Sommaire
1) Les colonisations historiques
2) La relation entre colonialisme et capitalisme
3) Le racisme biologisant
4) Le racisme "culturaliste"
5) Un antiracisme anticapitaliste et conséquent
6) Le développement global des synthèses sociales marchandes occidentales
7) L'évolution de la logique de la valeur raciste-coloniale
8) La logique d'auto-racialisation
9) L'anti-tziganisme structurel de la modernité occidentale
10) L'antisémitisme structurel de la modernité capitaliste
11) Le négationnisme structurel de la modernité capitaliste
a) Les colonisations historiques
Du XVIème au XVIIIème siècles, des Espagnols, des Portugais, des Anglais, des Hollandais, et des Français, partent à la conquête de nouveaux territoires, bénéficiant de techniques de navigation développées, et d'armes sophistiquées. Ils s’emparent de tout le continent américain. Les colons s’emparent également d’innombrables îles, villes côtières et places, en vue de piller les matières premières et les richesses de populations asservies. Ce processus alimentera le développement d’un commerce international.
Le pillage, l’esclavage, l’extermination des populations, la Traite des esclaves, le travail forcé, constituent le contexte colonial initial.
Sur le territoire du Mexique, certains historiens ont établi que vivaient, à la fin du XVème siècle, 25 millions de personnes, et seulement 2,65 millions en 15681. Le Pérou d'Atahualpa était peuplé de 9 millions d'êtres humains en 1532, alors qu'en 1570 il n'en restait plus que 1,3 million2.
L'Afrique noire deviendra pourvoyeuse d'esclaves pour l'Amérique. Cela impliquera la plus grande déportation d'être humains de l'histoire. Le dépeuplement du continent s'accompagne des guerres et razzias provoquées par les négriers soucieux de se procurer des captifs, et ainsi de la destruction du tissu social et du développement de la misère.
Des mouvements d'indépendance s'engagent, en Amérique du Sud et aux Antilles, au début du XIXème siècle.
Mais durant la seconde moitié du XIXème siècle, un mouvement radical d'expansion coloniale s'engage.
Une décolonisation générale, quoique encore relative, se développe au cours du XXème siècle.
La première vague de colonisations est encore inscrite dans la structure médiévale de la chrétienté. Les synthèses sociales européennes ne sont pas encore spécifiquement « économiques », mais elles seront encore théocratiques. Les Etats prémodernes (qui ne sont pas encore des Etats capitalistes, soit le « capitalisme collectif en idée »), développent cette première vague de colonisations à travers un jeu de concurrence politique et militaire. De façon spécifique, une rivalité mimétique entre les deux superpuissances étatiques que sont la France et l'Angleterre s'installe. Dans ce contexte, la « science d'Etat » militaire se développe, et annonce la nécessité d'accroître « la richesse des nations » (ce qui annonce aussi la formation d'un souci politique « économique » qui « s'épanouira » dans la modernité industrielle). Une sphère de circulation des marchandises tend à se constituer globalement, lors de cette première phase de colonisations. Si elle n'est pas encore une circulation capitaliste « productive », ou inversée, dans laquelle la valeur augmente indéfiniment (A-M-A'), elle développe pourtant des formes de capitalisations que le capitalisme industriel pourra se réapproprier par la suite. L'argent, toutefois, dans cette configuration, n'est pas encore la « valeur » au sens moderne.
La deuxième vague de colonisations (XIXème siècle) a des relations plus intimes avec la formation sociale capitaliste. Le capitalisme industriel était déjà développé, et put s'articuler dialectiquement aux colonisations. La Grande Dépression de 1872-1876 put favoriser l'expansion coloniale. Néanmoins, l'Etat, devenu « capitalisme collectif en idée », put aussi entrer en contradiction avec les intérêts de l'économie nationale, malgré son rôle d'encadrement fonctionnel de l'économie. L'enjeu de la « relance économique » pouvait coexister avec celui qui était induit par les rivalités mimétiques entre Etats, et ces deux enjeux pouvaient entrer en contradiction. Cette contradiction peut expliquer le fait qu'à partir des années 1930, les colonies ne sont plus un « apport » décisif pour l'économie française, ce qui pourrait aussi expliquer que de nombreuses élites voudront abandonner les colonies. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'il n'existe pas une relation intime entre le développement du capitalisme et les colonisations.
b) La relation entre colonialisme et capitalisme
De façon générale, comme l'indique Rosa Luxembourg dans l'Accumulation du capital (1913), il s'avérera progressivement que la reproduction du système capitaliste, une fois que celui-ci se développe, nécessite l'ouverture continuelle de nouveaux débouchés, et donc son implantation dans des régions géographiques nouvelles, et toujours plus nombreuses. La logique capitaliste est une fuite en avant, qui nécessite une extension continuelle des champs de la valorisation, du commerce et de l'exploitation. Non seulement il faut écouler les stocks, toujours plus importants, des marchandises produites par les économies nationales occidentales, ce qui suppose toujours plus d'exportations. Mais en outre, ces économies, dans ce procès d'accumulation indéfini, ont besoin de toujours plus de ressources à transformer industriellement, ressources qu'elles pourront piller dans les colonies. Les premières colonisations n'impliquent pas d'emblée une accumulation capitaliste occidentale, mais une fois que celle-ci se développera effectivement, les structures globales qu'elles auront établies engageront un processus d'extension et de systématisation fonctionnelle du colonialisme établissant une relation intime entre ce capitalisme et cette colonialité.
Le développement d'une rationalité technique dans la production économique européenne est indissociable de l'esclavage issu des colonisations : par exemple, la baisse du coût de certaines matières premières, et l'augmentation de la masse de ces matières premières, nécessitent, à un moment donné, d'augmenter la masse de travail, puis la productivité du travail, dans divers secteurs productifs européens. Les progrès techniques dans la production se développent dans ce contexte, et accompagnent le capitalisme industriel.
Ces structures ne se développent pas immédiatement, dès la première phase de colonisations. En France, l'argent de la traite ne sert pas immédiatement à construire des manufactures, mais sera d'abord investi dans des biens fonciers. En Espagne, l'or et l'argent tirés des mines sont essentiellement investis dans le commerce précapitaliste, et ne déclenchent pas immédiatement une accumulation primitive du capital. Néanmoins, les premières structures d'exploitation et d'échange globales émergent au fil du processus colonial, et ces structures tendront progressivement à articuler une production occidentale s'industrialisant à l'exploitation des colonies.
Marx lui-même aura aperçu la relation intime entre le colonialisme et le capitalisme industriel occidental émergent, dans sa lettre à Annenkov du 28 décembre 1846. Il dira : « La division du travail, dans les XIVe et XVe siècles, où il n'y avait pas encore de colonies, où l'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe, où l'Asie orientale n'existait que par l'intermédiaire de Constantinople, ne devait-elle pas se distinguer de fond en comble de la division du travail du XVIIe siècle qui avait des colonies déjà développées ? Ce n'est pas tout. Toute l'organisation intérieure des peuples, toutes leurs relations internationales, sont-elles autre chose que l'expression d'une certaine division du travail ? et ne doivent-elles pas changer avec le changement de la division du travail ? »
Marx dira aussi, dans cette même lettre : « Jusqu'à l'an 1825 — époque de la première crise universelle — vous pouvez dire que les besoins de la consommation en général allaient plus vite que la production, et que le développement des machines était la conséquence forcée des besoins du marché. Depuis 1825, l'invention et l'application des machines ne sont que le résultat de la guerre entre les maîtres et les ouvriers. Encore ceci n'est-il vrai que pour l'Angleterre. Quant aux nations européennes, elles ont été forcées d'appliquer les machines à cause de la concurrence que les Anglais leur faisaient, tant sur leur propre marché que sur le marché du monde. Enfin, quant à l'Amérique du Nord, l'introduction des machines était amenée et par la concurrence avec les autres peuples et par la rareté des mains, c'est-à-dire par la disproportion entre la population et les besoins industriels de l'Amérique du Nord. »
On ne peut dissocier cette guerre intérieure « entre les maîtres et les ouvriers », qui se développe en Angleterre, impliquant le machinisme, ainsi que la concurrence que l'Angleterre impose à l'Europe, de la réalité des colonies anglaises, et d'une division du travail se mondialisant.
