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Le Capital, Livre 1.

Synthèse didactique

1ère section

Chapitre 1 :

La marchandise

I Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur d'échange ou valeur proprement dite (Substance de la valeur. Grandeur de la valeur)

 

"La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une "immense accumulation de marchandises"".

Cette phrase qui ouvre le Capital implique trois choses essentielles :

- la marchandise est une forme de la richesse sociale bien particulière, propre à la modernité capitaliste ; cette marchandise est un produit du travail dont les déterminations sont spécifiques ;

- cette richesse progresse, elle est un procès en mouvement : on ne parle pas simplement d'une production de marchandises, mais bien d'un processus d'accumulation ;

- on verra également que ce procès d'accumulation se développe à travers une série de métamorphoses ; l'accumulation des marchandises renvoie à la dynamique de la valorisation de la valeur, qui se développe au fil de la métamorphose des marchandises en argent, et de l'argent en capital.

 

a) Définition générale de la marchandise

Tout d'abord, la marchandise est un objet extérieur, qui satisfait des besoins humains en général. Il n'est pas nécessaire de connaître la nature singulière de ces besoins pour savoir qu'on a affaire à une marchandise ; on retiendra simplement que cette marchandise satisfait des besoins humains, de façon générique. 

En outre, la marchandise est essentiellement un produit du travail humain.

b) La marchandise comme valeur d'usage

La marchandise est une valeur d'usage au sens où elle a une utilité socialement admise.

Cette utilité est déterminée par le corps de la marchandise : le matériau, les diverses propriétés du corps de la marchandise, fondent l'utilité de cette marchandise.

Ainsi, la valeur d'usage de la marchandise est indissociable de son corps physique concret.

La valeur d'usage de la marchandise forme la matière de la richesse.

En outre, la valeur d'usage est le soutien matériel de la valeur d'échange. Avec le terme de "soutien", Marx veut indiquer une chose importante : une marchandise ne devient échangeable que si elle a su faire reconnaître son utilité, sur le plan de la richesse matérielle. Si la marchandise n'a pas d'utilité socialement reconnue, elle ne saurait s'échanger contre d'autres marchandises, elle ne saurait devenir valeur d'échange.

c) La marchandise comme valeur d'échange, ou valeur

La valeur d'échange est la proportion dans laquelle deux valeurs d'usage peuvent s'échanger l'une contre l'autre. Elle est un rapport quantitatif.

A priori, deux valeurs d'usage différentes représentent deux qualités différentes, et à ce titre elles sont incommensurables. A priori, deux valeurs d'usage ne peuvent pas s'équivaloir, ni même s'échanger : leur dimension concrète et qualitative, en effet, les singularise. Mais la valeur d'échange dépasse cette impossibilité de principe.

Par quel moyen ?

Lorsqu'on considère qu'une marchandise A peut s'échanger contre une marchandise B, ou "vaut" une marchandise B, on considère qu'elles doivent avoir quelque chose de commun. 

Or, ce qu'elles ont en commun, c'est d'abord le fait d'être toutes les deux des produits du travail humain.

Mais pour garantir l'équivalence, on ne parle pas ici des travaux concrets et spécifiques, produisant des valeurs d'usage déterminées. Car ces travaux, comme qualités, demeurent incommensurables. On parle plutôt d'une détermination abstraite du travail : ce qu'ont en commun les deux marchandises, et qui permet leur échange, sera le fait d'être issues d'un travail "tout court", d'un travail indistinct, ou d'une pure dépense de force de travail humain, sans considération pour la forme particulière de ce travail.

Le travail humain indistinct, comme substance sociale commune des marchandises, fonde la valeur des marchandises.

A ce titre, le troisième terme que les marchandises ont en commun, et qui fonde leur échangeabilité, sera la valeur.              

Il ne faut pas confondre valeur d'échange et valeur : la valeur d'échange est un rapport quantitatif empirique, qui opère dans les échanges empiriques. La valeur d'échange est la forme phénoménale de la valeur. La valeur, quant à elle, comme substance commune aux marchandises, est le troisième terme qui permet l'équivalence ; à ce titre elle détermine a priori tout rapport d'échange empirique, de façon transcendantale (transcendantale signifie ici que la valeur est la condition de possibilité a priori de toutes les formes empiriques de l'échange).

La valeur est une catégorie de base du capitalisme, là où la valeur d'échange est une catégorie dérivée.                                                      

Marx a donc dévoilé la substance de la valeur des marchandises : il s'agit du travail indistinct, du travail "tout court", qu'on peut également nommer : travail abstrait.

Il s'agit maintenant de dévoiler la manière dont on mesure la grandeur de la valeur. Marx explique que c'est la quantité de travail abstrait qui fonde la grandeur de la valeur. C'est la quantité de temps de travail qui est nécessaire pour produire une marchandise qui fonde cette grandeur de la valeur. Ici, le travail est une pure abstraction quantitative, sans considération pour son contenu concret.

Mais cette quantité de temps de travail n'est pas celle qui est employée empiriquement par un travailleur isolé. Elle est bien plutôt une moyenne sociale, qui est relative au développement des forces productives de la société. Autrement dit, la quantité de temps de travail qui fonde la valeur d'une marchandise est la quantité moyenne de travail qui est nécessaire, dans une société donnée, pour produire cette marchandise. Cette quantité moyenne variera en fonction, par exemple, du développement des technologies dans la production, susceptible de faire varier la productivité du travail.                                        

Une telle moyenne sociale, qui fonde la grandeur de la valeur des marchandises, Marx l'appelle : temps de travail socialement nécessaire.

Marx explique ainsi que l'introduction du tissage à vapeur en Angleterre a dû diminuer de moitié le temps de travail socialement nécessaire pour la transformation du tissu, et que la valeur du tissu a donc diminué de moitié. Le tisserand ne disposant pas de cette nouvelle technique mettait toujours le même temps pour transformer le tissu, mais la valeur de son produit avait baissé de moitié. La dynamique de la valeur, qui est liée au développement des techniques dans la production, peut ressembler à une dynamique d'appauvrissement ou d'exclusion pour bon nombre de travailleurs.

 

II Double caractère du travail présenté par la marchandise    

 

La valeur d'usage des marchandises renferme un travail utile, ou concret. Ce travail, comme qualité, n'est pas immédiatement comparable aux autres travaux, de même que les valeurs d'usage sont, a priori, incommensurables. Le travail concret, ou travail utile, s'insère dans une division du travail déterminée, qui détermine sa disposition et son développement. 

Mais il existe une autre dimension du travail, de même que la marchandise a deux dimensions. Si la valeur d'usage renferme un travail concret, la valeur, quant à elle, renferme du travail abstrait. Le travail abstrait est un travail indistinct, un travail "tout court", sans considération pour son contenu particulier et concret.

Pour expliciter davantage les déterminations du travail abstrait, Marx explique qu'il renvoie d'abord à une réduction. On réduit le travail à n'être qu'une pure dépense de force humaine, en général. Qu'on produise de la toile, ou qu'on produise un habit, par exemple, dans les deux cas, on peut considérer que le travail producteur de marchandises est une simple dépense de cerveau, de muscles, de nerfs, indépendamment de la forme concrète que prend ce travail. La détermination d'un travail "en général", ou d'un travail "tout court", qui permet la valorisation des produits, dépend de cette réduction : parce qu'on peut ramener tous les travaux particuliers à une même dépense énergétique de travail, l'abstraction du travail "en général" peut émerger, et la détermination d'une substance commune des marchandises devient possible.

Le travail abstrait est la substance de la valeur. La condition épistémologique de possibilité du travail abstrait est sa réduction à une simple dépense énergétique de force humaine, indifférenciée.

C'est seulement sur la base de cette réduction qu'on peut ensuite considérer le travail humain comme une forme homogène susceptible d'être quantifiée ou comptabilisée. La quantification du travail abstrait, et donc la mesure de la grandeur de la valeur, supposent a priori le fait de réduire le travail humain à une dépense énergétique indifférenciée.

