Sommaire
1) Les déterminations générales de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur (Scholz, Kurz, Vogele)
2) L'aggravation de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
3) Les assignations sexuelles inhérentes à la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
4) L'homophobie structurelle de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
5) Foucault, critique inconscient de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
6) La psychanalyse bourgeoise au sein du développement de la dissociation sexuelle-patriarcale
7) La subsomption des individus sous la valeur « familialiste »
8) Une écologie naturaliste tendanciellement patriarcale, homophobe et transphobe. L'aggravation du refoulement de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
a) Les déterminations générales de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
Robert Kurz, dans son Schwarzbuch Kapitalismus.1, indique les enjeux fondamentaux, ainsi que la genèse, de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur : « L’équation femme = nature et homme = culture, dont les premiers débuts remontent au bas Moyen Âge et au protestantisme, est devenue un topos de l’idéologie masculine capitaliste, la « culture » représentant les abstractions sociales vides de l’argent (…) Avant le début de la modernité capitaliste (dont les tout premiers débuts remontent à la Renaissance), quand l’économie basée sur le marché et l’argent ne jouait encore qu’un rôle marginal, la reproduction matérielle et économique était concentrée essentiellement sur les foyers des paysans, des artisans et des propriétaires terriens. Dans ce cadre, les différents sexes étaient en charge de domaines délimités et jouissant plus ou moins des mêmes droits ; le modèle patriarcal se limitait à la représentation sociale extérieure de ce foyer. En revanche, avec le déchaînement de l’économie monétaire, on a vu se développer une «économie dissociée» au-delà du foyer – non pas pour satisfaire de nouveaux besoins, mais précisément en tant que fin en soi abstraite (à l’origine pour les «besoins» des machines militaires proto-modernes), à laquelle les producteurs immédiats furent soumis par la force. Le système moderne de la production marchande, alias le capitalisme, créait donc, pour la première fois à grande échelle sociale, quelque chose comme une « économie publique » qui, à ses débuts, était imbriquée dans le développement militaire – et c’est aussi pour cela qu’elle devenait structurellement « une affaire d’hommes ». Les femmes durent alors se contenter du « reste » – secondaire – de l’ancien foyer avec tous les aspects émotionnels qui y étaient liés et que les sujets de la concurrence masculins émergents considéraient comme inférieur. La dégradation aggravée de la femme à l’époque moderne et la dévalorisation des producteurs immédiats sont donc les aspects réciproques d’un seul et même processus, liés de manière structurellement inséparable à l’économie autonomisée de l’argent et de la concurrence. »
La valeur-dissociation renvoie à une forme universelle-abstraite, à un principe synthétique totalisant le social, par lequel une gestion particulière et située s'arroge toute l'humanité possible, pour se dissocier tendanciellement du « reste » des individualités, et pour finalement dissocier ce « reste ». Une forme-sujet s'arroge la totalité, pour totaliser le social, avec des catégories rationnelles et homogènes, et dissocie un « contenu », une « matière », dite « irrationnelle ».
Ici, « l'humain universel », ou le gestionnaire, développant les catégories abstraites marchandes, est le sujet masculin marchand de la concurrence, calculant et organisant le « social » : la sphère publique développant l'automouvement de la valeur, même si elle dépend d'elle matériellement, dissocie néanmoins fonctionnellement une sphère privée, domestique, « non-masculine », négativement définie comme « nature », ou comme « non-culture ». Cette sphère publique masculine « reconnue », censée définir « l'humain se développant comme humain », repose sur la réduction, l'assignation, et la dévalorisation de la sphère privée « féminine », dans le même temps où elle dépend d'elle structurellement, socialement et matériellement.
Kurz ajoute : « De fait, la femme se voit ainsi cantonnée non seulement à la sphère privée et familiale, et donc rendue responsable d’activités capitalistiquement insaisissables (« les tâches domestiques ») et de « fonctions compassionnelles » (éducation des enfants, soins apportés aux personnes âgées, etc.), elle devient également la représentante de prétendus « aspects naturels ». Et par là aussi une nuisance structurelle, car sa simple existence rappelle constamment au sujet autocrate de la concurrence qu’il existe quelque chose dans le monde qui se soustrait à la prétention totalitaire de la fin en soi capitaliste, quelque chose qui occasionne des dépenses et cause des ennuis. À l’époque de Sade, ce problème n’était pas encore socialement généralisé ; il concerna d’abord la bourgeoisie possédante et la noblesse intégrée dans l’économie financière, c’est-à-dire les familles mêmes des sujets dominants. Tant les « travailleurs pauvres » que leurs propres femmes et enfants leur apparurent tout à coup comme « matériau » d’une « nature » à domestiquer sous la forme d’une « non-nature » encombrante. Les femmes et les « travailleurs pauvres » doivent donc être éduqués de la même façon pour se soumettre au sujet masculin de la concurrence, comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau dans son roman d’éducation Émile : « Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. » » (Ibid.)
Kurz complexifie ici les relations dissociées. On le voit, c'est d'abord dans la sphère bourgeoise que la dissociation patriarcale de la valeur s'insinue. C'est d'abord la femme du bourgeois, ou du possédant, qui est séparée fonctionnellement de la sphère publique de la valorisation. Elle subit alors une dissociation analogue à celle que subit le travailleur pauvre. Le travailleur pauvre constitue ainsi lui aussi, initialement, une matière dite « irrationnelle » que le sujet masculin-bourgeois de la concurrence doit encadrer, structurer, discipliner, en vue de la production. On peut alors comprendre de façon plus précise cette notion moderne, et historiquement déterminée, de « nature », qui semble pouvoir définir initialement, tant les femmes assignées dans le foyer bourgeois que les travailleurs exploités.
Marx le dit dans le chapitre 1 du Capital, le travail abstrait, substance de la valeur, suppose un réduction épistémologique : pour identifier l'unité abstraite d'un travail humain « en général », il faut réduire tous les travaux particuliers humains à une pure dépense physiologique indifférenciée de nerfs, de muscle, de cerveau, etc. Pour que le travail soit travail abstrait quantifiable, susceptible de déterminer la substance et la grandeur de la valeur, il faut le réduire à une pure dépense énergétique, physiologique, indistincte. La « force de travail » créatrice de valeur, quant à elle, comme pure force physiologique indistincte, relève de cette réduction. Ainsi, lorsque commence à se développer le système marchand et bourgeois, les travailleurs eux-mêmes sont toujours plus réduits à une pure force énergétique abstraite, qu'il s'agira de maîtriser. Le « travailleur pauvre » évoqué par Kurz, est bien une « nature » ou une « matière » à structurer, à encadrer rationnellement, en tant qu'il devient toujours plus une pure dépense énergétique indifférenciée, dont il faut organiser rationnellement le développement, et dont il faut calculer le temps, abstraitement conçu.
Il se trouve que les femmes, et d'abord les femmes issues de la classe possédante, dans la modernité capitaliste, subissent elles aussi une réduction « naturalisante » de ce type. Les fonctions compassionnelles, les tâches domestiques, qui réduisent le « féminin », sont censées se développer sur la base d'une pure disposition « naturelle » abstraite et indifférenciée du « féminin », a priori « informe » et « irrationnelle », que la gestion masculine doit disposer et encadrer rationnellement. L'activité domestique des femmes n'est pas productrice de valeur. Précisément, elle est hors de la sphère du travail abstrait, et c'est en cela qu'elle est dissociée. Mais elle est néanmoins une condition sociale indispensable du procès de valorisation. En cela, dans le même temps où cette activité féminine ou ces « qualités » féminines sont dissociées de la sphère publique de la valorisation, elles doivent néanmoins rester soumises à ses injonctions et évaluations réductrices, dans la mesure où leur dissociation fonctionnelle devient une condition indispensable au bon fonctionnement du procès de valorisation. Dès lors, la sphère bourgeoise masculine-gestionnaire qui tend toujours plus à réduire l'activité productive des exploités à une pure dépense énergétique indifférenciée, tendra de la même manière à réduire le « féminin » à une pure énergie « naturelle » informe à structurer, dans la mesure où ce « féminin » à « domestiquer », dans la division des activités productives et reproductives humaines, s'il est exclu de la sphère de la valeur, reste néanmoins un élément fonctionnel nécessaire à cette valorisation, et doit être lui aussi, fonctionnellement, soumis aux réductions inhérentes à cette valorisation.