Marx proposera finalement cette analyse, qui montre les relations étroites entre industrie capitaliste et esclavage colonial : « La liberté et l'esclavage forment un antagonisme. Je n'ai pas besoin de parler ni des bons ni des mauvais côtés de la liberté. Quant à l'esclavage, je n'ai pas besoin de parler de ses mauvais côtés. La seule chose qu'il faut expliquer, c'est le beau côté de l'esclavage. Il ne s'agit pas de l'esclavage indirect, de l'esclavage du prolétaire ; il s'agit de l'esclavage direct, de l'esclavage des Noirs dans le Surinam, dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord. L'esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n'avez pas de coton, sans coton vous n'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c'est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l'ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi l'esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. Sans l'esclavage, l'Amérique du Nord, le peuple le plus progressif, se transformerait en un pays patriarcal. Rayez seulement l'Amérique du Nord de la carte des peuples et vous aurez l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation moderne. Mais faire disparaître l'esclavage, ce serait rayer l'Amérique de la carte des peuples. Aussi l'esclavage, parce qu'il est une catégorie économique, se trouve depuis le commencement du monde chez tous les peuples. Les peuples modernes n'ont su que déguiser l'esclavage chez eux-mêmes et l'importer ouvertement au nouveau monde. »
Marx indique ici explicitement que l'industrie capitaliste occidentale, depuis ses premiers développements, reste dépendante d'un esclavage et d'un commerce qui dérivent de structures coloniales déterminées.
Cette remarque devrait impliquer une nouvelle manière d'envisager la transformation sociale révolutionnaire.
S'il s'agissait d'abolir effectivement ces vestiges coloniaux, il ne s'agirait donc plus simplement de se « réapproprier » cette industrie, ou ces forces productives. Un internationalisme anti-colonial devra remettre en cause une certaine forme de « collectivisme » qui ne voudrait pas modifier en son essence l'industrialisme et le productivisme occidental.
Par définition, si l'on abolit la division internationale du travail qui implique cet esclavage (le capitalisme global), il n'y aura plus d'industrie au sens strict, et on ne pourra donc plus se « réapproprier » ces forces productives.
Cela est encore vrai aujourd'hui, même si les relations politiques et juridiques ont été recomposées. L'abolition de la division internationale du travail, néocoloniale, signifie que la relation existant entre l'extraction des matières premières et leur transformation industrielle ne peut plus être maintenue, ce qui affecte le mode de production industriel en son essence (il ne peut plus exister comme tel). Ainsi, on constate aujourd'hui que l'industrie du numérique dépend aussi de l'extractivisme sauvage se déroulant au Congo, par exemple dans les mines de coltan. L'abolition de l'exploitation sauvage au Congo, et des tutelles néocoloniales corrélatives, signifie que l'industrie du numérique (en tant qu'elle suppose une certaine division du travail, qui l'affecte en son essence), devra être abolie en ses structures les plus fondamentales.
En outre, on peut concevoir ici toutes les limites d'un historicisme presque téléologique, qui tendrait à faire du capitalisme industriel un « moment nécessaire » pour la transition vers le « communisme ». Selon cette idéologie téléologique, le développement industriel capitaliste aurait surdéveloppé les forces productives, de telle sorte que le communisme futur pourrait se réapproprier de telles forces productives, sans le marché et sans la propriété privée, dans une société d'abondance. On pourrait ainsi considérer que le « moment capitaliste » ne pouvait pas ne pas être pour qu'advienne finalement une société « émancipée ».
Mais d'abord, si l'industrie moderne implique les désastres coloniaux, le fait de dire que cette industrie serait un « moment nécessaire », ou une « étape nécessaire » vers la « libération », pose un problème éthique certain. On ne peut certes réécrire l'histoire, et l'on doit considérer ces faits comme des faits indépassables, advenus. Néanmoins, on peut aussi les considérer d'abord comme des contingences désolantes, et non pas comme des « moments nécessaires » par lesquels il faut bien « passer » pour finalement s'émanciper. Arendt, de façon assez pertinente, aura critiqué, dans le chapitre 2 de la Crise de la culture, les idéologies qui font des guerres, des désastres, ou des souffrances humaines, un simple « moyen » pour parvenir à une finalité historique, dépassant tout en conservant les oppositions dialectique du passé. Ces idéologies pouvaient avoir reçu en héritage la notion hégélienne d'Aufhebung. En refusant de réduire les souffrances humaines à une « étape nécessaire », Arendt pouvait réaffirmer le caractère indépassable et incommensurable de la souffrance, mais aussi son caractère injustifiable. Une société post-capitaliste émancipée (qui restera de toute façon imparfaite, puisque rien de « parfait » ne peut découler de ce qui fut aussi désastreux) ne sera jamais susceptible de « justifier enfin » les désastre coloniaux, ou les génocides du XXème siècle. Si elle est émancipée, elle développera un devoir de mémoire absorbé, qui demeurera auprès des désastres passés, et qui reconnaîtra qu'ils ne pourront jamais être pleinement dépassés. Cette position éthique élémentaire suppose de remettre en cause un certain « progressisme » téléologique pouvant se diffuser jusque dans les idéologies dites « anticapitalistes ». Elle n'est pas que pure « théorisation », mais elle peut conditionner les luttes : elle peut induire un renoncement à « l'achèvement » de l'histoire, et donc une relation au passé historique plus attentive, plus grave et plus réaliste également.
De façon plus pragmatique, si l'industrie repose sur la colonialité, sa simple « réappropriation » ne semble pas permettre l'abolition de la colonialité. Le projet « collectiviste » qui consisterait simplement à se réapproprier l'industrie, sans abolir le mode industriel de production devra poursuivre, sous des formes recomposées, la logique invasive coloniale. Autrement dit, ici, on envisage le fait qu'un internationalisme strict, anti-colonial, doit développer aussi la critique radicale du mode industriel de production. Dans la mesure où c'est le Marx de la maturité (Capital, Grundrisse), qui développera le plus précisément la critique radicale du mode de production capitaliste, et des catégories de base du capitalisme, et non simplement la critique de la propriété privée et du mode de distribution, on peut dire aussi que c'est ce Marx qui pourra fournir les outils les plus efficaces pour critiquer la modernité coloniale, de façon effectivement internationaliste, mais pour critiquer aussi les « socialismes réellement existants », qui n'auront pas aboli le mode industriel de production.
En outre, un progrès social relatif dans un centre de gestion peut signifier, de façon très pernicieuse, une consolidation de l'exploitation (néo)coloniale. Cette logique douloureuse signifie que des luttes simplement nationales peuvent devenir contre-révolutionnaires d'un point de vue internationaliste (tant qu'elles ne radicalisent pas leur portée). Cette remarque devrait nous engager à critique le keynésianisme nationaliste d'un Mélenchon, aujourd'hui.
Pour éclairer cette proposition, on citera Cecil Rhodes, s'entretenant avec le correspondant du Times, Wickham Steed, en 1895 :
« J'étais hier dans l'East-End (quartier ouvrier de Londres), et j'ai assisté à une réunion de sans-travail. J'y ai entendu des discours forcenés. Ce n'était qu'un cri : Du pain ! Du pain ! Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu'avant de l'importance de l'impérialisme... L'idée qui me tient le plus à cœur, c'est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les quarante millions d'habitants du Royaume-Uni d'une guerre civile meurtrière, nous, les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d'y installer l'excédent de notre population, d'y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L'Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes. »
Ces remarques doivent nous permettre maintenant d'envisager la réalité d'une dissociation raciste-coloniale de la valeur, au sein de la modernité capitaliste. Il y a une dissociation lorsqu'une forme-sujet, universelle-abstraite, s'impose comme unité excluante. « L'humain universel », du point de vue de la logique de valorisation capitaliste, est l'occidental colonisateur, si bien que lorsqu'il veut imposer aux colonisés ses critères « universels », il aggrave leur exclusion hors-humanité, dans le même temps où il les insère matériellement dans son ordre spécifique, réifiant et ultra-violent.