Remarque : Marx indique, dans ce passage, que le travail concret (ou "utile"), que le travail producteur des valeurs d'usage, comme "médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l'homme", pourrait bien être "la condition indispensable de l'existence de l'homme", ou encore une "nécessité éternelle". Marx naturalise ici le travail concret, mais aussi la valeur d'usage : il considère qu'ils sont des déterminations transhistoriques, qui ne sont pas propres à la modernité capitaliste. En revanche, on devra considérer que le travail abstrait, et la valeur qui le renferme, sont propres à la modernité capitaliste : car ces déterminations sont indissociables de la structure marchande, qui est une structure spécifiquement capitaliste. Ici, on devra indiquer une certaine incohérence dans le discours de Marx. A dire vrai, contre Marx, mais au profit de la cohérence de son discours, on devra considérer que le travail concret, ou producteur de valeurs d'usage, n'est pas une "nécessité éternelle", mais doit être lui aussi propre à la modernité capitaliste. En effet, le travail concret n'est que l'autre facette du travail abstrait, indissociable de ce dernier. Sans réduction abstraite du travail, on ne saurait parler d'un travail utile ou "concret", constituant son pôle opposé et complémentaire. Le terme opposé d'un terme donné ne surgit qu'une fois que ce terme a été posé. Ainsi, si le travail abstrait est propre à la modernité capitaliste, il faut bien que le travail concret, qui est son opposé indissociable de lui, le soit aussi. Autrement dit, le travail concret, producteur de valeurs d'usage, ne peut être une "nécessité éternelle", mais il est une détermination qui surgit avec le capitalisme. Le travail concret est, d'ailleurs, également, une abstraction, qui se base sur une réduction des activités productives humaines. Pour qu'on puisse parler d'un travail concret "tout court", ou d'un travail producteur de valeurs d'usage "en général", il faut en effet qu'on ait déjà, préalablement, ramené tous les travaux particuliers à une abstraction indifférenciée. Et ce processus d'abstraction, précisément, se joue au niveau de la détermination du travail abstrait, fondant la substance de la valeur. Le travail concret est déjà une abstraction, inséparable du travail abstrait, et il est propre à la modernité capitaliste. A ce titre, d'ailleurs, dans la mesure où le travail abstrait est l'abstraction du travail concret, on devra bien dire que le travail abstrait sera l'abstraction d'une abstraction. De la même manière, la valeur d'usage, qui est le pôle opposé de la valeur, indissociable d'elle, ne peut émerger qu'avec l'émergence de la valeur, et elle sera également une détermination spécifiquement moderne. A dire vrai, les activités productives humaines, qui permettent une métabolisation de l'humain avec la nature, sont peut-être "la condition indispensable de l'existence de l'homme". Mais on ne saurait dire pour autant que le travail "tout court", même si on le qualifie de "concret", même si on considère qu'il produit des "valeurs d'usage", pourrait constituer cette "condition éternelle" : car "travail" ici est déjà une réduction abstraite spécifiquement moderne, qui ne peut émerger qu'avec la structure marchande, de même que "valeur d'usage".                                            

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

 

 

 

 

 

 

III Forme de la valeur

 

La valeur d'usage est liée au corps physique de la marchandise.

Sa valeur, en revanche, est indépendante de ce corps physique.

La forme-valeur de la marchandise est, a priori, immatérielle : en elle ne pénètre pas une once de matière.

La forme-valeur, ici, est immatérielle, au sens où elle est une médiation : elle est ce qui médiatise les rapports d'échange entre les marchandises. Pour définir la dimension immatérielle de cette médiation, Marx insiste sur le fait que la valeur est une réalité purement sociale. En effet, la substance de la valeur est le travail abstrait. Ce travail abstrait est la réduction à l'unité abstraite de tous les travaux particuliers humains. Il est la valeur elle-même, soit ce qu'ont en commun les marchandises, et qui permet leur échangeabilité. Mais il est cette médiation précisément en tant qu'il finit par exister en tant que tel au fil des interactions sociales qui ont lieu dans la société marchande. Cette médiation qu'est la valeur, ou le travail abstrait, n'est pas visible sur le corps concret des biens produits. Elle ne finit par exister qu'au fil des interactions sociales marchandes. C'est dans l'échange que la réalité de la valeur finit par exister. Mais en tant que telle, elle n'est pas quelque chose de "visible", ou de "palpable" : elle est une pure médiation sociale.

Néanmoins, la forme-valeur, si elle est une médiation, qui n'est pas visible sur le corps des marchandises, a aussi des effets concrets dans le monde social réel : le fait de ramener le travail à une unité abstraite et indistincte, le fait de calculer le temps de travail socialement nécessaire, et d'en faire un critère pour l'échange des marchandises, cela affecte réellement la division du travail, la sphère productive, mais aussi la sphère de la circulation des marchandises. Certes, la forme-valeur n'a pas de matérialité immédiate : elle ne se "voit" pas sur le corps physique concret des marchandises. Mais comme forme socialement agissante, elle finit par avoir des effets réels dans la réalité sociale, de façon médiatisée. En ce sens, on peut dire que la forme-valeur est une abstraction réelle : comme réduction du travail à l'unité indifférenciée, et comme opération de quantification,  elle est une abstraction ; mais comme médiation sociale agissante, elle affecte la sphère sociale, réellement

Le fait que la forme-valeur soit une abstraction réelle est encore plus évident lorsqu'on constate que cette forme-valeur peut se manifester empiriquement, et visiblement, sous la forme de la monnaie : la forme-monnaie devient la manifestation concrète et visible de la forme-valeur, qui est a priori une médiation idéale et invisible. La capacité de la forme-valeur, comme abstraction, à affecter concrètement la réalité sociale, dépend aussi de sa matérialisation dans la forme monnaie, laquelle joue une fonction d'intermédiaire entre la sphère de l'abstrait et la sphère du concret, entre la sphère de la substance sociale qu'est la valeur et la sphère de ses manifestations phénoménales. 

Marx veut conceptualiser la valeur, dans la mesure où la compréhension claire du système capitaliste repose d'abord sur la compréhension claire de cette valeur. Mais la forme-valeur est encore une détermination opaque et obscure, ce pourquoi Marx s'engage dans un effort de dévoilement, de déchiffrement, de ce qui est d'abord complexe et voilé. Pour déchiffrer cette valeur, il faut tout autant tenter de dévoiler le "secret" de sa manifestation phénoménale, la forme-monnaie, car cette manifestation phénoménale détermine aussi la manière dont la forme-valeur affecte la réalité sociale.

Il s'agit donc maintenant, pour Marx, de fournir la genèse de la forme-monnaie, afin de dévoiler le mystère de la valeur. Marx considère que cette genèse n'a jamais été fournie historiquement, et se considère ainsi comme un pionnier. 

A. Forme simple ou accidentelle de la valeur

1) Exposition de la forme simple

Si les marchandises ont un rapport entre elles, il s'agit d'un rapport de valeur. 

Il s'agit d'abord d'examiner le rapport de valeur le plus simple, soit celui qu'entretient une marchandise avec une autre marchandise. 

Par exemple : x marchandise A = y marchandise B, ou x marchandise A vaut y marchandise B

(20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile ont la valeur d'un habit).

 

2) Remarque : la forme simple de la valeur concerne la genèse logique de la valeur, et non sa genèse historique

Marx commence par envisager l'équivalence entre simplement deux marchandises particulières, pour examiner la forme-valeur.

Dans la réalité sociale capitaliste, cette équivalence ne paraît pas déterminante, car dans cette réalité empirique, une marchandise s'échange essentiellement contre de l'argent, et non pas, structurellement, contre une autre marchandise particulière.

Néanmoins, pour analyser la forme-valeur, de façon logique ou transcendantale, soit pour analyser les conditions de possibilité a priori de l'être-valeur des marchandises, Marx considère qu'il faut revenir aux déterminations qui permettent le simple échange entre deux marchandises particulières. Il ne faut pas croire que Marx décrirait, de façon essentielle, avec la forme simple de la valeur, une forme de "troc", ou un système d'échange précapitaliste. De toute façon, s'il y a marchandise, il y a capitalisme, dans la mesure où la marchandise est essentiellement la forme capitaliste de la richesse sociale, et ainsi la forme simple de la valeur décrit d'abord la structuration de la modernité capitaliste. A vrai dire, le développement de la forme-valeur que Marx propose ici n'est pas, au sens strict, un développement chronologique ou historique, mais bien plutôt un développement logique ou transcendantal : il s'agit de dévoiler les conditions logiques de possibilité d'une catégorie capitaliste (la valeur). Autrement dit, Marx propose ici une régression logique, mais non une rétrospection, au sens chronologique : le point de départ empirique, et immédiatement visible, dans la société capitaliste, est le fait que les marchandises s'échangent contre de l'argent, dans la mesure où elles auraient une "valeur" ; mais il s'agit pour Marx de revenir aux conditions logiques de possibilité de cette réalité empirique ; pour ce faire, il est nécessaire de voir que la forme-monnaie présuppose implicitement certaines déterminations logiques qui concernent la simple équivalence entre deux marchandises particulières ; comprendre cette forme-monnaie, qui est un développement de la forme-valeur, c'est revenir logiquement à ces déterminations simples. On ne comprend une forme développée que lorsqu'on comprend le noyau catégoriel qu'elle développe, et ainsi il est nécessaire de revenir à ce noyau pour saisir la forme développée. Mais ici, on parle bien d'un développement logique, et non chronologique. La forme simple de la valeur est le noyau, d'un point de vue logique, que l'on peut extraire, lorsqu'on analyse logiquement la forme monnaie, c'est-à-dire la forme (complexe) de la valeur qui est immédiatement visible dans la réalité capitaliste. Ainsi, la forme simple de la valeur n'existe pas en tant que telle, dans la réalité empirique, du moins pas de façon structurelle : elle est davantage le résultat d'une régression logique, qui nous fait comprendre logiquement les déterminations manifestes de la forme-monnaie.