On notera ici qu'une telle « nature » (qui est une réduction fonctionnelle du contenu des formes rationnelles) n'a absolument rien de « naturel », en tant qu'elle n'est pas « éternelle », ni transhistorique, et qu'elle est socialement construite, en vue d'exigences matérielles fonctionnelles. En effet, il est d'abord évident que la pure réduction fonctionnelle des travaux productifs humains à une dépense physiologique indifférenciée renverra à l'exigence sociale de la valorisation. En outre, la réduction moderne du « féminin » à une « nature » indistincte relève d'exigences sociales analogues, dans la mesure où les « qualités domestiques et affectives » du « féminin », si elles sont exclues de la sphère de la valeur, doivent néanmoins désormais être soumises aux exigences fonctionnelles de cette valeur. La conception très moderne d'une « nature féminine », la biologisation des caractères « féminins », l'assignation catégorique à un « sexe » ou à un « genre » « naturels », définis en fonction de critères théoriques formels, sont historiquement très déterminés, construits par un ordre de domination sociale capitaliste déterminé, dépassable et à dépasser.
On ne devra pas subsumer ici le « féminin » dissocié de la valeur sous le travail abstrait, car précisément il est dissocié en tant qu'il n'est pas inséré dans la logique du travail abstrait. Mais on devra constater néanmoins que, en tant qu'il est dissocié du travail abstrait, ce « féminin » est réduit fonctionnellement, par la gestion bourgeoise-masculine, analogiquement, de la même manière « naturalisante » qu'est réduite l'activité productive par le travail abstrait. Cela s'explique par le fait élémentaire que c'est une seule et même gestion bourgeoise-masculine qui structure l'organisation du travail abstrait et le développement de l'activité domestique féminine, avec des catégories formelles analogues, impersonnelles, abstraites, et réductrices.
La réification et la dissociation fonctionnelles et sociales du féminin s'insinuent d'abord dans la classe possédante, mais gagnent progressivement toutes les couches sociales. La logique de spécialisation du travail, s'intensifiant durant la période fordiste, engage aussi un mouvement ambivalent d'« autonomisation » apparente des travailleurs-consommateurs, qui fait qu'ils sont susceptibles d'intérioriser l'opposition entre gestion et production, et de développer un mode de vie, analogiquement, « bourgeois ». Dans cette mesure, la manière dont la sphère de la gestion bourgeoise dissocie fonctionnellement le « féminin », dans le foyer bourgeois, est susceptible de se diffuser dans l'ensemble des foyers privés « non-bourgeois ».
Roswitha Scholz résumera bien l'ensemble des enjeux de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur. Elle est la première théoricienne critique à thématiser toutes ses implications. Elle analysera les choses ainsi :
« Dans le système de la production marchande, il faut aussi pourvoir aux tâches domestiques, élever des enfants et soigner les personnes faibles et malades, qu’il faut donc exécuter des tâches dont la charge incombe habituellement aux femmes
Ce n’est donc pas le seul automouvement fétichiste de l’argent et le caractère tautologique du travail abstrait dans le capitalisme qui déterminent le contexte sociétal global. De fait, ce qui se produit, c’est une « dissociation» sexospécifique, articulée de façon dialectique avec la valeur. Ce qui est dissocié ne constitue pas un simple « sous-système » de cette forme (à l’instar du commerce extérieur, du système juridique, voire de la politique), mais une part essentielle et constitutive du rapport social global. Cela signifie qu’il n’existe pas de « rapport de dérivation » logique et immanent entre « valeur » et « dissociation ». La valeur est la dissociation, et la dissociation est la valeur. Chacune est contenue dans l’autre, sans pour autant lui être identique. Il s’agit des deux éléments essentiels et centraux d’un seul et même rapport social en lui-même contradictoire et brisé, et qu’il faut comprendre au même niveau élevé d’abstraction. (...)
Dans les activités dissociées qui comprennent également, et non en dernier lieu, l’affection, l’assistance, les soins apportés aux personnes faibles et malades, jusqu’à l’érotisme, la sexualité, ainsi que l’« amour », sont aussi inclus des sentiments, des émotions et des attitudes contraires à la rationalité de l’« économie d’entreprise » qui règne dans le domaine du travail abstrait, et qui s’opposent à la catégorie du travail, même s’ils ne sont complètement exempts d’une certaine rationalité utilitariste et de normes protestantes.
À cet égard,ce ne sont pas seulement des activités précises que le monde patriarcal moderne délègue à la « femme » ou plutôt qu’il lui attribue et qu’il projette en elle, mais également des sentiments et des qualités : sensualité, émotivité, faiblesse intellectuelle et de caractère, etc. Le sujet masculin éclairé qui, en tant que sujet socialement déterminant, représente la volonté de s’imposer (dans la concurrence), l’intellect (par rapport aux formes de réflexion capitalistes), la force de caractère (dans l’adaptation aux exigences capitalistes), etc., et qui constituait encore (inconsciemment) le mécanicien de précision discipliné de l’usine fordiste, ce sujet donc est lui-même fondamentalement structuré à travers cette «dissociation». En ce sens, la valeur-dissociation comporte aussi un aspect culturel-symbolique et une dimension socio-psychologique dont seuls des instruments psychanalytiques peuvent venir à bout. Selon la thèse de la valeur-dissociation, les sphères privée et publique, dialectiquement médiatisées de la même façon, sont respectivement connotées comme féminine et masculine. Mais, contrairement à ce que certaines hypothèses stéréotypées peuvent laisser penser, le rapport entre les sexes n’a pas son « lieu » objectivé dans les sphères privée et publique. Depuis toujours, les femmes ont été présentes dans des sphères publiques, surtout dans le monde du travail ; mais la dissociation se poursuit à l’intérieur même de ces sphères publiques. Même à l’époque postmoderne, où un nombre croissant de femmes exercent une activité salariée, avec une qualification égale à celle des hommes, et où les médias aiment à traiter de la « confusion des sexes », il saute aux yeux que la hiérarchie des sexes et la discrimination des femmes n’ont pas fondamentalement disparu. Dans la sphère privée, les femmes continuent à s’occuper des enfants et du travail domestique plus que les hommes, tandis que, dans la sphère du travail, leurs salaires restent inférieurs à ceux des hommes alors qu’il est rare de voir les femmes occuper des fonctions importantes dans la vie publique, etc., ce qui est dû sans doute aux connotations et attributions sexospécifiques « classiques » du monde moderne et par là même aux responsabilités réelles des femmes pour tout ce qui relève de la reproduction privée et qui se fait sentir jusqu’à l’époque postfordiste. »2
Comme le rappelle Johannes Vogele, il faut penser la dissociation sexuelle-patriarcale sur trois niveaux3 :
« 1)Le niveau « méta », qui désigne la valeur-dissociation comme essence de la société moderne, c’est-à-dire du patriarcat marchand.
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Le niveau «méso» (moyen) est constitué par les différentes cultures, les groupes sociaux, les genres, etc., traversées par la valeur-dissociation, sans jamais la reproduire de façon égale. Il est important de rendre compte de ces différences pour éviter un déterminisme qui fait découler tout phénomène et toute différence d’un principe unique, lequel, en dernière conséquence, ne pourrait plus être saisi comme autre chose qu’une donnée ontologique, métaphysique ou divine.
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Enfin le niveau « micro » est celui de l’individu, avec sa constitution particulière, qui ne se conforme jamais complètement aux exigences et aux impératifs ni au principe formel de la valeur-dissociation, ni à ceux de ses appartenances sociale, culturelle ou sexuelle.