La marchandise est un fétiche dont la valeur masque les rapports sociaux existants. Aujourd'hui, par exemple, la marchandise « smartphone » ne fait pas problème comme objet d'usage doté de valeur, et l'utilisateur qui l'emploie ne soupçonne pas qu'il contribue, passivement, à un projet global fondamentalement raciste et néocolonial. Les individus (parfois des enfants) mis au travail pour extraire les minerais indispensables à la marchandise sont proprement ignorés, masqués par la valeur hypnotisante du fétiche, et par les images spectaculaires qui assurent sa promotion. Dans ce procès, le sujet producteur qui ne coïncide pas avec la forme-sujet bourgeoise occidentale est aussi dissocié de la sphère de la « culture » et de la « rationalité » modernes en tant que telles. Cette dissociation ne fait qu'aggraver le fétichisme marchand initial. Indirectement, pourtant, ce sujet (qui peut être un enfant) sera soumis à la logique évolutive de la valeur, ou du temps de travail socialement nécessaire : l'accélération de la productivité industrielle globale conditionne le développement de son activité. Mais comme sujet marchand qui reste dissocié de la valeur blanche et occidentale, il subit une disqualification et une dévaluation radicales : non seulement une non-reconnaissance pleine, mais aussi une précarité toujours aggravée. C'est en ce sens que le fétichisme n'est pas simplement une mystification, mais bien aussi une structure objective.
La logique de valorisation marchande, a-t-on dit, est une logique fondamentalement indifférente à la richesse sensible, à la manière dont les produits satisfont des besoins et désirs concrets. Ce qui compte, c'est de faire de l'argent, sans considération pour les désirs humains concrets. Mais l'abstraction de la valeur renvoie aussi à une indifférence foncière à l'égard de la production concrète des biens, et de son inhumanité. L'opulence des sociétés occidentales a reposé, et repose encore, sur l'exploitation sauvage des « périphéries ». Mais par le nivellement des abstractions réelles marchandes, cette exploitation n'apparaît plus dans son caractère innommable. L'abstraction destructrice qui a été décrite dans la première partie de cet essai est aussi une abstraction qui fonctionne comme obnubilation et occultation. Ce qui est dissocié de la forme-valeur, tout en garantissant son développement, semble presque devenir inexistant. Et par cette obnubilation, de façon très prosaïque et très réel, le désastre concret se perpétue.
c) Le racisme biologisant
La dissociation raciste-coloniale peut être consolidée, d'abord, par une idéologie raciste biologisante, qui renvoie effectivement le colonisé hors-humanité. Une différence de nature entre le colon et le colonisé est ici postulée.
Le racisme biologisant prend une forme relativement fixe, et pseudo-rationnelle, au XIXème siècle. Il tente, comme idéologie assignante, de justifier a posteriori, et de façon essentialiste, une violence criminelle de principe, historiquement située et consolidée, qu'il ne thématise pas, et dont il n'aperçoit plus la dialectique socio-économique. Arthur de Gobineau, en 1855, exprimera assez clairement ces déterminations idéologiques racistes-biologisantes. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, il mélange pseudo-science (« biologique » ou « anthropologique ») et préjugés populaires. Il distingue trois « races » (« blanche », « jaune », « noire »), dites « inégales » entre elles, qualitativement. Au sommet de l’édifice hiérarchique se situerait la « race Blanche », qui aurait « le monopole de la beauté, de l’intelligence, et de la force ». A propos de la « race Noire », il dira : « dans l'avidité de ses sensations, se trouve le cachet frappant de son infériorité ». Et à propos de la « race Jaune » : « le Créateur n'a voulu faire qu'une ébauche ». Au sein de la « race Blanche » se situerait la « race ariane », placée au-dessus de toutes les autres, et d’origine « indo-européenne ». Ces trois « races » seraient, selon Gobineau, initialement « pures ». Mais Gobineau développe aussi un déterminisme pessimiste : les « civilisations », pour « progresser », auraient nécessairement recours au « métissage », lequel causerait, de façon irréversible, la « dégénérescence » ou la « décadence » des « races ». Ainsi, la réalité de la colonisation génocidaire n'est plus distinguée de la réalité de la simple « rencontre entre les peuples », dans l'idéologie raciste-coloniale (abstraction du « métissage »). On retrouve d'ailleurs ce nivellement idéologique dans les histoires officielles, qui nomment un génocide « découverte de l'Amérique » (et ce, encore aujourd'hui). En outre, un effet contingent et proprement immonde (la constitution historique, sociale et matérielle, de la catégorie de « race », par l'ordre occidental-colonial) est pris pour une substance « pure » et « essentielle », abstractifiée et naturalisée, qu'on pourrait vouloir préserver. Le « pessimisme » de Gobineau, socialement construit, naturalise bien une situation coloniale, pour fonder des catégories obnubilantes et inhumaines de supériorité et d'infériorité , sur la base d'une violence originaire de principe, insupportable, absolument illégitime, et délirante en soi. Les thèmes racistes biologisants essentiels de la modernité capitaliste sont présents dans cet ouvrage. Même si elles se veulent « neutres » et « objectives », ces idéologies renvoient de fait à un projet très relatif et très situé de domination matérielle massive : en effet, même si elles taisent pudiquement la fonction cynique qu’elles jouent, elles légitiment avant tout un impérialisme occidental sauvage, essentiellement économique et politique, à l’extérieur, et un souci de légitimer la gestion discriminante, voire meurtrière, des minorités « non-nationales », à l’intérieur.
A travers cette idéologie biologisante, la forme-valeur occidentale assigne les populations colonisées à une pure matière sans forme, à une pure sensualité dépourvue de rationalité. La forme-sujet occidentale bénéficierait du monopole de la raison (intimement associée à une rationalité marchande et instrumentale), et elle reverrait hors-subjectivité les individus qu'il s'agirait de soumettre et de « discipliner ». La hantise du « métissage » ne fera qu'aggraver cette dissociation : mais alors la société de la valeur serait « menacée », dans son projet de « civilisation », par sa propre logique de globalisation. C'est ainsi qu'une dialectique entre mondialisme abstrait et particularismes concrets (les deux faces d'une même pièce) se développe au cours même de la logique de valorisation. La barbarisation du racisme biologisant ne fait que se confirmer, au fil de cette dialectique.
Chamberlain, le théoricien pangermaniste qui finit par alimenter le nazisme, se réappropriera Gobineau, mais il ajoutera une dimension antisémite. C'est ainsi qu'une forme de racisme biologisant typiquement colonial pourra se transmuer en antisémitisme structurel. La structure coloniale occidentale invasive, ainsi, put développer, toujours sur des bases biologisantes, une idéologie paranoïaque selon laquelle elle serait elle-même « envahie » par un grand « autre » (« le » Juif), lui-même exclu, dissocié de la structure productive nationale.
d) Le racisme « culturaliste »
Le racisme « culturaliste » succède au racisme « biologisant ». Le racisme « culturaliste » est peut-être mal nommé, car il coexiste encore avec des dimensions biologisantes, si bien qu'il n'est pas entièrement distinct de la forme du racisme biologisant. De même, le racisme « biologisant » possédait déjà des dimensions culturelles évidentes. Surtout, dans les deux cas, ce sont les mêmes individus qui s'octroient le droit à déterminer les autres, de l'extérieur.
Gustave Le Bon, durant la première moitié du XXème siècle, fut un « bon républicain », anticolonialiste, et critiquant le « mythe de la race aryenne », le national-socialisme, etc. Le Bon est à l'intersection du racisme culturaliste et du racisme biologisant. Il appliqua les thèses évolutionnistes du darwinien Ernst Haeckel à une « analyse » des « stades de développements » des « civilisations ». Il permit de fonder « en droit » une idéologie du développement, un pseudo-universalisme, qui mobilisait les critères capitalistes (ou « occidentaux ») du « développement » pour déterminer le « développement » du reste du monde.
Ce racisme spécifique mêle des éléments culturels et biologiques, et traduit un « faux évolutionnisme » (cf. Levi Strauss) pernicieux.