On peut comprendre la forme simple de la valeur en la considérant à la manière d'un "comme si" : lorsqu'une marchandise s'échange contre de l'argent, dans la réalité capitaliste immédiatement visible, on fait comme si certaines déterminations précises concernant le simple échange entre deux marchandises particulières étaient présupposées, et il s'agira, précisément, de conceptualiser ces déterminations simples, pour saisir logiquement la forme-monnaie. 

Ainsi, Marx entend d'abord fournir la genèse logique de la forme monnaie : il ne s'agit pas vraiment, ici, de "remonter" aux premières manifestations historiques de la forme-valeur, mais plutôt de l'analyser logiquement.

Néanmoins, il existe une relation entre le développement empirique de la forme-monnaie et la capacité à l'analyser logiquement : au plus cette forme-monnaie se développe, se complexifie historiquement, au sein de la modernité capitaliste, au plus son noyau logique (la forme simple de la valeur) devient explicitement manifeste et ainsi, au plus l'analyse logique de cette forme-monnaie devient aisée. Cette proposition indique bien, décidément, que la forme simple de la valeur n'a pas la primauté au sens chronologique : en effet, on ne peut dévoiler, logiquement, cette forme simple, qu'une fois que la structure marchande s'est suffisamment complexifiée, au niveau empirique et historique. 

Il faudra bien distinguer le développement logique de la forme-valeur de son développement historique : son développement logique part de la forme simple de la valeur, ou de son noyau catégoriel, sans considération d'ordre chronologique ; son développement historique, au sein de la modernité capitaliste, est immédiatement lié à la forme-monnaie, et ne fait ressortir que progressivement la forme simple de la valeur, ou son noyau catégoriel. L'analyse de la forme-valeur que Marx propose ici concerne essentiellement son développement logique.

Certes, il faut bien reconnaître que Marx, un peu plus loin, lorsqu'il évoque la forme générale de la valeur, rattache la forme simple de la valeur à une forme empirique et historique de l'échange : cette forme, dit-il, aurait existé "aux époques primitives où les produits du travail n'étaient transformés en marchandises que par des échanges accidentels et isolés". De même, il rattachera la forme développée de la valeur (qui est une forme transitoire) à une autre forme empirique de l'échange (échange du bétail). Néanmoins, on peut aussi considérer que ces remarques "historiques" (ou "préhistoriques") sont secondaires, et concernent des effets accidentels de la structure de l'échange. Le fait que la forme simple (ou encore développée) de la valeur puisse correspondre, accidentellement, à des formes empiriques de l'échange, à certaines époques, ou même dans la modernité capitaliste, n'empêche pas le fait qu'elles sont d'abord structurellement des formes logiques, qui sont le résultat de l'analyse d'abord logique de la forme-monnaie capitaliste. Les remarques historiques de Marx tendent à brouiller les choses (à tel point que de nombreux commentateurs du Capital renvoient la forme simple de la valeur, immédiatement, à une genèse simplement historique de la valeur, ou à une forme de "troc" primitif). Mais pour relativiser l'importance de ces remarques historiques marxiennes, on rappellera simplement que la forme simple de la valeur, déjà, met en relation deux marchandises, et que la forme marchandise, structurellement, est une forme capitaliste et moderne de la richesse sociale. Structurellement, donc, la forme simple de la valeur, puisqu'elle met en relation deux marchandises, doit d'abord et avant tout dévoiler logiquement la détermination catégorielle de la forme moderne et capitaliste de la richesse. Les remarques "historiques" de Marx, relatives à la forme simple, ne se surajoutent ainsi que de façon accidentelle à cette analyse logique, sans affecter essentiellement cette analyse logique.

Suite à ces remarques, donc, on dira que le "passage" d'une forme de la valeur à une autre, tel qu'il est évoqué par Marx, sera d'abord et avant tout un passage d'ordre logique, beaucoup plus qu'un passage d'ordre historique ou chronologique.

3) Les deux pôles de l'expression de la valeur : sa forme relative et sa forme équivalent

 

Dans la forme simple de la valeur (x marchandise A = y marchandise B, ou 20 mètres de toile = 1 habit), chaque marchandise a une fonction déterminée ; ces deux fonctions sont complémentaires mais opposées.

La première marchandise (toile) joue un rôle actif : elle exprime sa valeur. Elle est la valeur relative, car sa valeur s'exprime relativement à la valeur de l'autre marchandise.

La deuxième marchandise (habit) joue un rôle passif : elle fournit à la première marchandise la matière pour l'expression de sa valeur. Elle est l'équivalent, au sens où c'est son équivalence avec la valeur de la première marchandise qui permet de déterminer un rapport de valeur.

Ce qu'il faut retenir, c'est qu'une même marchandise ne peut remplir ces deux fonctions à la fois ; ces deux fonctions s'excluent polariquement.

La forme-valeur renvoie d'abord à la possibilité, pour une marchandise, d'être dotée d'une valeur. Cette valeur de la marchandise détermine sa capacité à s'échanger, selon un rapport quantitatif déterminé, contre d'autres marchandises. Mais une marchandise isolée n'exprime pas sa valeur "par elle-même". C'est dans sa relation avec une autre marchandise qu'elle devient valeur effectivement. Seulement, au sein de cette relation, une seule marchandise (la valeur relative) peut exprimer activement et positivement sa valeur : elle utilise l'autre marchandise comme équivalent. Le corps physique concret de l'autre marchandise lui fournit une matière pour l'expression de sa valeur. Autrement dit, c'est seulement lorsqu'on pose l'équivalence entre la valeur relative et l'équivalent, que la valeur de la valeur relative devient quelque chose de manifeste. L'autre marchandise, l'équivalent, ne peut exprimer sa propre valeur dans ce contexte : elle est ce qui porte l'expression de la valeur de la valeur relative. Si l'on veut exprimer la valeur de l'équivalent, il faut inverser l'équation.   

On l'a dit, la valeur est d'abord une détermination immatérielle, une médiation sociale, a priori invisible. En ce sens, une marchandise isolée, avec son seul corps concret de marchandise, n'indique pas par elle-même sa valeur propre : on ne peut trouver nulle part cette valeur, quand on se contente d'examiner cette marchandise isolée. Mais pour que cette valeur immatérielle, pour que cette abstraction devienne quelque chose de réel, ou d'effectif socialement, il faut qu'elle puisse s'exprimer visiblement, et qu'elle trouve une matière pour cette expression. L'équivalent d'une valeur relative déterminera la possibilité, pour cette valeur relative, de manifester, de façon tangible, sa valeur, en utilisant la matière de cet équivalent pour cette expression.

4) La forme relative de la valeur

a) Contenu de cette forme

 

La marchandise A (toile) est d'abord valeur en tant qu'elle contient du travail abstrait. Comme objet produit devenu objet marchand, elle est la coagulation d'un travail humain, conçu abstraitement, et c'est ainsi qu'elle est valeur.

Mais si l'on veut que la forme-valeur de cette marchandise A devienne manifeste et effective, le fait qu'elle soit la coagulation d'un travail humain indistinct ne suffit pas. Il faut aussi que sa forme-valeur ait une existence comme médiation sociale effective, jouant à même les interactions sociales marchandes.

Autrement dit, dès lors que la marchandise A est le produit d'un travail "en général", susceptible d'être déterminé abstraitement et quantitativement, elle est une valeur, de façon au moins potentielle. Mais pour qu'elle soit une valeur effectivement, il faut que son équivalence avec la valeur d'une autre marchandise, dans l'échange, soit posée. C'est ainsi que la marchandise B (habit), comme équivalent, rend possible l'expression effective de la valeur.

C'est en tant qu'elle est elle aussi le produit d'un travail indistinct que la marchandise B est elle aussi une valeur. Dans cette stricte mesure, un rapport de valeur entre la marchandise A et la marchandise B peut exister. Lorsque l'habit, par exemple, fait face à la toile en tant qu'il renferme lui aussi du travail abstrait, il peut lui faire face en tant qu'équivalent. 

Mais pour que soit manifeste le fait que la toile, ou la valeur relative (marchandise A) "vaut" l'habit, ou l'équivalent (marchandise B), en tant que ces deux produits contiennent tous deux la même quantité de travail abstrait, il faut que la toile, ou la valeur relative, utilise la forme naturelle, soit le corps physique concret, de l'habit, ou de l'équivalent, pour exprimer sa valeur.

Résumons. La marchandise A "est" valeur, tout d'abord, dans la mesure où elle est la coagulation d'un travail humain indistinct. Mais cet être-valeur de la marchandise A n'est encore que potentiel, et n'est encore qu'une abstraction idéale, tant qu'il n'existe pas de rapport de valeur entre la marchandise A et une autre marchandise. C'est lorsqu'elle trouve un équivalent dont le corps visible et concret "renvoie à" la même quantité de travail abstrait, que la forme-valeur de la marchandise A, trouve une réalité effective, socialement parlant. C'est dans cette mesure, d'ailleurs, que cette forme-valeur est bien une "abstraction réelle".