Ces trois niveaux doivent être pensés chacun dans sa différence et dans sa relation de dépendance. Ils se produisent et reproduisent continuellement les uns les autres sur des plans historiques nouveaux. La valeur-dissociation est conçue d’avance comme le produit d’un certain rapport social – en effet, elle n’a rien de « naturel ». Les groupes sociaux et culturels, ainsi que les genres sont traversés par cette «totalité brisée» en lui donnant corps de façons diverses, mais aussi contradictoires. Les individus, nés dans cette constellation, adoptent la forme prévue à leur existence et reproduisent le principe sans jamais s’y conformer totalement. C’est aussi pourquoi la valeur-dissociation n’est pas identique à la division entre la sphère publique et la sphère privée (…), mais participe historiquement à leur création et à leur dissolution. »
b) L'aggravation de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
Au sein du capitalisme dit « néolibéral », une logique d'atomisation et de prolétarisation généralisée, qui avait déjà émergé durant la période fordiste, tend à restructurer les rapports de dissociation, sans que leur logique fonctionnelle disparaisse pour autant. On peut considérer que dans ce contexte, la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur s'aggrave, comme dissociation scindante, mais aussi toujours plus refoulée. Roswitha Scholz décrira précisément la situation4 :
« A l’ère postmoderne la structure de la dissociation affiche une autre physionomie qu’à l’ère moderne « classique » : la cellule familiale traditionnelle est à présent presque totalement dissoute, et avec elle le rapport moderne entre les sexes tel que nous le connaissions jusqu’ici. A maints égards, les femmes – à tout le moins dans les pays occidentaux – ont désormais rattrapé les hommes (par exemple en ce qui concerne le niveau d’instruction). Contrastant avec l’ancien idéal de la femme au foyer, les femmes d’aujourd’hui sont individualisées et « doublement socialisées » (Regina Becker-Schmidt), autrement dit ont des responsabilités à la fois sur le plan professionnel et sur le plan familial. Pourtant, ou plutôt de ce fait, elles restent en majeure partie en charge des activités dissociées de reproduction (contrairement aux hommes), continuent à gagner moins que les hommes, à bénéficier de possibilités d’avancement moindres, etc. A l’ère de la mondialisation nous assistons donc non pas à une abolition mais simplement à une barbarisation du patriarcat (…)
Pour la plupart des gens, y compris dans les pays soi-disant développés, cela implique la probabilité de devoir vivre dans des conditions semblables à celles que connaissent déjà, au moins en partie, les bidonvilles du tiers monde : les femmes y portent sur leurs épaules à la fois les questions d’argent et de (sur)vie. Elles s’intègrent toujours davantage au marché mondial sans pour autant y trouver leurs moyens d’existence. Elles élèvent les enfants grâce à l’aide, essentiellement féminine, de parentes et de voisines. (...) Sous l’effet combiné de la précarisation de l’emploi et de l’érosion des relations familiales traditionnelles, l’homme a perdu son rôle de soutien de famille. Pour autant, l’ordre hiérarchique des sexes n’a nullement disparu. Avec toutes les nuances dont il faut naturellement tenir compte, ces observations sont valables aujourd’hui au niveau mondial. (...)
Le développement des forces productives et la dynamique du marché, en premier lieu, qui reposent eux-mêmes sur la valeur-dissociation, battent en brèche leurs propres conditions : ils contribuent à éloigner notablement les femmes de leur rôle traditionnel et à leur faire prendre conscience de la fameuse « double socialisation » qu’a d’ores et déjà entraîné chez elle le processus d’individualisation. Ainsi a-t-on vu en Allemagne fédérale, à partir des années 1950 environ, de plus en plus de femmes des classes moyennes intégrer le domaine professionnel ; du fait notamment de la rationalisation des tâches ménagères, les femmes ont depuis lors rattrapé les hommes sur le plan des études ; on peut même voir de plus en plus de mères travailler, grâce à un planning familial rendu possible entre autres par les moyens de contraception. Bref : la tendance à l’intégration toujours plus poussée des femmes à la société « officielle » (connotée masculine dans le patriarcat producteur de marchandises) n’est pas vraiment une nouveauté.
Mais en dépit de ces nouveaux rapports postmodernes, les femmes ont toujours à charge, contrairement aux hommes, les tâches ménagères et les enfants, accèdent toujours aussi rarement aux leviers de commande dans la sphère publique, gagnent toujours en moyenne moins que les hommes, et ainsi de suite. Nous avons donc affaire non pas à une abolition mais à une simple modification de la structure de la valeur-dissociation, qui voit la « double socialisation » acquérir une qualité nouvelle : si les femmes restent sujettes comme auparavant à une « double socialisation » objective, en revanche, dans le contexte d’un patriarcat qui se barbarise sous l’effet de la crise, les modèles auxquels elles doivent se conformer ne se limitent plus à ceux de la mère et de la femme au foyer. »
Ainsi, l'intégration relative des femmes à la sphère publique de la valeur n'abolit pas la dissociation sexuelle-patriarcale, mais tend à l'aggraver. En effet, les femmes, réduites de façon fonctionnelle aux tâches domestiques et aux qualités « compassionnelles », « affectives », naturalisées, restent structurellement dévaluées, si bien que leur « intégration », plus que relative, suppose des inégalités et exclusions de base maintenues. En outre, elles continuent de devoir assumer les tâches domestiques et les fonctions d'entretien et de reproduction de la vie, dans la sphère privée, si bien que leur « insertion » salariale signifie simplement qu'à leur assignation astreignante au foyer privé devra s'ajouter l'aliénation liée au travail salarié, comme fardeau supplémentaire. C'est aussi en ce sens que la « double socialisation » postmoderne évoquée par Scholz est une barbarisation du patriarcat structurel de la modernité capitaliste.
Dans ce contexte, l'idéologie d'un « sujet marchand universel » indistinct se développe aussi toujours plus, de telle sorte que la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, en s'aggravant, est aussi toujours plus inconsciente et refoulée. Les femmes étant davantage insérées dans la sphère publique de la valeur, et étant insérées dans le droit formel bourgeois à titre de « citoyennes » non-spécifiques, leur dévaluation structurelle dans le régime de la valeur n'apparaît plus consciemment, si bien que la possibilité de la dépasser devient aussi toujours plus difficile. La domination affirme toujours plus son caractère impersonnel, dans la mesure où le sujet gestionnaire masculin-bourgeois contrôle aussi toujours moins ses propres outils de gestion, de telle sorte que la dissociation sexuelle-patriarcale, en étant davantage masquée, apparaît aussi toujours plus comme une nécessité « objective » à laquelle il faudrait se conformer, sans qu'on puisse la questionner ou la dénaturaliser en tant que telle.
Ce contexte d'aggravation de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, indissociable du développement de son refoulement, donne lieu au développement d'une idéologie masculiniste paranoïaque de crise. Dans les centres de gestion en crise, ces idéologies masculinistes expriment très exactement la manière dont l'ordre de la domination, se soumettant à ses propres injonctions extériorisées, finit par inverser au sens strict les relations de réification. En France, par exemple, fleurissent aujourd'hui, sur Internet ou à la télévision, des pensées conspirationnistes supposant un complot de la « féminisation de la société » qui s'opérerait « sournoisement » (cf. Soral, Zemmour). La perte de « virilité » des hommes deviendrait palpable, dans les rapports domestiques, dans les rapports de séduction, et même dans les rapports de pouvoir. Les femmes finiraient par « s’approprier » des valeurs initialement « masculines », et se « masculiniseraient » finalement, à tel point que tout deviendrait confus. La postmodernité « déconstructionniste », la « théorie des genres », feraient violence à un « bon sens » élémentaire (« un homme et une femme, c’est pas la même chose »), et brouilleraient les significations établies. Ces pensées masculinistes confuses s’appuieront essentiellement sur des faits superficiels, empiriques, visibles dans une sphère spectaculaire inessentielle, et occulteront délibérément les bases objectives d’une domination patriarcale qui, dans le cadre d’une réalité capitaliste, fondée sur l’accumulation de la valeur, ne fait que confirmer toujours plus sa barbarie.