Plus récemment, Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations (1996), pour définir les nouvelles relations internationales, désormais multipolaires, après l’effondrement du bloc soviétique, développe la thèse, tendanciellement monoïdéiste, et totalement idéaliste, selon laquelle les clivages internationaux relèveraient d’oppositions essentiellement « civilisationnelles », dans lesquelles la dimension religieuse tiendrait une place centrale. Cette idéologie très pernicieuse, équivoque, et floue, sera récupérée sans aucune difficulté par les racistes culturalistes, par la suite. Elle était déjà en elle-même explicitement occidentaliste et discriminante, puisqu’elle promouvait un « ressaisissement » de « l’occident », qui serait menacé structurellement, « à l’intérieur », par le « multiculturalisme ». La critique relativiste de l’universalisme occidental formulée par Huntington, ainsi que ses désirs de médiations interculturelles pour faire cesser les conflits, fondée sur des projections idéologiques abstraites ne tenant jamais compte de faits matériels inégalitaires, sera le moyen idéologique de fonder en droit cette facticité implacable et insupportable, en niant simplement son existence, et de rendre plus impitoyable encore l’universalisme-abstrait occidental (qui n’est pas qu’une « idée ») et les guerres induites par un tel universalisme abstrait. Le racisme occidental anti-arabes, ou anti-musulmans, doit beaucoup, aujourd’hui, à ce genre d'idéologies.
Il semble que l'idéologue Renaud Camus, soutenant désormais des groupuscules d'ultra-droite ultra-violents, théorisant la thèse paranoïaque d'un « grand remplacement » (selon laquelle la France serait menacée par une « invasion islamique »), s'inscrive à la fois dans le logiciel décliniste d'un Spengler (« déclin de l'occident ») et le logiciel culturaliste d'un Huntington (« choc des civilisations »). On constate ainsi que ces logiciels n'ont aujourd'hui rien d'anodin, et qu'ils peuvent dévoiler une extrême violence. Ce qui sera effrayant, aujourd'hui, sera de voir que ce thème de Renaud Camus, développé abondamment par l'ultra-droite de rue, pourra être banalisé ici ou là : Alain Finkielkraut, en 2017, dialoguait de façon courtoise avec ce Renaud Camus, sur France culture ; Laurent Wauquiez, en France, diffuse à grande échelle ce thème de la menace d'un « grand remplacement ». Ces tendances françaises traduisent des structures nationalistes plus générales, qu'on peut retrouver dans toujours plus de pays, au sein du capitalisme globalisé.
Concernant l'extrême droite antisémite et raciste-coloniale française (issue du GRECE, donc de l'Action française et du collaborationnisme), on songera à l'idéologue Alain de Benoist, aujourd'hui invité cordialement à France culture, ou à Science-po Paris, lequel se dit « cosmopolite », mais défend d'abord, via son ethno-différentialisme, le droit qu'aurait l'Europe blanche traditionnelle d'envahir et de détruire, conformément à sa « tendance invasive » naturalisée. Historiquement, il défendit, en toute logique, l'Algérie dite « française », et l'apartheid en Afrique du sud. Son pseudo-cosmopolitisme est bien un racisme culturaliste structurel.
On l'a vu, ce racisme « culturaliste » ne se distingue pas absolument du racisme biologisant, lequel le structure encore en dernière instance (par exemple, le darwinisme de Haeckel se dissimule derrière la différenciation des « degrés de développement », chez Gustave Le Bon).
A travers le phénomène du racisme « culturaliste », on semble reconnaît le développement de cultures « autres », mais celui-ci est encore dissocié de la sphère de la valorisation occidentale, au profit d'un « faux évolutionnisme » pernicieux. Les cultures « autres » en seraient restées à des stades antérieurs de développement. Les diverses modernisations de rattrapage devraient ainsi combler les retards accumulés. A travers cette idéologie, n'est jamais thématisé le fait que cette dissociation primordiale a supposé, en amont, des massacres et des relations de tutelles insupportables. Surtout, le critère de « développement » qui est supposé distinguer divers degrés de « croissances » renvoie essentiellement aux catégories capitalistes de base qui ont émergé d'abord dans le monde occidental (marchandise, travail abstrait, valeur, argent), si bien que ces différenciations reposent sur une homogénéisation ethnocentrique de base, indissociable de la réalité coloniale génocidaire.
e) Un antiracisme anticapitaliste et conséquent
Frantz Fanon indiqua, en 1952, dans le chapitre 5 de Peau noire, masques blancs, que « le » ou « la » « noir-e », comme être « différent » (« non-blanc »), fut essentiellement une invention de certains blancs, qui s’étaient d’abord eux-mêmes assignés à la « race blanche », « conquérante », pour mieux racialiser, de façon dévaluante, le reste de l’humanité, qu’il s’agissait de coloniser en toute « légitimité idéologique ». L’individu qui se vit comme « noir », dit Fanon, n’est plus reconnu par lui-même, il n’est plus un pour-soi, au sens hégélien, en tant que « noir », mais il sent qu’il n’est défini en tant que tel plus que par l’autre qui le soumet et l’assigne négativement, qui le considère comme une chose, comme un instrument, comme un en-soi : il est « enfermé dans une objectivité écrasante », et il « implore autrui », dès lors, pour qu’il le fasse un jour exister comme personne humaine, vivante, complexe, dynamique, et non comme « identité » figée, réductrice, restrictive et dévaluée.
Fanon, ici, de façon très poignante, décrit, sur un plan psychologique, la domination raciste imposée par l'ordre colonial. L'indigène, le colonisé, comme grand « autre », est renvoyé à une pure matière à soumettre, à un pur « en soi », à un pur objet informe à discipliner. Il n'est pas un « sujet humain » pourvu de projet et d'intentionnalité, il n'est plus qu'une chose, qu'une matière première qu'on dispose là, pour qu'il développe sa fonction.
Dans le chapitre 1 des Damnés de la terre, il dira : « La société colonisée n'est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d'affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n'ont jamais habité, le monde colonisé. L'indigène est déclaré imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Elément corrosif, détruisant tout ce qui l'approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. »3 Ici, Fanon évoque les valeurs morales, mais il pourrait aussi bien évoquer la valeur marchande, plus primordiale. Le colonisé est soumis à la forme-sujet blanche et occidentale, et à sa forme-valeur. Il est davantage matière première que « sujet de valeur ». On le dissocie ainsi de la « culture » et de la « rationalité » développée de la « civilisation ». La manière dont on exclut l'indigène de toute valeur morale dérive de la manière dont il est d'abord dissocié de la forme-valeur. Il devra pourtant servir le procès de valorisation, comme simple « matière » dévaluée. Le colonisé est soumis aux catégories de marchandise, d'argent, de travail et de valeur, il contribue à leur développement, mais il est aussi dissocié de cet ordre qu'il fait pourtant fonctionner. La négation de sa valeur « morale » dérive de cette dissociation plus primordiale.
Certes, stratégiquement, les individus soumis au racisme, les individus assignés de la sorte, devront s’unir sur la base de cette assignation, mais ce sont d’abord des intérêts matériels qui les unissent désormais, et non des intérêts identitaires qui seraient relatifs à l'identité négative et immuable que les « civilisateurs » auront déterminée pour eux. Leurs luttes préparent un monde où de telles assignations, de telles séparations contingentes, qui sont le produit des dominateurs et des destructeurs, auront disparu : la victoire de la lutte contre le racisme abolit les catégories de « noir », de « blanc », de « race », et, aujourd’hui, de « culture organique », comme catégories matériellement agissantes, construites par la domination, pour entretenir la domination.
f) Le développement global des synthèses sociales marchandes occidentales.
Les mouvements de décolonisations, au XXème siècle, abolissent des formes d'ingérences et de dépossessions collectives structurelles. Mais des tutelles d'ordre juridique, social, et économique sont maintenues. C'est bien dans ce contexte post-colonial que le racisme « culturaliste », comme structure d'obnubilation et de refoulement, put se développer complètement. D'autant plus que l'horreur nazie avait dévoilé l'horreur de tout racisme biologisant, devenu « inacceptable ».
En introduisant la forme-marchandise et la forme-valeur, via le commerce et les colonisations, partout dans le monde, la gestion occidentale du capitalisme a introduit ses critères formels d'évaluation du « social », de la « productivité », du « développement », partout dans le monde.