Dans la société capitaliste empirique, le rapport de valeur entre deux marchandises ne signifie pas qu'on échange une marchandise contre une autre, directement. Il existe une médiation supplémentaire, qui est la monnaie. Comme on va le voir, la monnaie joue la fonction d'un équivalent général. Néanmoins, c'est bien la possibilité, pour une marchandise donnée, d'exprimer sa valeur dans le corps concret de la monnaie (ou de l'or, historiquement), qui fait que sa forme-valeur est une abstraction réelle. La structure de l'abstraction réelle, dans la forme simple de la valeur, est analogue à la structure de l'abstraction réelle, dans la forme-monnaie, ce pourquoi il faut conceptualiser la première pour comprendre la seconde : dans un cas comme dans l'autre, la forme-valeur d'une marchandise donnée utilise le corps concret d'un équivalent pour s'exprimer effectivement.

 

b) Détermination quantitative de la valeur relative

 

La toile et l'habit, la marchandise A et la marchandise B, peuvent avoir la "même" valeur, d'abord dans la mesure où elles sont égales du point de vue de la qualité : cela signifie qu'elles sont toutes les deux les expressions d'une même substance, le travail humain indistinct, ou le travail abstrait.

Mais pour qu'elles aient la "même" valeur, il faut aussi qu'elles soient égales du point de vue de la quantité : autrement dit, il faut que le temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise A soit égal au temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise B, d'un point de vue quantitatif.

On considèrera par exemple qu'il faut en moyenne 10 minutes, en fonction d'un certain développement technique et social des forces productives, pour produire 20 mètres de toile, mais aussi pour produire l'habit. C'est ainsi que la toile et l'habit ont la "même" valeur, quantitativement parlant.

Mais on peut dire aussi que l'égalité quantitative entre les 20 mètres de toile et l'habit peut être vérifiable temporairement, mais n'est pas une vérité définitive. Car les forces productives de la société sont en constante évolution, ainsi que les forces productives concernant chaque secteur de production. En outre, l'évolution du standard de productivité moyen concernant un secteur de production n'a pas nécessairement le même degré et la même direction que l'évolution des standards de productivité moyens dans les autres secteurs de production. La valeur d'une marchandise, et des autres marchandises, est un procès en évolution, qui est fonction de l'évolution des forces productives dans la société, des techniques de production, ou des aléas divers affectant la productivité du travail, au sein des divers secteurs productifs.

Ainsi, par exemple, si dans la société globalement comprise, la productivité moyenne concernant la fabrication de la toile, augmente, du fait d'un gain technologique, tandis que celle qui concerne la fabrication des habits, se maintient, alors le temps de travail socialement nécessaire à la production de toile diminuera, ainsi que sa valeur, tandis que la valeur de l'habit se maintiendra. Les 20 mètres de toile, qui "valaient" au départ, un habit, ne "vaudront" plus, quantitativement parlant, un habit, mais ils vaudront moins qu'un habit. Ce simple exemple, qui a valeur de paradigme, permet d'envisager tous les autres types d'évolution possibles dans les rapports quantitatifs de valeur entre la toile et l'habit.

5) La forme équivalent et ses particularités

 

Il faut le rappeler, l'équivalent (ou la marchandise B) n'exprime pas elle-même sa propre valeur. Seule la valeur relative (marchandise A) exprime sa valeur : la marchandise A utilise son équivalence avec la marchandise B, définie ici comme valeur d'usage, pour exprimer sa valeur de façon manifeste.

L'expression de la valeur de la valeur relative signifie donc une triple contradiction, qui est aussi une triple inversion :

a) La valeur d'usage devient la forme de manifestation de son contraire, la valeur. Autrement dit, comme on l'a vu, la valeur d'usage de l'équivalent est ce qui porte l'expression de la valeur de la valeur relative.  C'est ainsi que la valeur de la valeur relative, comme abstraction réelle, devient effective socialement. Mais on peut dire aussi que dans cette expression, la valeur d'usage, en étant le porteur de l'abstraction de la valeur, est recouverte par cette abstraction. Elle n'est plus ce qui importe socialement, mais elle n'est plus qu'un prétexte pour que s'exprime l'abstraction de la valeur. Ce phénomène d'inversion paraît très théorique. Mais il a pourtant des effets conséquents dans la réalité sociale concrète. Au niveau structurel, cette inversion peut signifier par exemple que la question de la satisfaction des besoins humains (valeurs d'usage), dans la société capitaliste, est conçue comme un simple moyen, ou comme un prétexte, pour que s'exprime l'abstraction de la valeur. La dimension matérielle et concrète des biens produits (valeurs d'usage) n'est plus ce qui importe en premier lieu socialement, mais ce qui concentre tous les regards et toutes les attentions devient au contraire la valeur abstraite qui utilise cette matérialité pour s'exprimer.

Si l'on comprend bien que cette valeur abstraite, lorsqu'on la développe, renvoie à la réalité de l'argent, alors on peut traduire plus clairement l'inversion qui est ici en jeu : la production de biens et de services matériels et concrets, satisfaisant des besoins concrets, n'est qu'un prétexte, ou qu'un moyen, pour la société capitaliste, moyen qui doit permettre avant tout l'expression d'une valeur abstraite, ou la production d'argent. Autrement dit : peu importe ce que l'on produit, pourvu qu'on produise de l'argent (dans ce contexte, le caractère destructeur d'un bien n'est plus un argument décisif contre sa production, de même que le caractère "sain" d'un produit n'est plus un argument décisif justifiant sa production).

Cette inversion folle, cette contradiction structurelle et destructrice à l'œuvre dans la société marchande, qui est à la racine de toutes ses destructions, est déjà très manifeste dans la forme simple de la valeur, ce pourquoi l'analyse de cette forme simple est décisive.

On ajoutera à cela une chose importante : en tant que la valeur d'usage est dirigée par la valeur, et reste indissociable de cette valeur, une telle valeur d'usage renvoie elle-même, finalement, à une abstraction, spécifiquement capitaliste. Elle subsume finalement "la satisfaction des besoins humains en général" sous une unité abstraite et indistincte. Avec ce phénomène d'inversion, donc, l'usage lui-même, devenu usage abstrait, est logiquement affecté. On ne saurait donc, contre cette inversion, et pour dépasser le capitalisme, promouvoir quelque "retour à la valeur d'usage", sans contradiction. Le dépassement de l'inversion entre abstrait et concret devra se faire par-delà valeur et valeur d'usage, dans la mesure où l'indifférenciation de ces deux pôles, typiquement marchande, surgit en même temps que leur contradiction. Il existe un fétichisme de la valeur d'usage, encore très courant aujourd'hui, au sein de certains discours altercapitalistes et contradictoires, qui reste donc à dépasser.

 

b) Le travail concret devient la forme de manifestation de son contraire, le travail humain abstrait. La valeur relative utilise l'équivalent comme valeur d'usage pour exprimer sa valeur. Cela signifie aussi que la valeur relative, pour exprimer la quantité de travail abstrait qu'elle contient, utilise le corps concret de l'équivalent, tel qu'il dérive d'un travail concret. Ainsi, le travail utile ou concret n'est plus que le porteur du travail abstrait. L'activité concrète et spécifique des travailleurs (production de bombes, de livres, de cigarettes, de médicaments, etc.), n'est donc plus qu'un moyen, ou un prétexte, pour que s'exprime une détermination abstraite et quantitative du travail. Cette inversion, encore une fois, traduit une folie sociale : les activités productives, comme manifestations a priori particulières et spécifiques, ne comptent qu'en tant qu'on les réduit abstraitement, et qu'en tant qu'on a aboli leurs particularités et spécificités. Dans la société capitaliste, peu importe la manière dont se réalise le travail, pourvu que ce travail soit réductible à une abstraction quantifiable.

c) Le travail privé devient immédiatement un travail sous une forme sociale. La socialité du travail ici renvoie à la capacité qu'a la marchandise produite d'être échangée contre une autre, sur le marché. Il s'agit d'une socialité abstraite, qui se réalise dans l'échange de produits déterminés quantitativement et abstraitement. Mais il s'agit aussi de la socialité qui prime, dans des conditions capitalistes. Le travail producteur de marchandises est d'abord privé en tant qu'il est opéré par un travailleur isolé, qui vend sa force de travail pour la satisfaction de ses besoins privés. Mais dans la mesure où ce travail produit des marchandises, il n'a de sens qu'en tant que ces marchandises ont une "valeur", et sont échangeables contre d'autres marchandises (ou contre de l'argent), sur un marché séparé. Autrement dit, même si l'échange des marchandises, et donc la réalisation de la valeur, se réalise après la production des marchandises, il n'en demeure pas moins que cette production doit être immédiatement déterminée par cette dimension "sociale" des marchandises, ou par cette capacité qu'elles ont d'être des valeurs effectives, échangeables. L'échange des marchandises, même s'il s'opère après coup, détermine néanmoins, de façon transcendantale, la production des marchandises, de telle sorte que le travail privé est immédiatement un travail sous une forme sociale. Néanmoins, il se peut finalement que la marchandise ne se vende pas, ne s'échange pas, qu'elle ne trouve pas de débouchés. Mais cela est susceptible d'affecter le travailleur lui-même, qui pourra être moins rémunéré, voire licencié (on voit ainsi que la socialité immédiatement imposée au travail privé, dans des conditions capitalistes, peut avoir des effets réels pour le travailleur).

