traduisent le projet d’une gestion autoritaire, mais qui échappe aussi aux gestionnaires, lesquels posent inconsciemment leur propre désir d’auto-abolition (pulsion morbide). Il s’agirait ici de suivre les traces de Derrida (déconstruction), mais de poursuivre un chemin qu’il a interrompu en route. Une fois parvenu à la déconstruction purement théorique des catégories, Derrida ne cherche pas à identifier les causalités sociales fondant l’évanescence, ou l’autodestruction des catégories modernes. Semblable aux Jeunes-Hégéliens idéalistes, Derrida imagina que la seule « prise de conscience » (déconstruire son identité, son rapport au langage, etc.) suffisait à transformer la réalité. Seulement, la déconstruction des catégories modernes, qui émerge à partir d’une situation sociale déterminée, engage très essentiellement l’abolition de structures institutionnelles et productives matérielles tendanciellement totalitaires, soit certaines luttes sociales radicales (en rien « extrêmes » de ce fait), chose que Derrida s’est bien gardé de stipuler. Poursuivre le chemin que Derrida a interrompu (en laissant le dernier mot, presque, à la « destruction » heideggérienne de la métaphysique, de ce fait), ce pourrait bien être : revenir à un certain Lukàcs, dont le concept de réification confère un contenu concret et social à la « réification » évanescente d’un Heidegger (et tendanciellement nationaliste-antisémite), pour bien finalement dépasser et oublier enfin Heidegger.  Dans un troisième temps, c’est la relation entre les diverses formes morales historiques et la valeur moderne, comme travail abstrait, qu’il s’agira d’interroger. Le « dépassement » nietzschéen de la morale, tendanciellement antisémite (« le » Juif serait pour Nietzsche celui qui aurait inversé « sournoisement » les valeurs aristocratiques, inversion qu’il s’agirait de « transmuter »1), totalement « idéaliste », d’un point de vue marxien (le combat « moral » se jouerait à l’intérieur d’un seul individu), et mythologisant (généalogie construite après coup, en mélangeant des dimensions sociales modernes et des dimensions antiques idéales et hypothétiques de façon anachronique) sera ici, encore, en négatif, exhibé dans son insuffisance structurelle. Sans reconstruire une histoire sociale moderne de la morale, l’héritage « antique » reconstruit a posteriori par cette modernité ne saurait être saisi dans sa complexité matérielle et idéologique actuelle. Surtout, sans rattacher la question de la valeur morale à celle de la valeur économique, pour penser l’abolition du procès de valorisation moderne, le théoricien critique s’empêche finalement de dépasser effectivement, concrètement, une telle morale. La morale n’est pas la structure du réel qu’il s’agirait dès lors de destituer prioritairement, mais, comme écho idéologique d’une situation matérielle d’existence déterminée, elle ne serait abolie que si l’on parvenait à promouvoir des formes de luttes sociales transformant effectivement cette situation sociale. La morale, néanmoins, comme idéologie qui finit par consolider rétroactivement une situation sociale invivable, pourrait aussi être ciblée comme vecteur d’aliénation éminent, dont la critique radicale, stratégiquement, serait porteuse, et potentiellement émancipatrice, si du moins elle débouche sur une praxis transformatrice réelle.  Ce sera ensuite le « système des normes » qui sera critiqué radicalement. Mais en considérant que la norme qui conditionne toutes les autres, ou qui les enveloppe dans un projet totalitaire et unidimensionnel, est celle à laquelle renvoie le travail abstrait, soit la norme du temps de travail socialement nécessaire. C’est la science moderne destructive, dont la statistique produit un nivellement redoublant le nivellement socio-économique, qui pourra être critiquée radicalement dans ce contexte, vers son dépassement. Il faudra affirmer, contre Foucault, que le système normatif ne se contente pas de s’éparpiller dans un complexe de foyers locaux de « pouvoirs-savoirs », mais qu’il est aussi synthétisé abstraitement, et dans le dos des individus, par une norme abstraite aux effets réels, relative au travail abstrait, produisant non plus un « contrôle » effectif par les gestionnaires du désastre, mais finalement une déprise complète, une absence de contrôle généralisée, que subissent en dernière instance tous les humains, quels qu’ils soient (cf. la crise écologique contemporaine). Surtout, pour contourner l’écueil d’une simplification foucaldienne tendancielle, et selon un point de vue matérialiste actualisé, il faudra montrer que le pouvoir-savoir dont parla Foucault renvoie à une impuissance fondamentale de ce pouvoir (qui vient réguler la facticité sociale après coup, si bien que sa complexité lui échappe), mais aussi à une ignorance de principe (car les théorisations a posteriori du social que produit la gestion sont fondamentalement inadéquates, mutilées et confuses, dans un système qui fétichise les marchandises).  Pour conclure cet essai, et pour déterminer avec précision la méthode qui est mobilisée ici, nous reviendrons sur ce qui caractérise dans le détail le matérialisme historique marxien. Cette interprétation et ces rappels ne seront pas inutiles, quoi qu’on puisse en penser. Certes, le matérialisme historique marxien serait devenu une « doxa » rabâchée indéfiniment depuis plus d’un siècle, si bien que tout « retour » à cette « doxa » ne pourrait produire que la lassitude ou l’agacement. Néanmoins, il se pourrait aussi, qu’en revenant au texte marxien lui-même (ici, la première section de l’Idéologie allemande), on découvre des conceptions qui auront été englouties sous des milliers de commentaires idéologiques, et tordant souvent la lettre du texte. L’économicisme marxiste, par exemple, ou qui se dit « marxiste », soit cette idée que la « base matérielle » serait l’économie en tant que telle, est une idée complètement étrangère à Marx, comme le rappela avec pertinence Michel Henry, dans l’introduction de son commentaire magistral de l’œuvre marxienne2. Pour Marx, c’est la vie agissante, sociale et productive des individus, qui constitue la base réelle, mais l’économie n’est pas cette vie, elle est déjà une idéologie (qui a pour spécificité d’être une idéologie qui voudrait s’actualiser matériellement). Dès lors, tout marxisme économiciste voudrait transformer, simplement, cette économie, et non l’abolir, sans voir que cette économie, comme secteur fonctionnel séparé, n’est rien d’autre que le capitalisme en tant que tel : il voudra donc transformer le capitalisme (le « purifier » en capitalisme d’Etat, par exemple), mais non pas l’abolir. Revenir au matérialisme historique marxien dans le texte sera donc non seulement un moyen de repréciser avec soin la méthode qui aura été développée dans cet essai pour critiquer la psychanalyse, la métaphysique, la théologie, l’esthétique, la morale, et les sciences bourgeoises, mais aussi une occasion de définir à nouveaux frais ce matérialisme historique, considérant que l’œuvre marxienne, au XXIème siècle, est bien devenu un véritable palimpseste.  
 
 
 

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