Le capitalisme occidental, d'abord européen, suite à une violence expropriatrice, invasive et génocidaire originaire, mais aussi via le commerce international, détermine les principes, règles, et catégories, d'un système de production et de compétition sociale qui devront être appliqués ensuite partout ailleurs. Cela étant, les gestionnaires coloniaux seront aussi toujours moins conscient de telles déterminations, dans la mesure où leurs instruments de gestion, toujours plus impersonnels, tendent toujours plus à échapper à leur contrôle.
Les pays décolonisés, après le départ des colons, seront néanmoins, désormais, insérés dans un système de l'économie marchande globale dont les règles et catégories sont issues de l'ordre colonisant. Ils doivent participer à la compétition capitaliste internationale, pour simplement survivre économiquement, c'est-à-dire à la compétition qui se développera selon les critères initiés par l'ordre invasif et colonisant qui les a dépossédés. Ils sont contraints (pour ne pas disparaître) de participer à l'ordre marchand globalisé issu de la domination des colonisateurs, et de se soumettre à ses structures totalisantes, si bien qu'ils restent soumis à cet ordre colonial, même après les décolonisations formelles.
La colonisation a produit des phénomènes de dépendances matérielles à l'égard des métropoles, ainsi que des formes de spécialisations fonctionnelles des économies locales. Après la décolonisation, ces faits deviennent des désavantages considérables dans la compétition capitaliste globale, mais les règles formelles du marché, et les standards de productivité, s'imposeront pourtant à toutes les économies nationales, indistinctement, et de la même manière. Face à cela, des inégalités objectives s'aggravent.
La diffusion globale des catégories de la valeur et du travail abstrait fait que cette logique d'appropriation violente et d'expropriation finit elle aussi par s'exporter, de façon autonome, et automatique, au fil du commerce global, des invasions et exclusions diverses, et des oppositions économiques ou « géopolitiques » transnationales. Les centres européens, puis états-unien, ne constituent plus les seules pôles de la gestion globale de la valeur. Des nouveaux pôles d'opposition centres/périphéries se constituent progressivement, développant à leur tour des nouvelles logiques invasives, et des nouvelles formes de réifications, de dissociations (Brics, etc.). Chaque structure nationale, en outre, se meut dans la dialectique du particulier et de l'universel-abstrait, favorisant des formes de racismes et d'assignations diversifiées.
g) L'évolution de la logique de la valeur raciste-coloniale
Après les décolonisations formelle, la spécialisation de nombreuses économies périphériques est maintenue, même si ces économies locales se complexifient. L'accès aux ressources de base, à l'éducation, au soin, dans ces situations, pour toujours plus d'individus, est toujours plus difficile. Des économies entières sont réduites à l'extraction de ressources exportées vers les centres, et perdent toute autonomie. Au plus les « technologies de pointe » se développent dans les centres urbains économiques, au plus la productivité industrielle s'accélère, au plus ces logiques se confirment.
La logique de rationalisation de la production industrielle que nous avons décrite dans la première partie, liée à l'évolution du temps de travail socialement nécessaire, signifie bien une barbarisation de la division internationale du travail.
Ainsi, pour donner un exemple contemporain, on verra que, comme le montre Fabien Lebrun4, le capitalisme numérique favorise une guerre interminable en République Démocratique du Congo, se déroulant depuis 1996. En effet, l'industrie numérique y pille les minerais (comme le coltan) indispensables à la fabrication des gadgets électroniques et des machines « connectées ». Le coltan, avec d'autres ressources minières localisées au Congo, apparaît aujourd'hui comme l'une des principales causes de la guerre se déroulant au Congo, dans la mesure où son extraction exacerbe toujours plus les conflits ethniques. Outre le fait d'une exploitation inhumaine et sauvage, on parle ici d'un véritable massacre de masse, et de plusieurs millions de morts.
On constate ainsi que les altercapitalistes, comme Jeremy Rifkin, saluant la « troisième révolution industrielle », en ce qu'elle serait susceptible d' « humaniser », voire d'« éclipser » le capitalisme, ont des propos réellement obscènes. Ces altercapitalistes se focalisent sur le développement d'un certain « progressisme » tronqué au sein des sociétés occidentales, mais ne voient pas que cette « révolution industrielle », au niveau global, induit une barbarisation de la division internationale du travail.
Par ailleurs, il peut certes exister, aujourd'hui, des critiques « écologistes » des industries capitalistes. Mais une critique internationaliste radicale de l'industrialisme, visant l'abolition de la division capitaliste internationale du travail, reste encore à développer, et à radicaliser. Ainsi, concernant la question de l'anti-industrialisme, on constate que les critiques anti-racistes et « écologistes » radicales peuvent singulièrement converger. En outre, dans la mesure où la « troisième révolution industrielle » est aussi à l'origine de la crise du capitalisme contemporain, on pourra dire qu'il existe trois raisons essentielles (anti-raciste, écologique et économique) aujourd'hui pour critiquer l'industrialisme postmoderne.
Les « retards technologiques » des « pays en voie de développement » fondent également une exploitation plus sauvage dans ces pays, et des formes de réductions fonctionnelles générales. Les standards de productivité moyens devenant des moyennes mondiales, les pays ne bénéficiant pas des techniques de productions optimales sont fortement désavantagés dans la concurrence internationale. Les prolétaires industriels de ces pays, sont précarisés et sous-payés, ou encore deviennent « superflus », d'un point de vue capitaliste.
Le statut juridique du « sujet marchand universel », dans la situation post-coloniale, tend à s'homogénéiser globalement. Les conditions impersonnelles de la rétribution et de l'échange de marchandises tendent à être, formellement, les « mêmes » pour tous. Mais cette « égalité » formelle des conditions de l'échange ne tient pas compte, bien sûr, des réductions et désavantages structurels subis par les « périphéries ». La dissociation s'aggrave.
Les guerres pour les ressources perpétuent la logique coloniale. Mais à l'impérialisme d'inclusion succède l'impérialisme d'exclusion. Les zones pillées qui ne sont plus valorisables doivent être simplement exclues du régime de la valeur, et maintenues à distance. On développe de nouvelles guerres, et on tente de maintenir les migrants potentiels hors des frontières des économies nationales des centres de valorisation.
Cette division internationale du travail néocoloniale coexiste avec des divisions économiques et sociales nationales, dans les centres de gestion, spécifiques. Les individus originaires de pays colonisés qui vivent dans ces centres subissent un racisme structurel, dans la mesure où ils restent structurellement dévalués dans le régime de la valeur. Ils continuent à être réduits à une parcelle d'eux-mêmes, lorsqu'ils sont rassemblés dans des zones urbaines périphériques, cantonnés à des fonctions sociales réifiantes, discriminés, ou encore exclus. Ils représentent structurellement, historiquement, une force de travail déqualifiée : si l'on proclame idéologiquement, désormais, « l'égalité des droits », leur réification se poursuit néanmoins structurellement. En outre, les pays dont ils sont originaires restent objectivement soumis à des formes de tutelles et de domination strictes, et sont dits « perdants » dans la compétition globale. Cette situation tend à les dévaluer socialement davantage. Dans le processus capitaliste de crise, lorsque le travail devient toujours plus précaire ou inutile dans les centres urbains, cette dévaluation devient principe de sélection négative, selon une logique nationaliste identitaire durcie. Les arguments idéologiques « culturalistes » viennent masquer des discriminations essentiellement matérielles et sociales, pour mieux les entretenir, et ils masquent et entretiennent également la nécessité pragmatique, pour les économies nationales en crise, d'établir des critères d'exclusion fonctionnels.
Cette dynamique d'exclusion et de sélection s'exporte dans les divers centres de gestion, ou dans les territoires déterminés par la forme-nation.