 

B. Forme valeur totale ou développée

 

 

La forme simple de la valeur est décisive, en tant qu'elle est le germe rendant manifeste la triple inversion à l'œuvre, entre abstrait et concret, au sein de la production capitaliste de marchandises. Elle permet aussi de présenter, sous son expression la plus directe, la dynamique marchande de "l'abstraction réelle".

Néanmoins, d'un point de vue plus "pratique", la forme simple de la valeur est insuffisante, et n'est pas fonctionnelle. Car en elle, une marchandise n'est immédiatement échangeable que contre une autre marchandise. L'insuffisance logique et fonctionnelle de la forme simple de la valeur fait qu'elle passe, logiquement (mais non d'un point de vue "chronologique"), à une forme plus complète : la forme valeur totale ou développée.

 

Voici comment se présente la forme valeur totale :

z marchandise A = u marchandise B, ou = v marchandise C, ou = x marchandise E, ou = etc.

(20 mètres de toile = 1 habit ou = 10 livres de thé, ou = 40 livres de café, ou = 2 onces d'or, ou = 1/2 tonne de fer, ou = etc.)

 

Chaque marchandise sert maintenant d'équivalent dans l'expression de la valeur de la toile.

Dans la forme simple de la valeur, on pouvait penser que l'équivalence entre les deux marchandises était circonstancielle, ou se faisait au hasard. Mais maintenant qu'on constate que la toile peut s'échanger contre divers types de marchandises, une vérité apparaît plus clairement : ce n'est pas l'échange (circonstancié) qui règle la valeur de la marchandise, mais c'est au contraire la valeur de la marchandise qui règle ses rapports d'échange. Autrement dit, grâce à la forme totale de la valeur, il devient clair que la toile, par exemple, possède a priori une valeur (en tant qu'elle cristallise du travail humain), et que sur cette base, elle peut entrer dans un rapport de valeur avec les marchandises les plus diverses.

 

C. Forme valeur générale

 

La forme valeur totale ou développée permet de montrer que la valeur d'une marchandise ne se détermine pas au hasard des échanges. Mais elle est encore, sur un plan pratique, insuffisante et non fonctionnelle. Car si l'on en reste à cette forme, on constate que la liste des équivalents pour chaque marchandise sera interminable (et jamais close), et qu'en outre, il faudrait au fond dresser une telle liste interminable pour chaque marchandise particulière (ce qui est loin d'être viable, pratiquement parlant). 

La forme valeur totale passe donc logiquement à la forme valeur générale.

La forme valeur générale est simplement la forme réciproque qui est contenue implicitement dans la forme valeur totale. La toile n'est plus la valeur relative qui exprime sa valeur dans de multiples équivalents, mais elle devient l'équivalent général qui permet à chaque marchandise d'exprimer sa valeur.

(1 habit, ou 10 livres de thé, ou 40 livres de café, etc. = 20 mètres de toile).

Les marchandises expriment ainsi leur valeur de façon simple et commune (générale). 

Toutes les marchandises, désormais, peuvent montrer que c'est d'abord leur valeur (ou leur façon de "contenir" du travail humain indistinct) qui permet leur échangeabilité, et que ce n'est pas leur échange qui détermine leur valeur. Parce qu'elles peuvent toutes ensemble, et de façon commune, exprimer leur valeur dans un équivalent général, il devient explicite qu'un seul et même critère commun, et général, détermine cette valeur.

 

D. Forme monnaie ou argent

 

La forme monnaie est identique à la forme générale. Simplement, la toile ici, qui était une marchandise particulière définie comme équivalent général, est remplacée par l'or, ou par la monnaie.

(20 mètres de toile, ou 1 habit, ou 10 livres de thé, etc. = 2 onces d'or)

La monnaie, ou l'argent, comme équivalent général, devient la possibilité pour toutes les marchandises d'exprimer leur valeur de façon simple et commune. Chaque marchandise est valeur en tant qu'elle contient du travail abstrait, et elles peuvent toutes exprimer cette substance commune dans la mesure où elles sont toutes échangeables contre de l'argent.

Dans la mesure où la forme monnaie est le développement achevé de la forme simple, cette forme monnaie contient en germe la triple inversion liée à cette forme simple, ainsi que la dynamique d'abstraction réelle induite par cette forme simple.

Il apparaît maintenant que l'analyse de la forme monnaie qui a été ici présentée était bien plus une analyse logique qu'une rétrospection chronologique. Chaque moment distingué a pour but d'exposer une fonction logique déterminée de la valeur. La forme simple expose la contradiction logique entre valeur et valeur d'usage. La forme totale ou développée expose la logique selon laquelle la valeur détermine l'échange, au lieu d'être déterminée par l'échange. La forme générale est la simplification et la généralisation de cette logique. La forme argent, implicitement contenue dans la forme générale, est l'exposition de cette logique, telle qu'elle se manifeste quotidiennement et empiriquement dans la société capitaliste.

Une lecture chronologique ou historique du "passage" d'une forme de la valeur à une autre nous empêcherait de saisir la dimension fonctionnelle et analytique de chacune de ces formes. Elle pourrait en outre induire l'illusion selon laquelle des formes de capitalismes auraient pu exister avant la modernité ; on définirait ainsi le capitalisme comme une réalité transhistorique, on ne cernerait plus sa spécificité radicale, ni donc la possibilité de le dépasser en tant que tel. D'un point de vue théorique, mais aussi d'un point de vue critique et pratique (révolutionnaire), l'interprétation logique de cette généalogie de la forme-valeur paraît donc préférable à son interprétation historique. 

Notons finalement un fait qui a son importance. A la fin de son analyse de la forme simple de la valeur, Marx compare sa théorie de la valeur à celle d'Aristote. Le génie d'Aristote, dit Marx, serait d'avoir su reconnaître dans la forme "argent" la forme simple de la "valeur". Mais aussi d'avoir su reconnaître l'égalité entre les produits échangés, en germe dans la "forme-valeur". Mais Aristote n'aurait pas aperçu la substance commune aux "marchandises", permettant leur égalité, soit le travail humain indistinct, ou le travail abstrait. Marx indique alors que ce n'est pas à cause d'une limitation "théorique" qu'Aristote manque l'analyse du travail abstrait comme substance de la valeur, mais que cela est dû au contexte historique dans lequel se situe Aristote : la société dans laquelle vit Aristote est une société esclavagiste, en laquelle l'égalité entre les travaux humains ne peut être reconnue. Par ailleurs, dans cette société antique, n'est pas développée la structure marchande. Dans cette société antique, le rapport social dominant n'est pas encore systématiquement le rapport d'échangistes et de producteurs de marchandises. En un certain sens, la forme-marchandise, comme médiation sociale totale, n'existe donc pas avant la modernité capitaliste. Aristote n'analyse pas la "forme-valeur" au sens strict, car cette forme n'est pas la médiation exclusive du lien social dans la société antique. Disons-le, le travail abstrait comme substance commune des marchandises, permettant leur égalité dans l'échange, n'est pas un "ajout" secondaire ou cosmétique à la forme-valeur. Au contraire, il constitue la racine même de cette forme, de telle sorte que la théorie d'Aristote, ainsi que la société dans laquelle il vit, ne sont pas encore déterminées au sens strict par cette forme-valeur. Les synthèses sociales qui médiatisent les rapports sociaux, dans la société antique grecque, sont encore des synthèses de type religieux, et patriarcal, en lesquelles les dimensions qualitatives ou personnelles coexistent avec une structure proto-marchande. Elles ne sont pas encore des synthèses "économiques", au sens moderne, ni donc des synthèses impersonnelles en lesquelles le travail abstrait joue un rôle de médiation systématique. Ainsi, puisque le travail abstrait affecte à la racine la genèse de la forme-valeur, et puisque ce travail abstrait est une détermination éminemment moderne, la genèse de la forme-valeur ne concerne que les déterminations logiques des rapports de production et d'échanges modernes. Aristote ne peut définir la genèse de cette forme-valeur, tout simplement parce que celle-ci n'est pas encore, à son époque, la forme de médiation sociale exclusivement déterminante. Dès lors, il apparaît que même la forme simple de la valeur ne peut concerner que les rapports de valeur au sens moderne : elle ne peut concerner quelque "antiquité", ou quelque échange "primitif". Car en effet, cette forme simple, telle qu'elle est présentée par Marx, est d'emblée déterminée par le travail abstrait comme substance commune des marchandises, se situant à la racine de leurs rapports de valeur. Une telle forme simple, par définition, ne peut concerner des sociétés précapitalistes, ou des sociétés précédant la modernité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV Le caractère fétiche de la marchandise et son secret

1) Remarques préaléables

Etymologiquement, fétiche provient du mot feitiço (« artificiel », puis « sortilège », par extension), nom que les Portugais donnèrent aux objets du culte des populations africaines qu’ils colonisèrent.