Sur un plan psychologique, on pourra d'abord considérer que la haine sexiste et masculiniste dirigée contre le « féminin », que la tendance à réifier « la » femme, à la soumettre de façon agressive, renvoie à une forme de mauvaise conscience masculine, à un inconscient collectif masculin furieux de se sentir à la fois dépendant et coupable, et qui ne pourrait se manifester que de manière violente, de la même manière que le déni, très souvent, prend des formes violentes - on verra par exemple que « le féminin », chez Nietzsche, grand inspirateur des conspirationnistes sexistes, est le principe de la culpabilisation masculine (culpabilisation insupportables pour ces « mâles virils » !).
Cela étant dit, au sein de notre modernité tardive, les choses auraient changé. Les femmes se seraient davantage insérées dans la sphère publique de la valorisation de la valeur, en accédant massivement au salariat, et même parfois à certains postes de gestion économique ou politique du capital (quoique de façon très relative, et encore rare). Cette modification, culturellement, et socialement, aurait débouché sur la situation que les conspirationnistes sexistes « déplorent » : perte des repères, remise en cause « déconstructionniste » de la différence ontologique entre les genres, etc.
Seulement, peut-on voir, dans cet accès des femmes à la sphère publique de la valorisation marchande, une façon de « s’emparer d’un pouvoir » qui remettrait en cause la domination masculine ? Certainement pas.
En effet, le principe de la « double socialisation » postmoderne, se développant, n’est en rien une forme d’émancipation, comme on l'a vu, mais bien plutôt l’aggravation de la domination et de la dissociation : à l’aliénation du travail producteur de valeur se surajoutent les tâches domestiques épuisantes. Le déni de reconnaissance s’accroît par ce fait : les femmes, qui devraient se sentir « honorées » d’être insérées dans la sphère masculine de la valeur, d’être enfin « reconnues » socialement, sont en fait inscrites dans une activité astreignante dédoublée, dont l’aspect privé n’est jamais thématisé, et dont l’aspect public, de ce fait, est ignoré en tant que facteur d’accroissement de la sujétion.
En outre, puisque l’accession des femmes à la sphère publique de la valeur n’est que dérivée et secondaire, une domination masculine au sein de cette sphère, empiriquement, doit se perpétuer malgré tout : inégalité des salaires hommes/femmes, majorité d’hommes à des postes « à haute responsabilité », etc. Les femmes restent implicitement assignées au foyer privé, dans la mesure où l’espace public masculin de la valeur, qui les traite comme des travailleuses de « seconde zone », indique qu’elles ne seront jamais complètement « à leur place » en son sein.
De fait, si les idéologues masculinistes-bourgeois étaient vraiment des masculinistes cohérents et conscients, ils ne déploreraient pas l'existant, mais ils s'en réjouiraient explicitement : de fait, les femmes, aujourd’hui, sont plus que jamais assujetties, dans l’ordre capitaliste. De fait, il n’y a pas, dans cette réalité, de remise en cause structurelle des « genres » , mais la réaffirmation constante d’une différence de nature entre « l’homme » et « la femme », au sein d’une division toujours plus fonctionnelle, et barbarisée, des activités productives et reproductives.
Johannes Vogele exprimera très clairement cette logique d'aggravation et de refoulement de la dissociation sexuelle-patriarcale, qui peut ainsi donner lieu aux masculinismes les plus incohérents, les plus confus, et les plus piteusement hébétés :
« Le capitalisme patriarcal postmoderne aggrave énormément cette inconscience et ses conséquences. Bien qu’il soit en train de détruire le monde, et qu’on connaisse les conséquences sociales désastreuses de son développement, jamais le capitalisme comme forme-sociale n’est apparu à ses sujets aussi indépassable. À une vitesse exponentielle, il continue d’atomiser les individus et de les abrutir au point qu’ils deviennent inutilisables même pour ses propres buts. Il suffit d’une observation un tant soit peu lucide pour savoir que les politiciens n’ont dans leurs agissements plus aucune option autre que spectaculaire. Les décideurs économiques sont tellement pris par des mécanismes que leurs choix n’ont plus grand chose de stratégique. Ainsi, avec la dissolution de la politique et l’autodestruction de l’économie (la concurrence oblige à réduire de plus en plus la substance même de la valorisation: le travail), sans aucune perspective de sortir de ses impératifs, le sujet moderne se « barbarise » dans sa forme au lieu de la briser. Et dans cette tendance, toutes les catégories et sphères sociales (public-privé, travail-loisir, jeune-vieux, homme-femme) se décomposent tout en restant dans des contraintes indépassables. » (Ibid.)
Finalement, on pourra noter que cette dynamique de l'aggravation et du refoulement postmoderne de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur accompagne de façon spécifique le développement de la dissociation raciste-coloniale, homogénéisante et globalisante. Johannes Vogele envisage précisément cette double dynamique :
« On peut observer aussi bien en Afrique, qu’en Asie, en Amérique latine ou en Europe la mise en place progressive d’une « double socialisation » des femmes, de plus en plus responsables aussi bien de la (sur)vie au foyer que des ressources financières. Il va de soi que cette «double socialisation » se présente, selon les pays et régions, très différemment et même de façon opposée. Dans les pays industrialisés et démocratisés, par exemple, on peut observer des « doubles socialisations » de luxe, et d’autres de misère. Et c’est aussi ici qu’il faut tenir compte des différences culturelles et historiques et ne pas les classifier trop schématiquement dans des métacatégories. L’histoire de la colonisation, par exemple en Afrique, a certainement eu des conséquences particulières au niveau social, communautaire et individuel qui ne sont pas la simple répétition de l’histoire européenne. La rapidité de l’intégration dans le monde patriarcal-capitaliste dépend certainement de la profondeur de l’assimilation et de l’hybridation avec des formes de socialisation antérieures. Et si l’on retient que la forme-sujet moderne est substantiellement masculine, blanche et occidentale, l’intégration de cette forme par des Africains doit produire des formes de refoulement particulières, déjà remarquées par Frantz Fanon dans son livre Peau noire, masques blancs. Dès lors, la femme africaine subit certainement à son tour une « double-dissociation». Les conséquences du racisme, de l’esclavage et de la colonisation ne peuvent pas être forcées dans des grilles d’interprétation générales, mais doivent être considérées dans leur particularité et leur dynamique propre – sans pour autant les «dissocier» d’une théorisation générale. Une théorie critique eurocentriste prolonge tout simplement les erreurs et les horreurs qui sont celles de la cible de sa critique, tout autant qu’une vision qui ne connaît que différences et relativisations. » (Ibid.)
c) Les assignations sexuelles inhérentes à la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
On l'a dit, la gestion capitaliste exploitant la force de travail, au fil de son procès d'accumulation, réduit abstraitement le travail, pour le valoriser et le structurer, en le ramenant d'abord à une pure dépense physiologique, énergétique, indifférenciée. C'est ainsi que le procès de valorisation conditionne l'isolement théorique, inscrit dans des formes d'organisation affectant ensuite la réalité sociale, d'une « pure » énergie biologique indistincte et abstraite. C'est ainsi qu'il sera susceptible également de faire émerger l'abstraction d'un « désir » en général, ou d'une force motrice indifférenciée. Par exemple, le désir abstrait d'un Spinoza, ou ce fameux « conatus », émergeant dans la Hollande libérale du XVIIème siècle, est indissociable des premières tendances à abstractifier les activités productives humaines, en vue de leur quantification et de leur structuration rationnelle, et donc en vue, plus tard, de leur valorisation. On distingue traditionnellement le « libertinage » « savant » d'un Spinoza du « libertinage » d'un Sade, développant essentiellement, au XVIIIème siècle, des pratiques sexuelles spécifiques. Mais on va pouvoir considérer que ces deux types de libertinages, abstractifiant le désir et l'énergie humaine, et tous deux issus des réductions idéologiques propres à la société du travail abstrait, sont fort susceptibles d'avoir une racine commune.