L'impérialisme d'exclusion crée des conflits et des conditions devenues invivables, sur les territoires en guerre. En rejetant ou en excluant structurellement les populations demandant un accueil, ces centres rendent très manifeste la logique dialectique de la dissociation raciste : ils se dissocient désormais des désastres qu'ils causent, et imposent des structures juridiques formelles impersonnelles aux victimes de leurs structures de domination. Ils sont eux-mêmes tellement dépossédés par leur gestion, et par l'automatisation de leur « valeur » en procès, qu'ils ne veulent même plus apercevoir leur responsabilité structurelle. Ils responsabiliseront, abjectement, des individus qui sont dans un total dénuement, du fait de cette « valeur », pour les exclure ou les laisser mourir. Aux crimes colonial et néocolonial se surajoute, aujourd'hui, avec la stigmatisation et l'exclusion des migrants, le crime de la non-assistance à personne en danger, et mise en danger... par soi-même.
D'un point de vue « psychologique », on pourrait dire aussi que, ce que ne supporte pas, également, le « type » colonial-raciste, lorsqu'il est confronté à un enfant d'immigré réifié, ou à un migrant fuyant des conditions invivables, c'est le reflet de sa propre barbarie, qui se manifeste de façon explicite dans le vécu de ces personnes. Il exprimera son accablement, et sa culpabilité latente et insupportable, de façon clivante et clivée, en rejetant de façon encore plus violente ces personnes qui sont le témoignage vivant de l'inhumanité de son « héritage ». Lorsque Renaud Camus, en France, compare l'immigration contemporaine à une « invasion », on constate qu'il inverse au sens strict la relation. Ces idéologues, qui traduisent un ethos national de crise, sont désormais incapables d'apercevoir l'invasion coloniale de principe, et deviennent incroyablement inhumains et hébétés, pour ne plus avoir à assumer consciemment l'héritage génocidaire.
La xénophobie intra-européenne peut avoir des sources historiques différentes. Par exemple, le travailleur polonais, ou italien, pour un français, a pu représenter à un moment donné une force de travail dévaluée. Le coût de cette force de travail étant bas, ce travailleur étranger représentait un concurrent gênant. Mais ces considérations pratiques ne sont pas suffisantes pour expliquer de tels préjugés. On va le voir, la forme-nation put également impliquer une logique d'auto-racialisation, élucidant au moins partiellement ces réflexes xénophobes.
h) La logique d'auto-racialisation
Comme le montre Justin Monday dans son article « La double nature du racisme »5, le racisme moderne ne dérive pas simplement de la colonialité, et de la racialisation d'un grand « autre » colonisé. Pour expliquer par exemple la biologie et l'hygiène raciale nazies, d'autres concepts seront nécessaires. Mais aussi pour élucider les diverses formes de racismes qui se basent sur la forme-nation en crise.
La biologie raciale nazie, associée à des formes d'eugénisme et à l'euthanasie, transforme les rapports de dissociation. Ici, ce n'est pas l'image de l'autre qui est au centre mais l'image de soi en tant que race. Toute la société est donc, dans ce racisme (qui est un racisme de crise) dans un rapport racial. Le souverain s'auto-racialise : on ne part plus de l'image de l'autre, comme dans la racialisation coloniale, mais on part de l'image de soi, à titre de « race pure » à préserver. On niera ainsi les « qualités raciales » des individus exclus de cette communauté, ou « dégénérescents » (comme les personnes handicapées).
A travers la dynamique d'auto-racialisation du « dominant », il s'agit aussi de savoir qui est constitué pour être sujet du droit et qui ne l'est pas. Mais cette constitution d'un « sujet de droit » traduit une manière de déterminer des qualités ontologiques. Plus profondément, l'auto-racialisation traduit le désir de conserver une « culture », conçue comme race organique. Dans le contexte allemand, l'idéologie völkisch développe ces tendances.
Dans le contexte nazi, cette auto-racialisation inclut l'euthanasie, l'eugénisme et l'antisémitisme. Mais elle renvoyait aussi à une conception patriarcale de la féminité (assignée à la gestation), ainsi qu'à des conceptions hostiles aux homosexuels (assignés à une sexualité « non naturelle »).
Du point de vue de la forme-sujet coloniale, on peut dire que c'était une tare d'appartenir à la « race », au déterminé, au non-libre : on restait ainsi prisonnier de la nature, ou culturellement déterminé.
Mais du point de vue de l'auto-racialisation qui émerge sur des bases « völkisch », être « de race » devient une distinction, une récompense. En vertu de cette perspective d'auto-racialisation, celui qui est « de race » mérite d'être dominant.
Le sujet auto-racialisé se sacrifie ainsi comme sujet colonial, en s'objectivant lui-même. Il se soumet à la volonté qui a créé la Nation (et qui s'oriente aussi vers son déclin, avec Spengler).
L'auto-racialisation est irréductiblement liée à la crise de la forme-nation moderne et, si elle est une tendance différente de la racialisation coloniale, elle peut néanmoins s'articuler dialectiquement à elle : Fanon, par exemple, dans Peau noire, masques blancs, montrera que sa racialisation en tant que « Noir » suppose la détermination implicite d'une « blanchité » coloniale.
Néanmoins, la dynamique d'auto-racialisation élucide plus spécifiquement le biologisme et le racisme nazis. Dans la dynamique de crise, le souverain s'auto-racialise pour déterminer des formes d'exclusion et d'assignations susceptibles de fonder l'unité organique de la « Nation ». C'est le procès de valorisation nationale en crise qui déterminera une telle logique d'auto-objectivation.
L'auto-racialisation se développe finalement de façon nouvelle, au fil des crises récentes des formes nationales. Elle peut accompagner un certain populisme productif, mais sous une forme « cuturaliste ». Ainsi, le racisme anti-musulmans contemporain ne peut pas s'expliquer exclusivement par le passé colonial. L'appartenance à une « République », à l'universalisme abstrait occidental, dans le contexte d'une crise de la valeur nationale, fonde un principe d'auto-racialisation « culturelle », qui déqualifie une grand « autre », jugé hétérogène à la « Nation ».
i) L'anti-tziganisme structurel de la modernité occidentale
La logique d'auto-racialisation de crise favorise une discrimination sauvage des roms, en Europe occidentale.
Aujourd'hui, en particulier en Italie, en Allemagne et en France, des politiques, des idéologies ou des pratiques explicitement anti-Roms continuent à se développer. Roswitha Scholz, en 2008, faisait état d'une situation inquiétante6 : « Depuis l’entrée de la Roumanie dans l’UE début 2007, fuyant des discriminations qui s’accentuent et une misère extrême qui les frappe tout particulièrement, un nombre croissant de Roms ont trouvé refuge dans la péninsule, où ils vivent à la périphérie des grandes villes dans des conditions là encore déplorables. La réaction de la populace locale est en parfaite harmonie avec celle du gouvernement italien de droite, qui fait appel pour enrayer la « peste tzigane » à des remèdes d’un autre âge : des mesures spéciales auxquelles seul le groupe des Sintis et des Roms est assujetti (…). En Allemagne également, agressions du même type et propagande anti-Roms dans les médias affichent depuis le début des années 1990 une nette progression, cependant que l’extermination massive des Sintis et des Roms perpétrée sous le national-socialisme a tendance à se voir relativisée. »
En France, l'idéologie anti-Roms est également bien implantée. En 2013, Manuel Vals s'est exprimé sur la « vocation » des Roms. Alors ministre de l’Intérieur, il avait notamment déclaré que ceux-ci « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » : « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. » Il concluait : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».
Poursuivi pour provocation à la discrimination raciale à l’encontre des Roms, par l'association « la Voix des Roms », Manuel Vals a été blanchi le 8 octobre 2017.
L'idéologie anti-tziganes se développe, socialement et matériellement, en Europe parallèlement au racisme-colonial.
Les « Tziganes » apparaissent en Europe centrale au début du XVe siècle. Dès la fin de ce même siècle, ils sont déclarés hors-la-loi. Wulf D.Hund écrit : « « Le stéréotype du Tzigane reçoit sa nuance propre du fait que sa formation coïncide avec l’avènement en Europe centrale de rapports territoriaux-étatiques et d’une mentalité économique de type capitaliste. Les éléments non sédentaires de la population passent alors pour politiquement incontrôlables et économiquement improductifs. C’est pourquoi ils sont en butte à l’oppression et aux persécutions du souverain [...]. En même temps, le poids idéologique de la notion moderne de travail, avec sa nette opposition entre travail et oisiveté, leur confère un dynamisme extraordinaire. 7».
