Nietzsche est bien trop équivoque en ce qui concerne la "question juive", en particulier dans la Généalogie de la morale. On peut interpréter, à la suite de Di Cesare, ses propos, comme étant "métaphysiquement antisémites".
Néanmoins, selon une intention plus charitable, on peut essayer de découvrir chez Nietzsche une intention autre, presque talmudique, et même dialectique (que Deleuze n'aura pas tenté de dévoiler), si l'on écoute ses textes différemment. Cela ne nous empêche pas de continuer à critiquer chez Nietzsche une équivocité coupable, qui l'aura rendu récupérable par le pire. Mais cela nous permet de retourner Nietzsche également contre ses commentateurs antisémites, ou encore trop naïfs ("postmodernes", par exemple).
Quelques notes éparses à ce sujet, quoique encore insuffisantes.
" Un certain Jésus de Nazareth, désormais anonyme, occulté par une modernité inconséquente, aura prôné quelque peu, déjà, le « sens de la terre », et combattu le « nihilisme » thématisé plus tard par d’autres ; du moins certaines fidélités, rares mais attentives, lui succédant, semblent indiquer ces intentions « affirmatives », encore, malgré nos obnubilations (Spinoza, etc.) ; et Nietzsche indique parfois, dans l’Antéchrist par exemple, que cet individu inconnu, dont la parole fut strictement subvertie, n’est rien d’autre que le principe dionysiaque émergent, quoique de façon encore imparfaite (idiotie morale, passivité morale de J. de Nazareth)…
Il faut donc bien sûr se garder de confondre, avec Nietzsche, ce que le christianisme moderne (surtout protestant, qui modifie mais porte le sens du message paulinien, déjà tendancieux) aura fait d’une parole initiale qui reste encore à déchiffrer, avec ce que cette parole tente originellement de dire ; Nietzsche, qui avait un sens historique déterminé, aurait dû nous interdire d’opposer strictement un paganisme antique à un « christianisme » transhistorique, essentialisé ; on aurait dû pouvoir voir en Nietzsche une tentative de conciliation souterraine de deux traditions opposées tardivement, en apparence (il aurait dû admettre plus explicitement lui-même, de façon plus univoque, que cette parole d’un certain Jésus n’est pas nihiliste au départ, n’est pas imprégnée de ressentiment, mais le devient dans notre modernité désertique ; au départ, elle peut vouloir simplement réaliser une vocation judaïque, messianico-politique, visant l’émancipation de tous, et visant une "aristocratie" égalitaire et sans nivellement ; de même que la « noblesse guerrière » apparemment glorifiée dans la Généalogie de la morale, ne s’engagerait dans une voie réellement et universellement affirmative que lorsqu’elle se confronterait à cette vocation messianique qui contredit sa soif de destruction, mais pour son « bien » ; hélas, Nietzsche n'a pas la clarté, l'univocité et la cohérence suffisantes pour exprimer de façon conséquente de telles possibilités herméneutiques de son propre texte - "ça" parle du moins potentiellement en lui).
Comme l’indique Arendt dans la préface de La crise de la culture, « le fil de la tradition » a été rompu dans notre modernité : si bien que nous finissons par confondre abusivement les inversions produites par cette modernité avec la portée réelle de ces phénomènes qu’elle inverse… Nietzsche, qu’on peut voir comme un « nazaréen », selon cette perspective, qui veut dépasser le Nazaréen pour mieux sublimer ses intentions affirmatives, reste confus, mais trouve aussi une possibilité de dépassement de cette confusion, précisément en tant qu'il est lui aussi traversé par la réaction et le ressentiment, dans la pathologie maniaque. Lorsqu’il dit « Dionysos contre le crucifié » (dans une période de passivité pathologique), on pourrait entendre : Jésus de Nazareth, anonyme, qui annonce déjà timidement Zarathoustra, contre Paul, le désarçonné (et Nietzsche nous fait entendre cela potentiellement, lorsqu’il évoque l’entreprise d’universalisation du « christianisme » par Paul, et ses échos modernes, comme entreprise d’inversion ou de subversion de quelque chose de plus profond qui aurait voulu se dire) ; en outre, situer un point de tension au niveau d’un dévoiement du christianisme protestant (qui peut être structurellement antisémite, avec Luther, ce n’est pas un hasard), me paraît permettre des synthèses porteuses : ce protestantisme (à son tour instrumentalisé), produira idéologiquement une théologie politique essentialisant l’ethos du travail, et prépare certaines bases épistémologiques nécessaires pour le capitalisme émergent (cf. Weber) ; le « nihilisme » dénoncé ici, dévoiement moderne d’une parole initialement affirmative, devient aussi un projet de domination impersonnelle, calculant, non seulement idéologique, mais aussi économique et social…
Pour revenir au dévoiement d’une parole initiale d’un certain anonyme de Nazareth, je penserai aussi à un certain message souterrain de Sade lui-même, dans Justine par exemple ; la « vertu » devenue masochisme, chez Justine, provoque un rire nazaréen qui n’est pas nécessairement sadique. Il nous incite à reconsidérer le ton employé par J. de Nazareth, son ethos, ses manières de dire et d’être. Ces manières auraient pu être joyeuses, humoristiques, légères, heureuses et sereines, et non pas patriarcales, sentencieuses, pontifiantes, comme certains « chrétiens » croient l’entendre aujourd’hui. Cette lecture de Justine ne nous empêche pas d'affirmer avec fermeté que Sade reste un individu condamnable en soi, banalisant le sadisme moderne qui s'annonce, et le patriarcat le plus sauvage (mais le personnage de Justine, qui s'isole, condamne également l'auteur potentiellement, et se retourne contre lui - il en va exactement de même en ce qui concerne le Zarathoustra de Nietzsche-le-wagnérien-nationaliste-antisémite).