La réduction physiologique induite par le travail abstrait se retrouve analogiquement dans la manière dont le « féminin », dont il faut gérer l'activité domestique dans le foyer privé, est lui-même conçu comme pure énergie non-spécifique, a priori « informe » et « irrationnelle », comme une pure « nature » abstraite que le masculin doit disposer et organiser. L'ethos exploitant et théorisant du bourgeois masculin, qui tend à abstractifier l'énergie humaine qu'il s'agit de gérer pour mieux la valoriser et la contrôler, finit par conditionner, dans le foyer privé, une réduction abstraite de l'énergie « féminine » elle-même, laquelle est dissociée de la valeur tout en restant soumise à ses évaluations fonctionnelles.
Cette réduction gestionnaire détermine intrinsèquement la dimension « biologisante » de l'idéologie patriarcale, fondée essentiellement, donc, sur une dissociation sociale et construite très moderne (et en rien transhistorique).
Plus spécifiquement, la pure énergie abstraite qui finit par réduire le « féminin » concernera la sexualité des femmes, d'abord bourgeoises, puis celle de toutes les femmes dont les corps seraient « gérés » par l'ordre impersonnel étatico-capitaliste. D'abord, la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur implique que les femmes sont fonctionnellement assignées à la sphère privée, en vue de reproduire et d'entretenir la vie dans la sphère privée. Elles sont également assignées à des fonctions « compassionnelles », en vue de cette reproduction, indispensable à la valorisation, mais dissociée également de cette valorisation. Mais l'une de leur fonction essentielle, dans le foyer privé, sera également la gestation de la vie. Et cette « fonction » féminine renvoie à un enjeu décisif dans l'ordre de la valorisation. L'ordre gestionnaire masculin-bourgeois, en effet, en vue de l'exploitation d'une force de travail conséquente et régulée, doit aussi se soumettre à un contrôle démographique déterminé, qui implique une gestion du corps des femmes elles-mêmes, susceptibles d'engendrer la vie.
C'est ainsi que l'énergie physiologique indifférenciée réduisant le « féminin », dans la modernité capitaliste, réduit aussi essentiellement la sexualité féminine, conçue comme pure dépense énergétique orientée vers la procréation (toute dimension qualitative et concrète, multidimensionnelle, du désir ou du plaisir sexuel féminin, dans ce contexte est nié). Cette réification de la sexualité des femmes, même si elle a ses spécificités propres, est analogiquement reliée à ce qui deviendra une réification de l'énergie (et du désir) des travailleurs productifs exploités par le capital industriel, dans la mesure où les deux sont consolidées par le même ordre masculin-bourgeois.
Cette réduction de la sexualité fonde la théorisation et l'application formelle d'identités sexuelles et d'identités de genre. L'hétérosexualité, sexualité « productive », devient une norme unidimensionnelle et fonctionnelle dans ce contexte. La réification de la sexualité des femmes, progressivement, est indissociable de l'assignation à des identités « non-hétérosexuelles » ou à des sexualités « non-productives », qu'il s'agit de « contenir » fermement, dans la mesure où elles menaceraient potentiellement la gestion démographique et économique de la force de travail expoitable nationale. C'est ainsi que la dissociation sexuelle-patriarcale, réifiant la sexualité féminine dans le foyer privé, définit aussi des identités normativement « homosexuelles », mais devient aussi sur cette base structurellement homophobe. Elle définit de même deux unités énergétiques-productives de « genres », plaquées sur un schéma reproductif « biologisant », excluant ou assignant tendanciellement toute existence ne se fixant pas sur ces fixités abstraites (masculin/féminin).
Sade, au XVIIIème siècle, préfigure les diverses dimensions destructrices de ces réductions biologisantes modernes patriarcales et hétérocentrées.
On voit d'abord qu'il préfigure la sauvagerie « démographique » moderne, en exprimant une haine existentielle des « travailleurs pauvres », dans La Philosophie dans le boudoir. Il dira : « Détruisez, renversez sans aucune pitié ces détestables maisons où vous avez l’effronterie de receler les fruits du libertinage de ce pauvre, cloaques épouvantables vomissant chaque jour dans la société un essaim dégoûtant de ces nouvelles créatures, qui n’ont d’espoir que dans votre bourse. À quoi sert-il, je le demande, que l’on conserve de tels individus avec tant de soin ? […] Ces êtres surnuméraires sont comme des branches parasites qui, ne vivant qu’aux dépens du tronc, finissent toujours par l’exténuer. Souvenez-vous que toutes les fois que, dans un gouvernement quelconque, la population sera supérieure aux moyens de l’existence, ce gouvernement languira. […] Point d’asile pour les fruits honteux de sa débauche : on abandonne ces affreux résultats comme les suites d’une digestion. »5
Comme le disait déjà Kurz, la réduction à une « matière » informe, à une « nature » irrationnelle à structurer, indissociable de la réduction de l'individu à une pure dépense énergétique indifférenciée, touche d'abord les travailleurs qu'il s'agit de soumettre. Sade annonce le principe de la régulation démographique et le darwinisme social, comme sphères destructrices, voire meurtrières, de la gestion « économique » des populations.
Mais Sade ne s'arrête pas là. Selon une même orientation gestionnaire-démographique biologisante, il réifie les qualités « compassionnelles » du féminin (dont il s'agit de réguler la sexualité « productive »), par exemple dans La Nouvelle Justine : « La faiblesse de ses organes, la rendant plus propre que nous au sentiment pusillanime de la pitié, la porte machinalement, et sans qu’elle y ait aucun mérite, à plaindre et à consoler les maux qu’elle voit [...]. Mais rien de vertueux, rien de désintéressé dans tout cela : rien, au contraire, que de personnel et de machinal. C’est une absurdité révoltante que de vouloir lui composer des vertus de ses besoins, et de trouver ailleurs que dans sa débilité, dans ses craintes, tous les motifs de ces belles actions, dont notre aveuglement nous rend dupes. »6
La réduction du « travailleur pauvre » à « disposer » et la réduction du « féminin » à structurer et à dissocier dans le foyer privé, comme réductions à une « matière » irrationnelle qu'il s'agit d'organiser, se retrouvent donc au sein d'une même idéologie sadienne cohérente, qui deviendra aussi une idéologie démographique, ou darwiniste-sociale.