Charles de Brosses, au XVIIIème siècle, définit le fétichisme d'un point de vue ethnologique : le fétichisme décrit les religions des sociétés premières vouant un culte à des objets inanimés divinisés. Le terme de fétichisme renvoie d'abord au point de vue que l'observateur, jugé "neutre", aurait sur des phénomènes religieux anciens. La dimension ethnocentrique de cette première notion ethnologique de "fétichisme" est avérée. De Brosses définit le fétichisme comme "culte puéril", comme religion non intellectuelle, qu'il oppose structurellement aux religions de la révélation. Néanmoins, la notion marxienne de fétichisme se distingue sensiblement de cette notion ethnologique. On peut en avoir une définition non ethnocentrique, qui ciblerait les rapports de dépossession inhérents à la modernité capitaliste. 

Pour comprendre la notion marxienne de fétichisme, on pourrait simplement retenir que le phénomène fétichiste décrit le rapport des humains à des choses, à des objets inertes, que ces humains valorisent, comme si de telles choses pouvaient posséder une certaine "valeur" par elles-mêmes, en elles-mêmes. Le fétichiste valoriserait des objets inertes sans être capable de voir que c'est un rapport humain, social, qui serait à l'origine de cette valorisation. Or, il se trouve que cette structure fétichiste de la valorisation des choses définit essentiellement les rapports que les producteurs et échangistes de marchandises, dans la société capitaliste moderne, développent avec ces marchandises. Marx va proposer une telle conception, précisément, dans ce dernier sous-chapitre du chapitre 1 du Capital.  Il n'est pas essentiel de dire ici que ce rapport fétichiste marchand, éminemment moderne, serait "comparable" aux relations que les sociétés premières pouvaient entretenir avec des objets inanimés, divinisés dans le culte. Au contraire, établir cette comparaison serait une façon de ne plus reconnaître la radicale spécificité du rapport marchand, comme rapport moderne. A dire vrai, selon une interprétation tâchant de reconnaître la particularité de la médiation marchande moderne, on doit dire que le fétichisme, tel que Marx le définit, renvoie d'abord à une structure de dépossession qui concerne nos sociétés modernes. Dès lors, d'ailleurs, en vertu d'une analyse matérialiste historique de la théorie de Charles de Brosses, on pourrait considérer que son ethnologie traduit, au sein de la modernité émergente, une façon de rétro-projeter la structure des rapports sociaux marchands émergents, sur des sociétés "archaïques" ou "primitives". En voulant décrire une "barbarie archaïque", ou un "culte puéril", de façon "neutre" ou "objective", ce "scientifique" ne ferait que décrire la barbarie se développant de la société dans laquelle il se trouve. Par ailleurs, Marx indiquera que la structure fétichiste marchande se développe dans la continuité de l'idéologie chrétienne moderne : il ne peut vouloir opposer quelque culte "primitif" fétichiste aux religions de la "révélation", de ce fait, mais montre au contraire la relation intime qui existe entre ces dernières et le fétichisme marchand moderne.

Concernant ce thème du fétichisme marchand, il faut ajouter une remarque préalable qui a son importance. A travers le thème du "fétichisme", on présuppose encore beaucoup la matérialité, la choséité de la marchandise. La marchandise comme fétiche évoque d'abord un objet matériel, inanimé, qui posséderait une valeur "en lui-même". De ce fait, le service conçu comme marchandise, ou encore l'actualisation de la force de travail conçue comme marchandise, qui renvoient davantage à des processus qu'à des choses matérielles fixes, ne semblent pas concernés par cette question du fétichisme. Mais ce problème n'est qu'apparent. En réalité, ce ne sont pas simplement des choses fixes, mais bien aussi des processus, des activités elles-mêmes réifiées, chosifiées, qui peuvent comporter une dimension fétiche. Le service comme service marchand, dès lors qu'il s'échange contre la chose-argent, peut être à son tour chosifié, et dès lors fétichisé. De même, l'actualisation de la force de travail, conçue comme marchandise, dès lors qu'elle prend une forme marchande, peut être réifiée, et ainsi fétichisée en tant que telle. Le fétiche marchand vise d'abord la marchandise comme chose (ainsi que l'argent, qui permet l'échange), mais il peut tout aussi bien viser une activité elle-même réifiée.

 

Dans un autre contexte, Freud introduisit la notion de fétichisme au sens psychanalytique de façon originale, désignant par là une « perversion » sexuelle par laquelle un objet inanimé ou une partie isolée du corps se substituent à l’être désiré sexuellement1.

La relation entre Freud et Marx, ici, existe, au moins potentiellement : ces deux « philosophes du soupçon » se sont singulièrement rencontrés sur la question du fétichisme. La perversion sexuelle bourgeoise qu’une psychanalyse attentive isole, néanmoins, s’appelle d’abord sadisme : le bourgeois fétichiste s’auto-réifie, se conçoit soi-même comme objet, comme pure chose inerte mécanique soumise au calcul, apte à « gérer », pour réifier à son tour la force de travail, la comptabiliser, la fétichiser, puis fétichiser ses produits. Sadisme narcissique et fétichisme au sens psychanalytique, autour d’un totémisme bourgeois impensé, définiraient, si cela était encore possible, par-delà les résistances contemporaines face à toute psycho-analyse sociale sèche et lucide, les déterminations psychiques, voire sexuelles du fétichisme marchand tel que Marx l’aura déterminé. Ces questions seront développées plus loin.

Mais venons-en au texte marxien.

 

 

 

 

 

 

 

2)La marchandise : simplicité apparente, complexité réelle

 

Marx, dans son sous-chapitre consacré au caractère fétiche des marchandises, indique d’emblée un fait central : « Une marchandise paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques2 . » Cette disproportion entre l'évidence a priori d'une banalité apparente et le caractère insondable et mystérieux de la marchandise pour le théoricien qui tente de l'appréhender fonde déjà une bonne part du fétichisme. Dans nos actes quotidiens d'achats et de ventes de marchandises, nous ne voyons pas que de tels gestes impliquent toute une métaphysique occulte ; nous sommes seulement face à une valeur d'usage qui ne paraît pas faire problème en elle-même, ni dans sa capacité à satisfaire certains besoins, ni même dans son aptitude à s'échanger contre une certaine somme d'argent. Nous « naturalisons » de tels actes, nous les fondons dans l'objectivité immédiate de la chose. Paradoxalement, c'est précisément une telle évidence pour nous, simples acheteurs ou possesseurs de marchandises, qui renvoie à une aberration de fait, et c'est dans cet écart que se joue toute la difficulté pour le théoricien.

Cette critique marxienne du fétichisme vient dénaturaliser les catégories de base du capitalisme (marchandise, valeur, travail, argent). Elle indique que le dépassement du capitalisme implique le dépassement de ces catégories. Tout mouvement de lutte qui viendrait simplement revendiquer quelque « purification » ou quelque « redistribution » plus « égalitaire » (ou « moins inégalitaire ») de ces catégories, sans pour autant les abolir, ne serait pas un mouvement remettant en cause radicalement le capitalisme lui-même, mais serait un mouvement qui tenterait simplement de le rendre plus « vivable », plus « durable » en tant que tel. Ce mouvement de contestation en ce sens reposerait sur une contradiction flagrante, dans la mesure où l’idée même de rendre « durable » ou « vivable » le capitalisme lui-même, ou encore ses structures mêmes, est une absurdité en soi, puisque, précisément, les catégories de ce système, même si elles sont provisoirement « redistribuées » ou « purifiées », contiennent en germe leur autodestruction constamment renouvelée, conditionnant une précarité irréductible du système (l’inversion entre concret et abstrait impliquant en effet une totale absence de contrôle humain conscient dans la production et dans la circulation, absence de contrôle qui détermine nécessairement des crises systémiques, résurgentes de façon cyclique). Ainsi donc, la notion de « fétichisme de la marchandise » n’est pas qu’une pure description « philosophique » des structures catégorielles-marchandes. En tant qu’elle traduit l’exigence d’une pensée radicalement critique, elle doit pouvoir déterminer une praxis elle aussi radicale, dont les visées révolutionnaires concrètes tendent authentiquement vers un post-capitalisme en lequel nulle évaluation capitaliste agissante, nulle inversion capitaliste concrète, ne persiste.