L’incitation à l’amour pour autrui ou pour la vie ne serait pas un impératif menaçant, un commandement autoritaire, une obligation ascétique, mais certaines suggestions douces et soigneuses. La perspective nazaréenne de l’éternité (qui est au sens strict perspective vers le lointain, et non vers le « prochain » réducteur), serait intensification de ce qui est présent, et non pas fuite nihiliste vers l’arrière-monde. N’ayant plus les oreilles pour entendre ce « ton », nous produisons des idolâtries, fétichismes, craintes, qui trahissent ce ton. Tout comme nous produirions une stricte subversion des intentions possibles d’un certain Zarathoustra, si nous entendions ses sentences, qui sont parfois des détournements libres de Luther, comme des impératifs sentencieux sans humour et sans auto-dérision… (Nietzsche ne s'auto-détruisant pas et ne s'auto-critiquant pas radicalement ne sera pas un auteur à lire sérieusement).
On ne peut croire que J. de Nazareth, ou que Zarathoustra, auraient voulu prôner la joie, la légèreté, la danse, avec la lourdeur d’un esprit de sérieux pontifiant… si cet esprit de sérieux semble se manifester, il ne peut être qu’ironique, pour ne pas contredire l’intention du « message ».
J’entends finalement, dans la perspective d’une ultime réconciliation entre Zarathoustra-Dionysos et J. de Nazareth, désireuse d’approfondir les intentions encore confuses du Nazaréen, mais non pas de les contredire absolument, l’une des dernières phrases, ou suggestion, du Nouveau Testament, avec une autre oreille, et ce grâce à Zarathoustra lui-même, qui réveille une parole enfouie : « Je (re)viens bientôt » (Ap, 22-12). Cette perspective du « retour » dans l’éternité, qui ne viendrait plus violer le « sens de la terre », qui ne viendrait plus violer la dimension légère et affirmative d’un message initial, Z. l’inscrit dans ce qu’elle a de plus vivant (l’éternelle répétition du même)…
Même la raison instrumentale économiciste moderne, ultime version du nihilisme, théologico-politiquement protestante, serait abolie grâce à une telle perspective, à mon sens. Mais ce n’est alors plus Jésus contre Zarathoustra, qui est le combat à définir, selon une intention souterraine de Nietzsche (possible, simplement possible). C’est la légèreté de ces deux anonymes contre les instrumentalisations tardives d’un Paul ou d’un Luther, qu’on pourrait tenter de mettre en avant.
Un certain Rabelais, dans cette affaire, paraît être un allié précieux. Transmutation, en ce sens, signifie bien désobstruction d’un chemin vers une parole originaire dont l’accès à été obstrué, et il me semble qu’il y a bien là le projet d’une transformation radicale, non bêtement inversante, qui n’exclut pas toutefois une forme de fidélité."
Ces propos, qui retournent les propos de Nietzsche contre lui-même, se formulent bien d'abord contre le "Nietzsche officiel" qui prospère aujourd'hui de façon inquiétante (sans que son équivocité, qui n'interdit pas un antisémitisme "métaphysique", ne soit vraiment ciblée comme danger). Ils sont proposés pour qu'enfin Nietzsche soit un jour définitivement oublié (comme il le souhaitait lui-même à la fin de sa vie consciente et lucide, dans son fameux "billet de la folie").
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