Plus violemment encore, Sade pourra vouloir rejeter « la femme » hors-humanité ; il animalise « la femme », réduite à l'unité abstrait indifférenciée : « une créature si perverse, enfin, qu’il fut très sérieusement agité, au concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de l’homme que l’est de l’homme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, et si l’on pouvait raisonnablement le lui accorder »7
En outre, pour Sade, le rapport sexuel entre l’homme et la femme se présente comme une sorte de zoophilie : « La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. »8
Concernant la sexualité sous sa forme domestique, il s’agira de la purger de tout élément émotionnel dangereux, et de la transformer en un processus structuré rationnellement, machinal (analogue au procès de production capitaliste). Les injonctions dissociatrices et démographiques de la valorisation moderne exigent cette réduction. C'est ainsi que la réduction sadienne de la sexualité féminine peut se développer. Dans La Philosophie dans le boudoir, par exemple, la « femme obéissante » sera séduite par ce processus mécanique : « Quand on pense comme moi, on veut être foutue partout et, quelle que soit la partie qu’un engin perfore, on est heureuse quand on l’y sent. »9
La réduction physiologique-machinale de la sexualité féminine, qui possède un enjeu économique et démographique implicite, implique une complexion psychique solipsiste, totalement cruelle et indifférente à l'altérité concrète de l'autre, du côté du mâle sadique réifiant. Sade dira par exemple : « «Tant que dure l’acte du coït, je peux, sans doute, avoir besoin de cet objet pour y participer ; mais sitôt qu’il est satisfait, que reste-t-il, je vous prie, entre lui et moi ? Et quelle obligation réelle enchaînera à lui ou à moi les résultats de ce coït ? »10
Finalement, la réduction patriarcale, physiologique-machinale, de la sexualité féminine, implique un plaisir sadique masculin de la « cruauté », mais ce plaisir implique que la sexualité puisse aussi se développer au sein de structures anonymes et impersonnelles, formelles, en lesquelles les femmes sont mises « à disposition », à l'intérieur d'un système de prostitution généralisé. Sade écrira, dans La philosophie dans le boudoir : « Jamais un acte de possession ne peut être exercé sur un être libre ; il est aussi injuste de posséder exclusivement une femme qu’il l’est de posséder tous les esclaves ; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit : ne perdons jamais de vue ces principes ; il ne peut donc jamais être donné, d’après cela, de droit légitime à un sexe de s’emparer exclusivement de l’autre. […] Une femme même, dans la pureté des lois de la nature, ne peut alléguer, pour motif du refus qu’elle fait à celui qui la désire, l’amour qu’elle a pour un autre, parce que ce motif en devient un d’exclusion, et qu’aucun homme ne peut être exclu de la possession d’une femme, du moment qu’il est clair qu’elle appartient à tous les hommes. […] Il est incontestable que nous avons le droit d’établir des lois qui la contraignent de céder aux feux de celui qui la désire ; la violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l’employer légalement. […] Un homme qui voudra jouir d’une femme ou d’une fille quelconque pourra donc […] la faire sommer de se trouver dans l’une des maisons dont j’ai parlé […]. Mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l’homme nuiront décidément à la santé de la fille. Cette considération est sans aucune valeur ; dès que vous m’accordez le droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la jouissance ; de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l’objet qui doit s’y soumettre. »11
Le puritanisme bourgeois, qui transmute la pastorale chrétienne pour insérer ses déterminations patriarcales dans un projet de gestion impersonnel et totalitaire, contient toutes ces structures sadiennes : gestion darwinienne de la misère, réduction du féminin à l'animalité, réduction physiologique-machinale de la sexualité féminine, cruauté solipsiste et impersonnelle, indifférence au désir concret de l'autre, domination impersonnelle sur les sexualités féminines. On voit alors que certains discours « religieux » modernes, prônant la « vertu », la « pudeur » ou la « chasteté », en tant qu'ils s'insèrent dans un projet démographique et économique amoral, peuvent finalement devenir la caution d'une réification généralisée, d'une culture du viol institutionnalisée, de la négation structurelle des corps féminins (ou « féminisés »), et d'une déshumanisation structurelle des relations de désir humaines.
d) L'homophobie structurelle au sein de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
On devra dire aussi que ces déterminations sadiennes, puis puritaines, impliquent finalement la fixation, et la réification d'identités « homosexuelles », lesquelles, dans un projet démographique-économique, deviennent des « déviances » à « réguler ». La réification des sexualités féminines implique la réification de sexualités « non-hétérosexuelles » (ou « non-productives »), lesquelles sont aussi, finalement, féminisées. L'identité de « genres » fixes et biologisés se développe aussi sur ces bases.
Une homophobie structurelle, dérivant directement de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, s'affirme au sein du procès de valorisation moderne. Cette structure d'exclusion, de réification et d'assignation se développera de façon meurtrière, au sein d'une structure nationaliste-marchande dont la « rationalité » fonctionnelle, devenue paranoïaque, invasive et extatique, se transforma en procès destructif fou et délirant en soi : l'Allemagne nazie envoya entre 5000 et 10000 personnes homosexuelles dans les camps de concentration12 (avec un taux de létalité, les concernant, évalué à 60%).
Le 18 février 1937, lors d'un discours officiel, le chef nazi Himmler prononça ces mots très significatifs : « Si j'admets qu'il y a 1 à 2 millions d'homosexuels, cela signifie que 7 à 8 % ou 10 % des hommes sont homosexuels. Et si la situation ne change pas, cela signifie que notre peuple sera anéanti par cette maladie contagieuse. À long terme, aucun peuple ne pourrait résister à une telle perturbation de sa vie et de son équilibre sexuel… Un peuple de race noble qui a très peu d'enfants possède un billet pour l'au-delà : il n'aura plus aucune importance dans cinquante ou cent ans, et dans deux cents ou cinq cents ans, il sera mort… L'homosexualité fait échouer tout rendement, tout système fondé sur le rendement ; elle détruit l'État dans ses fondements. À cela s'ajoute le fait que l'homosexuel est un homme radicalement malade sur le plan psychique. Il est faible et se montre lâche dans tous les cas décisifs… Nous devons comprendre que si ce vice continue à se répandre en Allemagne sans que nous puissions le combattre, ce sera la fin de l'Allemagne, la fin du monde germanique. »
- On assista, de façon générale, au sein de l'Allemagne nazie, à une barbarisation extrême de la valeur-dissociation, et en particulier de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, sans que les structures fonctionnelles de base de cette dissociation soient pour autant abolies.
En 2017, la mise en place de camps en Tchétchénie, dans lesquels on torture ou tue des personnes LGBT, peut « obéir » à des exigences « fonctionnelles » (mais aussi délirantes) analogues, au sein d'un processus capitaliste de crise globale durci.
En Iran, ou au sein d'autres Etats capitalistes, on persécutera structurellement les personnes homosexuelles.
On se penchera maintenant sur les travaux de Foucault, concernant ces questions sexuelles modernes, en tâchant d'orienter le matériau empirique fourni par Foucault vers une critique radicale des catégories de base du capitalisme que sont la valeur, la marchandise et l'argent, et en particulier vers une critique radicale du travail abstrait comme vecteur de « biologisation » de la domination (et ce, contre les intentions « critiques » de Foucault lui-même, qui ne furent pas radicales).
e) Foucault, critique inconscient de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
Dans le premier volume de l'Histoire de la sexualité, Foucault propose une analyse originale des phénomènes que nous désignons par le « sexe » et la sexualité. Faisant l'archéologie des discours sur la sexualité (littérature érotique, confession, médecine, anthropologie, psychanalyse, droit, etc.) depuis le XVIIéme siècle, il n'entend pas renforcer conceptuellement ce qu'il appelle « l'hypothèse répressive », soit l'hypothèse selon laquelle c'est un pouvoir qui censure, réprime ou bride la sexualité qui s'est imposé à partir de l'explosion discursive de l'âge classique, mais il tend au contraire à formuler l'ambiguïté de notre situation relativement à la manière dont nous thématisons le sexe : l'attitude de censure et celle d'affranchissement se rencontreraient finalement dans le même type de présupposé ; le sexe serait conçu comme une force mystérieuse, quoique partout efficiente, qui serait à la base de tous les phénomènes de notre vie, et qui commanderait l'ensemble de l'existence sociale ; notre obsession nouvelle, qui est certes normative et vise dans certains cas la prohibition pure et simple, serait aussi à l'origine de l'implantation et du renforcement d'une pluralité de sexualités polymorphes. Autrement dit, dès le XVIIème siècle, et surtout au XIXème siècle, nous commençons à parler du sexe, à en faire un thème à part entière, qu'une science constituée est susceptible de prendre en charge à travers le déploiement d'une rationalité inédite, et cette volonté systématique de tout savoir sur le sexe, qui ouvre la voie à une certaine administration des vies individuelles, relève moins d'un pouvoir énonçant quelque règle d'interdiction absolue, que d'un pouvoir-savoir intensifiant en le révélant ce sur quoi il s'applique.
Ce que Foucault ne voit pas, c'est que ces développements normatifs sont indissociables de la dialectique interne à la catégorie du travail abstrait. Foucault tentera de penser quelque « biopouvoir » moderne, éparpillé dans des « foyers locaux de pouvoirs-savoirs », mais il ne verra pas que cette dimension « biologisante » de la domination renvoie essentiellement à la réduction physiologique et énergétique induite par la catégorie capitaliste de travail abstrait. Il pense essentiellement, d'ailleurs, la question d'une domination politique (ou étatique) se disséminant, mais il ne voit pas que cet Etat est une fonction d'encadrement qui dérive structurellement du procès de valorisation capitaliste, et de l'automouvement de ses catégories (marchandise, argent, travail). Il s'agira donc de s'approprier le matériau empirique fourni par Foucault, pour penser la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, et pour critiquer radicalement les catégories de base du capitalisme, ainsi que l'Etat qui les gère fonctionnellement, mais en dépassant donc les outils critiques encore limités de Foucault lui-même.