 

 

 

3)La marchandise : une « chose sensible suprasensible »

 

Mais revenons à l’analyse de la notion de fétichisme en tant que telle. Qu'en est-il ? L'existence d'une table en bois comme marchandise devrait nous étonner autant que si les tables se mettaient à danser. La chose devient « sociale », son existence se dédouble : une « aura » surnaturelle semble se surajouter à son corps de marchandise, de telle sorte qu'elle semble avoir la capacité, de par sa « volonté » propre, de faire face à d'autres marchandises afin d'utiliser leur matérialité pour exprimer sa valeur. L'échange, la circulation des marchandises, est un acte quotidien dont on ne voit pas qu'il implique une façon de croire en la possibilité de conférer fantastiquement un pouvoir secret de s'autodéterminer aux produits du travail, autodétermination sur laquelle les individus concrets et leurs relations effectives n'auraient aucune prise. Conférer aux objets un désir autonome de s'échanger entre eux, et voir les tables danser, c'est tout un.

Marx résume ainsi l'origine du caractère énigmatique du produit du travail dès qu'il revêt la forme d'une marchandise : « Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail3. » Tout le mystère se situe dans le caractère d'égalité des travaux humains, c'est lui qui est à la source de la valeur. C'est pour autant que les travaux réels, concrets, et les relations entre personnes, sont les simples supports du travail abstrait, homogène et quantitativement défini, qu'ils sont susceptibles d'être les supports de l'équivalent de ce travail, dans la valeur des marchandises, et de prendre l'apparence d'un rapport social entre les choses.

Néanmoins, il n'y a pas là qu'une apparence, une simple mystification. Il ne s'agit pas simplement de dévoiler théoriquement la source du travail abstrait et son rôle exact dans la valorisation des produits pour faire cesser le scandale sur lequel repose le fétichisme. Car ici, l'abstraction en question n'est pas seulement une représentation parmi d'autres, elle est pour ainsi dire matériellement produite. L'abstraction du travail social rend possible une production, une praxis qui sans elle n'aurait pas de sens. Elle est le vecteur d'une effectivité concrète qui a des conséquences dans le monde, qui est visible et constatable. Si donc le rapport marchand, en tant que rapport fétichiste, est un rapport inversé de par une primauté accordée à l'abstrait et de par une dévalorisation du concret, cela doit se faire pratiquement, dans les faits, c’est-à-dire affecter la production concrète, et se confirmer chaque fois qu'un échange réel se produit. A ce titre, selon la formule de Sohn-Rethel, on définira le capitalisme comme un système produisant des « abstractions réelles ». Cette formule implique que le fétichisme est un phénomène objectif, et qu'il est une inversion même de la réalité, plus qu'une simple représentation inversée.

4)La critique du fétichisme marchand : une critique de la circulation

 

Pour saisir le fétichisme dans toute son extension, il faut compléter cette critique de l'inversion par la critique de la circulation telle qu'on la trouve dans les Grundrisse : « La circulation est le mouvement où l’aliénation universelle apparaît comme appropriation universelle, et l’appropriation universelle comme aliénation universelle. Même si l’ensemble de ce mouvement apparaît comme un procès social, et si les moments singuliers de ce mouvement émanent de la volonté consciente et des fins particulières des individus, la totalité du procès n’en apparaît pas moins comme une connexion objective, qui naît de façon tout à fait naturelle ; totalité qui, certes, provient de l’interaction des individus conscients, mais ne se situe pas dans leur conscience, n’est pas subsumée comme totalité sous les individus. Leur propre entrechoquement produit une puissance sociale qui leur est étrangère, placée au-dessus d’eux ; qui est leur relation réciproque comme procès et pouvoir indépendants d’eux4. » Nous avons déjà vu que dans l'échange, les rapports des producteurs « acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail ». Cela était pensé comme la résultante du caractère d'égalité des produits du travail. Plus précisément, dans la circulation, une objectivation s'opère : l'aliénation d'un produit donné, si elle est réalisée par des individus déterminés, s'inscrit néanmoins dans un procès total qui paraît autonome et objectif, indépendant des hommes, étranger à eux. La circulation comme totalité est une sphère de la réalité qui fait face aux hommes en tant que « seconde nature » possédant ses lois propres, sur laquelle ils n'ont aucune prise, et qui les détermine alors même qu'il s'agit là de leurs propres relations réifiées.

Dans ce contexte, toute « critique » (ou description plate et pseudo-critique) « sociologisante » (Baudrillard5), ou « psychologisante » (Nicolas Guéguen6), voire « moralisante », de la seule « société de consommation » paraîtra manquer totalement la dimension de réification mécanique et amorale, asociale, propre à l’automouvement apparent des marchandises inhérent à la sphère de la circulation au sein du capitalisme. La question de l’autonomisation de la valeur fonde certes des désastres sociaux et psychologiques, constatables empiriquement, dont les consommateurs sont « victimes ». Mais, précisément, cibler prioritairement ces « pathologies du social » ou ces « troubles psychologiques » individuels comme s’ils étaient la racine du problème tend à faire oublier leur base catégorielle et productive déterminante. Critiquez simplement les « simulacres », « l’autoréférentialité du signe », les manipulations du neuromarketing, visibles « en superficie », sans rattacher ces phénomènes à leur logique catégorielle et productive matériellement déterminante, alors vous ne pourrez jamais abolir la logique abstraite et inconsciente qui préside à la dépossession des individus concrets dans la société marchande, et donc vous vous empêcherez d’abolir réellement ces phénomènes empiriques et superficiels que vous déplorez. De ce fait, vous vous rangerez finalement dans le camp des intégrationnistes (« reconnaissance » par le travail, « soin » pour le travailleur) qui veulent faire « vivre » un système dévitalisant en soi.

5)La marchandise comme fétiche : une illusion matériellement produite

 

Mais revenons à la caractérisation du fétichisme en tant que tel, telle qu'elle se formule dans le dernier sous-chapitre du chapitre premier du Capital. « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production7 . » L'illusion fétichiste-marchande est analogiquement reliée à l'illusion religieuse. Les marchandises, dans leur capacité à exprimer de la valeur, une certaine quantité de travail, sont comparables aux anges et aux miracles auxquels les hommes confèrent une existence objective de par le seul fait qu'ils les ont pensés avec une certaine intensité, avec un certain degré de croyance. Le fétichisme de la marchandise est une pensée magique, qui fait exister une puissance nouvelle des objets, leur aptitude à s'échanger entre eux selon une « volonté » qui leur serait propre, de par la seule contemplation d'un procès dont on a oublié que ce sont les hommes et leurs rapports sociaux qui le déterminent. Les hommes occultent le fait que les produits du travail dérivent d'une activité proprement humaine, tout comme ils occultent le fait que leur idée d'un Dieu fut d'abord conçue par eux, et c'est sur la base d'une telle occultation, d'une telle déprise à l'égard de ce qui leur appartient en propre, qu'ils autonomisent l'univers marchand, tout comme ils autonomisent le monde divin. La différence entre l’illusion religieuse et l’illusion fétichiste-marchande, toutefois, repose sur le fait que, dans le fétichisme marchand, les abstractions ne sont pas simplement idéologiquement affirmées, mais qu’ elles sont aussi matériellement produites.

On devine que cette occultation a pour condition, dans la sphère de la production, une séparation du travailleur et de son produit, séparation qui repose sur le fait que les conditions du travail sont extérieures et contingentes du point de vue de l'agent qui vend sa force de travail (il n’est pas le propriétaire des moyens de production). Le travailleur ne reconnaît plus l'objet produit comme étant son œuvre propre (réellement, cet objet appartient à un autre, au capitaliste qui « achète » sa force de travail), ce qui annonce, dans la sphère de la circulation, l'achèvement d'une scission à l'intérieur d'une chose qui tombe et ne tombe pas sous le sens : les marchandises ne sont plus que des porteurs de l'abstraction-valeur8. La critique du fétichisme est la critique d'une dépossession, dépossession qui donne lieu à une réification : les humains n'ont plus aucune prise sur la production et la circulation des fétiches qu'ils idolâtrent, si bien que c'est leur humanité même, leur socialité, qui se voit transférée à de tels fétiches. On retrouve là certaines composantes de la critique feuerbachienne du religieux9 : l'homme transfère d’abord au divin les prédicats qui définissent son essence générique, et doit abolir finalement le divin pour viser une certaine réappropriation En un sens, la critique du fétichisme marchand vise de même une certaine réappropriation, mais cette fois-ci non plus seulement idéelle, sur le plan de la pure conscience, mais aussi et surtout matérielle : la société qui le dépasse a pour base une activité productive (ou créative) qui possède sa socialité en elle-même, de façon concrète, et dont les produits ne sont plus séparés abstraitement des producteurs (ou créateurs).