Scholz : « Jusqu’au siècle des Lumières, l’image des Tziganes suivit grosso modo l’évolution de celle des mendiants, vagabonds et autres « brutes » itinérantes. Puis, le XVIIIe siècle vit le stéréotype du Tzigane prendre une coloration franchement raciste. Comme chacun sait, à cette époque s’installa l’idée selon laquelle seule la « race blanche » était apte à la civilisation. Les « Tziganes » furent relégués au rang de « race primitive » et Kant déclara que la « couleur indienne » de leur peau indiquait à elle seule qu’ils n’avaient aucune disposition pour le travail. (…) Dès le milieu du XIXe siècle, on constitua systématiquement des dossiers sur les « Tziganes ». A partir du début du XXe siècle, on s’efforça d’enregistrer tous les Sintis et les Roms, en les photographiant et en prenant leurs empreintes digitales. En 1926, la loi bavaroise de « lutte contre les Tziganes, les trimardeurs et les rebelles au travail » entra en vigueur, d’après laquelle tout Sinti ou Rom n’ayant aucun emploi régulier était envoyé passer deux ans entre les murs d’une « Arbeitanstalt », c’est-à-dire une workhouse. Vint le national-socialisme ; sur fond de préjugés racistes, on partit du principe que les « Tziganes » n’étaient de toute façon plus « de race pure », à en croire le célèbre « tziganologue » nazi Robert Ritter. (…) Himmler mit en œuvre en 1938 la « solution définitive à la question tzigane », une solution déclarée « conforme à la nature de leur race ». Au reste, il suffisait désormais d’avoir un seul arrière-grand-parent « tzigane » pour être qualifié de « demi-Tzigane ». Le meurtre systématique des Sintis et des Roms démarra dans la foulée de l’agression de la Pologne en 1939. (…) Il fallut attendre 1963 pour voir annulé un arrêt de la cour de justice fédérale datant de 1956, selon lequel Sintis et Roms ne faisaient l’objet de persécutions racistes que depuis 1943 au lieu de 1938 (en fait, l’arrêt ne prenait en compte que les poursuites expressément racistes et non celles invoquant l’« asocialité »). Dans les années 1980, tandis que d’un côté, il faut bien le dire, on s’arrangeait pour ne pas redonner la citoyenneté allemande à bon nombre de Sintis et de Roms, de l’autre on publiait de nouvelles directives et on accordait quelques maigres indemnités. Et encore, ces indemnisations ne furent obtenues qu’à force de manifestations de protestation des Sintis et des Roms, manifestations qui leur permirent du même coup d’être reconnus en tant que minorité ethnique en Allemagne. (…) Dans le processus de crise actuel, le syndrome anti-Roms est de retour. Derrière les guerres civiles et la « guerre pour l’ordre mondial » (Robert Kurz), il y a notamment des Sintis et des Roms broyés dans des conflits ethniques, comme l’explique dans son livre l’un de leurs représentants : « Ayant été chassés de l’endroit où ils vivaient, de nombreux membres de notre minorité se voient contraints de s’entasser dans des ghettos où les conditions de vie sont inhumaines. Là, ils sont livrés sans défense aux agressions à caractère raciste, lesquelles peuvent aller jusqu’au pogrom. Il n’est pas rare que la discrimination frappant les Sintis et les Roms provienne des pouvoirs publics eux-mêmes : police, justice» (Romani Rose, Der nationalsozialistische Völkermord an den Sinti und Roma). (…) Les mesures prises par l’administration de crise, qui relèvent typiquement de l’anti-tziganisme mais visent tout le monde, se combinent ici à une idéologie de masse anti-Roms. Plus les classes moyennes voient s’approcher la menace de déchéance, plus elles reconnaissent leur propre visage dans le prototype du superflu et du proscrit des sociétés européennes, c’est-à-dire le « Tzigane ». Tout comme on peut parler d’un antisémitisme structurel, qui se manifeste notamment par la critique des marchés financiers et le fantasme d’une conspiration mondiale où il n’est même pas question des Juifs, il y aurait lieu également d’évoquer un anti-tziganisme structurel lorsqu’à travers la peur de notre propre chute, de notre déclassement, de notre glissement dans l’asocialité et la criminalité, c’est implicitement le stéréotype du Tzigane qui est à l’œuvre, quand bien même les « Tziganes » ne sont pas mentionnés. Dès qu’il s’agit de passer de la discrimination sociale à l’exclusion raciste, le stéréotype du Tzigane se révèle tout à fait idoine. 8»
j) L'antisémitisme structurel de la modernité capitaliste
L'antisémitisme moderne structurel pourra s'expliquer par une tendance paranoïaque qui tente de personnifier une domination essentiellement impersonnelle. Dans le cadre germanique « völkisch », il dérive également de la logique d'auto-racialisation, déjà mentionnée.
Comme le montre Postone dans son article « Antisémitisme et national-socialisme », la réaction nationaliste aux crises induites par le capitalisme se mondialisant consiste souvent à revaloriser la dimension « concrète » de l’économie marchande. Les idéologues nationalistes qui déplorent la « dissolution » des traditions nationales et de la culture nationale, ou encore du « tissu social » national, dénonceront la dimension abstraite de la structure marchande (finance, argent) au nom de la défense de sa dimension concrète (économie « réelle », capitalisme industriel national). Ils semblent eux aussi de ce fait « critiquer » le fétichisme marchand : ils déplorent le fait qu’une « seconde nature » unidimensionnelle, abstraite, soumise au calcul et à la quantité, se surajoute à la société « concrète », pour la « dominer ». Mais en réalité, ils sont eux-mêmes des fétichistes éminents, pour deux raisons :
-
ils tendent à personnifier cette dimension abstraite de la structure marchande, en assignant « le » Juif à l’abstraction de la valeur (argent, finance, etc.) ;
-
ils idéalisent la dimension « concrète » (nationale) du capitalisme, en voulant la « préserver », alors qu’elle est elle-même déjà une abstraction, indissociable de l’abstraction de la « seconde nature » qu’ils tentent de critiquer confusément
L’antisémitisme est structurel dans la modernité, de même que le conspirationnisme antisémite, de ce fait : puisque la dynamique des capitalismes nationaux est une dynamique de crise, puisque ces crises suscitent des réactions nationales désireuses de « préserver » le côté « concret » (idéalisé) des économies nationales, et puisque ces réactions nationales tendent historiquement à personnifier le côté abstrait du capitalisme global en assignant « le » Juif à cette dimension abstraite, jusqu’à aujourd’hui, alors l’antisémitisme est bien une structure politique et sociale indissociable de la modernité.
« Le » juif est dissocié de façon spécifique par l'idéologie antisémite moderne. Comme principe abstrait, il serait dissocié du capital productif national, qu'il menacerait. Il sera lui aussi assigné à des déterminations sensibles comme la rapacité, la fourberie, la ruse, le mensonge. Il s'opposerait en cela à la « rationalité » marchande nationale, supposée « viable » et « saine ».
On notera, aujourd'hui, le succès grandissant, en France, de l'antisémite radical Alain Soral, en particulier depuis la crise de 2008 (il totalise aujourd'hui près de 8 millions de pages vues par mois, sur son site Internet, Egalité et Réconciliation). Alain Soral a republié une édition non-critique de Mein Kampf, en 2016, et prône un « retour » à la politique économique allemande des années 1930.
On fera remarquer également que l'idéologue d'extrême droite Renaud Camus commença, dans les années 2000, par développer des thèses antisémites, en accusant les médias d'être « juifs ». Puis dans les années 2010, il dénonce quelque « invasion musulmane ». On constate alors que l'antisémitisme structurel et le racisme anti-musulman sont susceptibles de renvoyer à une même idéologie cohérente. L'auto-racialisation de crise, ici, joue un rôle fondamental.