Comme le dit Foucault, la scientia sexualis pose une question technique, épistémologique : « comment est-on parvenu à constituer cette immense et traditionnelle extorsion d'aveu sexuel dans des formes scientifiques ? » La question concerne le passage de la figure du prêtre à celle du « médecin du sexe » du XIXème siècle. Sa réponse se formule en cinq temps :
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« Par une codification clinique du faire-parler ». L'examen clinique vient compléter la confession. Il y a là une symptomatologie de l'aveu qui est postulée, où la rationalité scientifique doit pouvoir féconder, autant qu'elle est fécondée par elle, la parole du patient. Deux types de discours s'entremêlent et se contaminent mutuellement, l'un subjectif, introspectif, l'autre objectif et expérimental.
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« Par le postulat d'une causalité générale et diffuse ». Le sexe devient « cause de tout et de n'importe quoi », à la manière d'une dépense d'énergie impersonnelle, abstraite et générale.
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« Par le principe d'une latence intrinsèque à la sexualité ». Le sexe fonctionne comme une force occulte qu'il faut débusquer, partout présente, insidieusement quoique nécessairement.
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« Par la méthode de l'interprétation ». Est encore en jeu une symptomatologie de l'aveu. Celui qui avoue ne sait pas ce qu'il dit, il a besoin d'un traducteur qui viendra déchiffrer son dire, l'apporter dans sa pleine lumière « scientifique ».
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« Par la médicalisation des effets de l'aveu ». L'aveu de son sexe face au médecin rend possible un nouveau régime dans lequel s'insère la sexualité, celui du normal et du pathologique. Le médecin ne sanctionne plus la faute, à la manière du prêtre, mais il transpose son jugement dans une sphère où l'appréciation morale n'est pas absente : le sexe pathologique est en effet une catégorie qui découle d'une sacralisation du sexe, d'un voilement du dévoilé par la supposition d'une omniprésence de l'objet. Les termes apparemment objectifs, apparemment dépouillés de toute perspective morale, de normal et de pathologique, sont, dans ce contexte, d'autant plus ambigus qu'ils prolongent en fait ce qui se jouait lors de l'aveu dans le confessionnal, pour radicaliser des assignations/sectorisations fonctionnelles.
On devra dire que cette dialectique se meut structurellement autour de l'opposition fonctionnelle, propre à la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, entre les formes abstraites de la gestion masculine bourgeoise (argent, marchandise, valeur), et le vécu dissocié et assigné du « féminin », ou du « féminisé ». Briser ces assignations, abolir ces totalisations abstraites, cette totalité brisée, suppose l'abolition des catégories de base du capitalisme que sont l'argent, la marchandise, la valeur, le travail abstrait, et de la fonction politique étatique dérivant de ces catégories. La biologisation indifférenciée, médicale, normative ou légale, qui est à l'oeuvre dans cette « science du sexe », s'inscrit bien dans la logique de biologisation induite par le travail abstrait. Abolir les conséquences réifiantes ou destructrices de cette biologisation formelle, c'est nécessairement abolir le procès moderne de valorisation.
On notera également qu'on assiste aussi ici, via une discursivité spéciale, à une prolétarisation des sexualités, analogiquement parlant, en un sens lukacsien assez strict. Les procédures de l'aveu, le discours sur son propre sexe, encadrées par une rationalité instrumentale séparée, ainsi que la détermination impersonnelle de la « sexualité en générale », deviennent des vecteurs de dépossession, par lesquels la personne, toujours plus, semble contempler de l'extérieur ses propres actes « sexuels » abstractifiés, de même qu'elle contemplerait son activité productive objectivée et réduite à une dépense énergétique indifférenciée, en tant que rouage-productif. La psychanalyse, isolant un désir abstrait et impersonnel (« libido »), et systématisant aussi les procédures de l'aveu, radicalisera ces auto-assignations, prolétarisations, et dépossessions modernes.
Foucault remettra en cause la conception traditionnelle du pouvoir. Le « biopouvoir » moderne aurait transformé structurellement les relations de pouvoir. « L'instance de la règle » est ainsi un trait de l'entente courante du pouvoir dont Foucault veut s'affranchir. C'est la conception « juridico-discursive » du pouvoir qu'il réfute. En effet, la scientia sexualis, si elle est certes l'exercice d'un pouvoir, parce qu'elle privilégie toutefois la procédure de l'aveu, ne renvoie pas à une figure du pouvoir qui énonce elle-même le vrai, mais à un pouvoir-savoir qui laisse la vérité du sexe se dire par la bouche de celui sur qui il s'exerce, ce dernier pouvant dès lors être lui aussi le vecteur de la règle et de la normativité. Dans les relations de pouvoir envisagées par Foucault, la règle ne s'applique pas de façon unilatérale, mais elle surgit dialectiquement, partout où il y a discours, en des pôles opposés et inégaux quoique complémentaires.
Par ailleurs, Foucault remet en cause également le « cycle de l'interdit » qui serait propre au pouvoir. Avec le « cycle de l'interdit », on aurait affaire à un pouvoir unilatéral, bien localisé, qui aurait le monopole de l'apparaître et qui exigerait l'inexistence ou la suppression pure et simple de ce qui est prohibé. Or, il y a dans le pouvoir-savoir que Foucault envisage une dialectique subtile de prohibition-incitation, une confirmation-implantation du sexe qui est par ailleurs dénoncé, de par l'exigence de sa mise en discours systématique, et cela jusque dans la confession chrétienne, puisque celle-ci relèverait, en dernière analyse, d'une logique comparable à celle qui meut le libertin dans ses confessions écrites. L'interdiction du sexe ne saurait être affirmée sans nuance et sans que soient soulignées ses ambiguïtés.
La « logique de la censure » ne résume pas non plus l'exercice du pouvoir. En effet, les victoriens eux-mêmes, en faisant du sexe le mystère central des existences, le principe explicatif d'un tout physiologique, psychiatrique, sociologique et économique, ont favorisé, bien qu'ils l'aient codifiée, la mise en discours du sexe, et n'ont pas bridé les aveux, ce qui ressemble bien peu à une censure, même si c'est l'exercice d'un pouvoir qui là était en jeu.
On doit rattacher cette dynamique d'auto-assignation par les individus normés à la dialectique d'une atomisation des individus, au fil du procès de valorisation, qui implique qu'ils finissent par intérioriser l'opposition fonctionnelle entre gestion et exploitation. Cette dynamique se radicalise durant la période fordiste, dans laquelle les individus sont toujours plus disloqués, spécialisés, divisés industriellement, dans le même temps où ils sont toujours plus formellement et juridiquement « responsabilisés », comme « citoyens » abstraits. Dans le processus de crise, les déclassements, précarisations, ou exclusions, n'abolissent pas cette opposition fonctionnelle intériorisée, et donc cette dynamique d'auto-répression, mais la radicalise, en radicalisant aussi son refoulement. On pourra donc rattacher le matériau empirique et historique dégagé par Foucault à un point de vue matérialiste historique, en le reliant à la logique évolutive du travail abstrait (au sens lukacsien).
Finalement, nous dit Foucault, le pouvoir moderne ne serait pas constitué par une situation de domination partageant deux groupes bien distincts. Avec Foucault, il s'agirait donc de partir des affrontements intersubjectifs eux-mêmes, des cas concrets et singuliers, localisés, à partir desquels seulement des clivages plus généraux peuvent s'établir. C'est bien la dynamique située du pouvoir qui l'intéresse, son exercice mobile, plus que ses conséquences figées, l'état de fait sur lequel il est susceptible de déboucher. Dans nos sociétés, selon Foucault, ce ne seraient plus le droit, la loi, ou le sommet de l'Etat qui résumeraient l'exercice du pouvoir, mais une certaine technologie normative interviendrait, de façon disséminée, organisant positivement la façon dont sont vécues les existences individuelles.