A ce titre, les conséquences pratiques de la critique du fétichisme de la marchandise peuvent être envisagées. Le fétichisme repose aussi, comme on l’a dit, sur le fait que le producteur ne se reconnaît plus dans son produit : le sentiment d’une absurdité liée à une activité qu’on ne reconnaît plus comme la sienne, sentiment fondé sur une organisation très concrète du travail soit précarisé, soit rationalisé, standardisé, ou parcellisé, sentiment fondant la nécessité des luttes, s’appuierait éventuellement sur la dénonciation radicale du caractère fétiche des produits du travail. Le consommateur-travailleur dans la consommation, à son tour, voyant le seuil de sa propre survie augmenter constamment, identifierait dans cette dimension fétiche des marchandises, dans cette autoréférentialité de la valeur, la racine de sa déprise, de sa misère existentielle et matérielle. Lutter contre le capitalisme, en ce sens, pourrait signifier : désenchanter le fétiche marchand, abstrait et quantitativement déterminé, pour revaloriser les vécus qualitatifs concrets et subjectifs (par exemple dans les co-activités de sabotages, de blocages, de grèves, de détournements, d’occupations, de désimplications au travail, mais aussi, simultanément, dans les co-activités construisant des relations sociales créatives, positives et constructives, en tant que concrètes et qualitatives).

 

6)Le sens de l’occultation fétichiste

 

Précisons maintenant le sens de l'occultation en question. Marx dit : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe10. » Le critère du temps de travail socialement nécessaire n'est pas immédiatement thématisé par les producteurs qui échangent leurs marchandises. Il s'avère dans les faits que c'est par lui que les produits deviennent échangeables, mais cela se fait dans leur dos, sans qu'ils en aient conscience. Le travail abstrait n'apparaît jamais explicitement dans sa fonction de substance de la valeur au sein du procès de circulation des marchandises. Cette obnubilation crée précisément la possibilité pour les produits du travail de s'ériger en choses sociales en elles-mêmes et par elles-mêmes. Il semble donc que, même en l'absence de toute intervention humaine, ils puissent entrer dans des rapports d’échanges qui découlent de leur seule nature intrinsèque, car la norme idéale et sociale qui préside à leur échangeabilité n'est pas immédiatement perceptible. C'est l'origine mystérieuse et le plus souvent voilée de la valeur qui fonde le fétichisme de la marchandise : parce que les rapports sociaux qui se jouent là n'apparaissent pas dans leur pleine clarté, parce que le travail abstrait n'affirme pas explicitement son rôle, les objets eux-mêmes semblent pouvoir se faire face en vertu d'une propriété occulte qu'ils posséderaient en droit. La marchandise est un hiéroglyphe, et il faut savoir le déchiffrer. Le rapport immédiat et trivial à la chose voile l'énigme qu'elle recèle, et demeure empêtré au sein d'une mystification non reconnue en tant que telle.

Néanmoins, un tel déchiffrement n'est pas suffisant : « La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits du travail eux-mêmes11 ." Le fétichisme, comme nous le disions, n'est pas seulement une mystification pure, une simple illusion de la conscience pure, et c'est là que se montrent les limites de l'analogie religieuse. Même si la présence du travail abstrait dans la forme valeur devient manifeste, même si la conscience prend acte de l'abstraction qui préside à l'échange, et du rapport social qui le sous-tend, cette abstraction, cette forme agissante, ne disparaît pas pour autant, tant que perdure le monde des marchandises. Objectivement, l'inversion de la réalité demeure, l'autonomie des objets produits continue de s'affirmer, la forme-valeur produit ses aberrations très concrètes, tant que la production et la circulation réelles de marchandises ne sont pas abolies.

Il y a un fétichisme « subjectif », qui renvoie celui-ci à l'inversion idéologique telle que Marx la décrit dans l'Idéologie allemande, mais il n'est qu'une couche superficielle du fétichisme véritable, lequel est un phénomène essentiellement objectif : que les individus connaissent ou non l'origine de la valeur, celle-ci, dans son rapport au travail abstrait, conditionne objectivement la réalisation matérielle du principe marchand abstrait.

 

 

 

7) L’argent, principe d’achèvement du fétichisme

 

Cette réalisation d'un devenir-abstrait du monde, cette illusion matériellement produite à laquelle renvoie le fétichisme, est encore confirmée par la nature de ce que Sohn-Rethel nomme « l'abstraction réelle », en particulier, donc, par la nature de l'argent en tant qu’argent12. L'argent est la manifestation visible, perceptible, de l'abstraction qui préside à l'échange entre les marchandises. L'argent, comme objet, représente quelque chose d'abstrait (la valeur), et il le représente en tant qu'abstrait. Une somme d'argent peut représenter n'importe quelle valeur d'usage, n'importe quel travail concret : l’argent est la négation devenue visible de la multiplicité et de la particularité concrètes des travaux et des produits de ces travaux. Là où la circulation des biens et médiatisée par l'argent, l'abstraction est devenue bien réelle. Marx propose une analogie pour illustrer cette aberration : « C'est comme si, à côté et en dehors des lions, des tigres, des lièvres et de tous les autres animaux réels qui constituent en groupes les différentes races, espèces, sous-espèces, familles, etc., du règne animal, existait en outre l'animal, l'incarnation individuelle de tout le règne animal13 . »

L'existence de l'argent comme réalité empirique portant en elle-même l'inversion propre au capitalisme entre abstrait et concret confirme donc l'objectivité du phénomène fétichiste : « Le fait qu'un rapport de production sociale se présente sous la forme d'un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale se présentent comme des propriétés spécifiques d'un objet, c'est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d'échange. Dans l'argent, elle apparaît seulement de manière plus frappante que dans la marchandise14. » Comme l’indique Anselm Jappe, cette qualité de l'argent est au-delà de la dichotomie traditionnelle de l'être et de la pensée pour laquelle une chose ou bien existe seulement dans la tête, ou bien au contraire est bien réelle, matérielle, empirique15. Cette qualité de l’argent accomplit dans le monde l’aberration logique d’une abstraction étant devenue une « chose » réelle.

C'est ainsi que, dans le chapitre qui nous concerne, Marx confère à l'argent une puissance de renforcement du fétichisme : « Cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler16. » L'argent, en tant qu'équivalent général, est une chose qui cristallise du travail humain indifférencié, qui objective les rapports entre les travaux privés et l'ensemble du travail social, il est « l'incarnation générale du travail humain abstrait ». Si un objet se met à faire face aux marchandises pour garantir leur valeur d'échange, si une même réalité objective permet l'échangeabilité en général des produits du travail, alors c'est l'autonomie de leur forme-valeur qui se voit entérinée par là même, tant subjectivement qu'objectivement. Non seulement la source de la valeur est plus difficilement discernable, mais en plus l'objectivité de l'inversion liée au rapport marchand est désormais attestée.

Lorsqu'un consommateur est face à une marchandise qui a un certain prix, lorsqu'il « constate » par exemple que la toile « vaut » 10 euros, nous sommes alors au plus proche du fétichisme, entendu à la fois comme illusion et comme inversion réelle : pour lui, pour sa conscience immédiate, un tel prix semble dériver des qualités naturelles de la marchandise, sans qu'un procès social de valorisation ne paraisse devoir intervenir ; et cette mystification repose sur l'objectivité d'un monde effectivement renversé, d'un monde où l'abstraction est devenue réelle.

Ainsi donc, tous les enjeux révolutionnaires, déjà soulevés, liés à la critique de la valeur et du fétichisme marchand, pourraient bien renvoyer à une visée centrale décisive : il s’agirait bien d’abolir, dans une société post-capitaliste, l’argent, c’est-à-dire l’argent en tant qu’argent, l’argent comme fin en soi, lequel fonde principalement cette dépossession, cette déprise, cette misère existentielle, morale et matérielle des travailleurs-consommateurs que nous avons déjà évoquées.

 

1Freud, « Le fétichisme », in : La vie sexuelle


 

2Capital, Livre I, Ière section, chapitre 1, p. 99

 


 

3Ibid. p. 100


 

4Grundrisse, I, chapitre de l’argent, p. 135


 

5Cf. Baudrillard, Jean, La société de consommation


 

6Cf. Guéguen, Nicolas, Psychologie du consommateur


 

7Capital, Livre I, chapitre 1, p. 100


 

8Note : Nous faisons ici un rapprochement entre le fait d'une séparation du travailleur et de son produit dans la sphère de la production et l'objectivation de la connexion sociale dans la sphère de la circulation. Marx ne le dit pas explicitement dans son analyse du fétichisme, mais l'aliénation du travailleur relative au mode de production capitaliste détermine certainement le phénomène du fétichisme dans la circulation. Lukacs, qui pensera conjointement la théorie marxienne de la valeur et la division capitaliste du travail, sera attentif à cette détermination.

 

 


 

9Cf. Feuerbach, L’essence du christianisme


 

10Capital, Livre I, chapitre 1, p. 103


 

11Ibid, pp. 103-104


 

12Cf. Sohn-Rethel, La pensée-marchandise


 

13Capital, première édition, p. 72


 

14Contribution à la critique de l'économie politique, p. 27

 


 

15Jappe, Les aventures de la marchandise, p.46


 

16Capital, I, p. 104

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