Soral et Renaud Camus, ici, dévoilent un ethos nationaliste de crise qui n'est pas exclusivement français, mais qui tend à se généraliser, au sein des diverses nations dont la valeur est en crise.
k) Le négationnisme structurel de la modernité capitaliste
Pour finir, on notera que la dissociation raciste implique structurellement le négationnisme, aujourd'hui. Les centres urbains capitalistes ne peuvent assumer l'héritage colonial génocidaire. La colonisation devra apparaître comme un accident contingent, extérieur à la modernité. Ou alors, de façon plus cynique, on considérera les « bienfaits » de la colonisation, selon un négationnisme « optimiste ».
Par ailleurs, les « devoirs de mémoire » « officiels » n'empêchent pas ce négationnisme. Ils n'empêchent pas le fait que des structures étatiques-nationales néocoloniales soient maintenues, et que donc aucune leçon n'est tirée pratiquement de l'histoire. Ils n'empêchent pas le développement des capitalismes nationaux, qui induit des crises systémiques, qui induit une logique d'auto-racialisation, et qui induit ainsi l'aggravation de l'antisémitisme structurel de la modernité, ou encore, l'aggravation d'une idéologie anti-Roms, et de diverses formes de xénophobies nationalistes.
Dans ce contexte, certaines formes négationnistes sont favorisées , à un niveau désormais « légal » et institutionnalisé. Par exemple, un rapport américain (issu du cabinet Cunningham Levy Muse) montrait en 2017 que la France avait fourni des armes aux responsables du génocide rwandais (1994), et les avait protégés. Il se trouve que cette République française, le 15 septembre 2017, a refusé d'ouvrir ses archives d'Etat relatives au génocide rwandais. La loi française est donc susceptible de défendre une position négationniste, dans le contexte d'une dissociation raciste-coloniale très explicite. Dans une situation de crise socio-économique nationale, la France tente ici de protéger, de façon négationniste, un roman national, pour entretenir le narcissisme identitaire indispensable à la productivité générale de la « nation ».
On songera également à toutes ces publicités colorées et souriantes, à tous ces divertissements, à toutes ces applications « sympathiques », à toute cette sociabilité connectée, qui accompagnent dans nos sociétés urbaines les produits numériques, et on constatera finalement que les structures impersonnelles du spectacle associent le ludique et le rire décomplexés à un massacre de masse se déroulant sous nos yeux (le « divertissement » numérique face à la réalité socio-politique du Congo).
De façon générale, on peut faire remarquer ici que la structure du fétichisme marchand, puis ensuite celle du spectacle développant ce fétichisme, sera un facteur systématique d'aggravation du négationnisme tendanciel. En effet, le fétichisme marchand renvoie au fait que la complexité de l'organisation matérielle de la valorisation marchande, mais aussi l'histoire effective de cette organisation, est masquée par la valeur obnubilante des marchandises, qui ne semble plus que désigner un phénomène immédiatement visible dans la consommation (la valeur d'usage immédiate du produit). Ainsi, quand le spectacle développe ce fétichisme, une image promotionnelle, ou publicitaire, sera susceptible de représenter cette valeur ou cette « marchandise » immédiate et obnubilante, détournant les attentions de telle sorte qu'on ne pourra plus considérer la réalité effective de l'exploitation, au niveau de la production, rendant possible la marchandise. Dans la mesure où cette réalité de l'exploitation, au niveau global, suppose historiquement les crimes racistes, et encore aujourd'hui, non seulement une soumission de peuple entiers, des enfants mêmes mis au travail, mais aussi des guerres structurelles, des meurtres de masse, alors le fétichisme marchand qui continuera à masquer cette réalité insupportable favorisera bien un négationnisme tendanciel, dans la mesure où ces faits tendront bien, à travers lui, à être niés. Cette négation ne signifie pas nécessairement qu'on les ignore purement et simplement, ou qu'une humanisme larmoyant ne les « déplore » pas, mais elle signifie plutôt que ces faits ne posent pas structurellement problème, sont entretenus systématiquement, et sont recouverts, malgré leur thématisation ponctuelle, par une masse d'images impersonnelles et standardisées les banalisant, les dédramatisant, ou les rendant idéologiquement « secondaires ». Plus qu'une simple structure d'obnubilation, le fétichisme marchand devient finalement le soutien matériel de la société existante.
Un devoir de mémoire effectif supposerait une praxis révolutionnaire effective. En effet, le devoir de mémoire effectif dit d'abord : « plus jamais ça ». Ce devoir de mémoire engage donc une action collective réelle, aujourd'hui, si les structures matérielles qui ont rendu possibles « ça », ou le désastre qu'il thématise, sont des structures encore agissantes, aujourd'hui. Le devoir de mémoire qui demeure auprès des génocides coloniaux engage une praxis révolutionnaire qui doit venir abolir le capitalisme raciste, pour que le désastre qu'il cible n'ait plus aucun avenir. De même, le devoir de mémoire qui demeure auprès de la Shoah engage une praxis révolutionnaire qui viendra abolir le système moderne de la valorisation, nationale et globale, impliquant un processus de crise paranoïaque et meurtrier, pour que l'horreur qu'il cible n'ait plus aucun avenir.
Finalement, pour éviter de croire qu’une certaine façon d’opposer « deux » devoirs de mémoire dits « antagonistes » serait légitime, on songera simplement aux réflexions de Frantz Fanon à propos des similitudes (incluant certes des mécanismes différents) entre le racisme colonial et l’antisémitisme modernes. Il écrit, dans le chapitre 4 de Peau noire, masques blancs : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère. Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences chacune de mes lâchetés manifeste l’homme ». Et Fanon évoque alors, dans la foulée, la « culpabilité métaphysique » de Jaspers, l’allemand. Culpabilité qui évoque à la fois celle de celui qui porte une identité de colon, et celle de celui qui porte une identité nationale qui a soutenu le « projet » d’extermination des juifs : « Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le monde, et en particulier de crimes commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement… Que je vive encore après que de telles choses se soient passées pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable ». (Jaspers, La culpabilité allemande,)
Avec ces remarques de Fanon, un homme ayant lutté contre le racisme colonial, on comprend à nouveau, aujourd’hui, que les « devoirs de mémoire » tendent à ne plus être mutuellement exclusifs : au contraire, occulter l’un, c’est mutiler l’autre, et toutes les victimes de ces génocides, finalement, subissent la même occultation désastreuse. Avec ces remarques, les manières dont les idéologies racistes, antisémites, ou identitaires européennes instrumentalisent les conflits au Moyen-Orient pour traiter de sujets « nationaux » « européens », tendent à perdre toute légitimité. Et les situations conflictuelles peuvent apparaître à nouveau dans leurs dimensions structurelles, complexes, mais aussi spécifiques.
1Cf. El Kenz David, Encyclopédie des violences de masse, Sciences Po, Paris 2010
2Cf. Borah et Cook Sherburne, 1971-1979
3Fanon, Les damnés de la terre, p. 44
4Cf. Lebrun, Fabien, « Le Congo (RDC) : un génocide au Xxème siècle. D'un massacre de masse déterminé par l'industrie numérique », paru dans : Illusio, 2017, Le bord de l'eau.
5Monday, Justin, « La double nature du racisme », in : Exit 11
6Cf. Scholz, Roswitha, « Déchets parmi les déchets. Les Roms et nous ». Paru dans la revue Phase 2, n°29, septembre 2008.
7Wulf D. HUND, « Romantischer Rassismus : Zur Funktion des Zigeunerstereotyps », in W. D. HUND (éd.), Zigeunerbilder. Schnittmuster rassistischer Ideologie, Duisburg, Unrast, 2000, p. 20
8Cf. Scholz, Roswitha, « Déchets parmi les déchets. Les Roms et nous ». Paru dans la revue Phase 2, n°29, septembre 2008.
Soin, réparation, attention.
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Une pub "fun" pour Samsung. Le négationnisme spectaculaire structurel (l'industrie numérique spectaculaire-marchande face à la réalité socio-politique du Congo - RDC)
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RDC : Amnesty dénonce l'exploitation d'enfants dans les mines de cobalt - JeuneAfrique.com
Selon un rapport rendu public mardi par Amnesty International et Afrewatch, des enfants travaillent dans des "conditions périlleuses", aux côtés des adultes, pour l'extraction du cobalt dans le sud