Foucault ici est confronté à la dimension impersonnelle des catégories capitalistes (marchandise, travail abstrait, valeur, argent). Mais il ne cerne, pas, derrière l'éparpillement des foyers locaux de pouvoir-savoir, la fonction synthétisante et totalisante de telles catégories. Il ne voit pas que c'est parce que de telles catégories abstraites finissent toujours plus par s'autonomiser à l'égard des gestionnaires eux-mêmes, que l'opposition entre gestion et production sociale est toujours plus masquée, dans le même temps où elle est toujours plus violente, marquée, dissociatrice et aggravée. Ainsi, Foucault, à travers son éparpillement, semble s'être laissé lui-même emporté dans la « religion fétichiste-marchande » quotidienne, dans une vision tronquée du social, dans la dynamique auto-réductrice d'aggravation du refoulement de la dissociation-valeur, propre au processus capitaliste de crise, et n'aperçoit pas que l'opposition fonctionnelle entre gestion et production est maintenue, dans le même temps où elle est dialectiquement intériorisée par les individus. On pourra néanmoins saisir la dynamique de dissociation du pouvoir identifiée par Foucault en l'insérant dans un processus plus structurel, concernant la logique évolutive, historique, du travail abstrait, impliquant intériorisations, atomisations, refoulements, auto-assignations et prolétarisations divers.
Malgré ces limitations, Foucault dégagea des données empiriques qui peuvent être précieuses du point de vue de la critique de la valeur-dissociation, si l'on radicalise l'intention, et si on les oriente vers une critique stricte des catégories de base du capitalisme, et de la fonction politique qui les gère. Ainsi, Foucault dénombre « quatre grands ensembles stratégiques » qui à partir du XVIIIème siècle « développent à propos du sexe des dispositifs spécifiques de savoir et de pouvoir ». Tâchons de dégager le sens de chacun de ces ensembles.
Il y aurait, d'une part, « l'hystérisation du corps de la femme ». Foucault envisage non pas la manière dont « la » femme vit effectivement sa sexualité, mais plutôt la manière dont cette sexualité est devenue un enjeu médical, social, familial et biologico-moral. Le corps de « la » femme et la manière dont elle l'éprouve n'est pas une affaire qui la concernerait elle seule, mais il renvoie au problème de la gestion d'un ensemble plus vaste. Ce corps fonctionne comme symbole des dysfonctionnements plus généraux qui peuvent affecter la famille et la société, il est le lieu de tous les fantasmes, de toutes les peurs, et donc de toutes les préventions. Est en jeu, dans cette mise en discours du corps féminin, le souci de la spécification, de l'incorporation, souci visant la détermination du pathologique et du déviant. S'affirme également cette obsession angoissée du sexe, que l'on croit pouvoir débusquer partout, en l'identifiant à une puissance occulte dont la causalité serait générale et diffuse. Cette dynamique, rattachée à la dialectique évolutive de la valeur-dissociation, et à la critique radicale de la dimension biologisante du travail abstrait, pourrait être rattachée à la critique radicale des catégories de base du capitalisme. L'abolition de cette dynamique d'assignation sexuelle supposerait l'abolition de la dynamique de valorisation marchande.
D'autre part, il y aurait la « pédagogisation du sexe de l'enfant ». Ici se joue la dialectique du naturel et du contre-nature, redoublement de la dialectique de voilement-dévoilement. L'enfance dissociée, mais tout à la fois soumise aux injonctions productivistes, en tant que « formée », « éduquée », « instruite », subit finalement, elle aussi, la violence de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur.
Il y aurait en outre la « socialisation des conduites procréatrices ». La sphère publique pénètre ainsi, avec ses exigences, les foyers privés, et jusque dans la chambre des couples. Le sexe n'est pas tant le secret, l'inexistant, le censuré, qu'il devient un enjeu économique et politique assumé, qui se déclare, et suppose une technologie précise. La subsomption toujours plus réelle de la « famille », elle-même auto-assignée, sous un schème réducteur, engendre des confusions totalitaires entre public et privé, qui correspond aussi à la colonisation de la structure marchande au sein de l'intime.
Enfin, il y aurait la « psychiatrisation du plaisir pervers ». Cette psychiatrisation tend à substituer les catégories du normal et du pathologique à celles de la faute et du péché. Le médecin prend la relève du prêtre dans la détermination d'une vérité sur le sexe, dans le cadre d'une rationalité balbutiante et précaire. Comme on a pu le voir, les évaluations morales ne sont pas absentes à travers une telle psychiatrisation : l'aveu lors de l'entretien médical demeure une procédure impliquant une condamnation implicite du déviant qui se confesse. C'est ici qu'une homophobie, puis une transphobie structurelles, inhérentes à la dissociation-valeur, pourront s'implanter et se développer, tant idéologiquement que socialement.
Ces quatre grands ensembles étant nommés, Foucault formule une hypothèse centrale. Dans ces stratégies, il s'agirait moins d'une lutte contre la sexualité, ou d'une prise de contrôle, que de « la production même de la sexualité ». Autrement dit, il semble que Foucault distingue la sexualité, qui serait une pratique publique-privée, socialisée, verbalisée, thématisée, et organisée, du sexe proprement dit, entendu comme acte physique extérieur au langage, comme fait brut et nu. L'enfant, par exemple, n'aurait eu une sexualité véritable que dès lors que les médecins, pédagogues, maîtres et parents, auraient fait de son sexe un enjeu dont il faut parler, inscrivant cette préoccupation dans l'organisation spatiale de la maisonnée et des établissements scolaires, ou dans le système des punitions et récompenses. La sexualité ne se vivrait pas solitairement, mais elle relèverait d'une introduction de la pratique sexuelle dans des dispositifs de pouvoir-savoir déterminés, où la parole et le discours joueraient un rôle central. En ce sens, on peut dire que la sexualité n'est pas une donnée naturelle, une structure a priori, mais un phénomène historiquement situé, spécifiquement moderne. La « famille », de même, au sens biologisant, sera une construction moderne. Elle devient ainsi le lieu où les deux dispositifs, public et privé, se soutiennent mutuellement, et renvoient l'un à l'autre. L'originalité du dispositif de sexualité c'est, pourrait-on dire, une dialectique de l'intérieur et de l'extérieur : étant centré sur l'intensité des plaisirs du corps, il spécifie ce corps même, il détermine une nature intime propre à l'individu hystérique, masturbatoire ou pervers, il favorise en somme une intériorisation par chacun de propriétés marquées, mais d'un autre côté, ses instances de régulation viennent imposer leurs normes de l'extérieur, il relève d'une intrusion indiscrète où l'extérieur vient coloniser l'intérieur.
Selon notre perspective catégorielle, radicalisant Foucault, on pourrait dire que la « sexualité » comme énergie abstraite et indifférenciée, et l'idée corrélative, biologisante, de « famille », surgissent sur la base de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, et qu'elles se développent en relation avec l'aggravation de cette dissociation. Plus spécifiquement, lorsque dans la deuxième moitié du XXème siècle, certains mouvements d'émancipation ont voulu défendre ladite « sexualité », comme abstraction indifférenciée (comme « énergie » indifférenciée), ils pouvaient faire référence, en parlant de « sexualité », tendanciellement, aux mécanismes de régulation du sexe qui avaient été mis en place dès le XVIIIème siècle, et qui s'inséraient dans la dissociation sexuelle-patriarcale totalitaire de la valeur. Ces mouvements de contestation, certes, critiquant les assignations de genre (sexisme), de sexualité (hétérocentrisme), ou les inégalités matérielles entre les hommes et les femmes, purent constituer aussi des véritables contre-tendances, face au développement de la dissociation-valeur. Mais en tant qu'ils ne purent remettre en cause structurellement, finalement, l'abstraction indifférenciée du « sexuel » (issue de la dynamique abstraite du capitalisme), ces mouvements d'émancipation, même s'ils permirent des progrès juridiques importants, finirent par s'insérer dans la logique immanente du capitalisme, sans pouvoir abolir ce mode de production et de valorisation spécifique. Les progrès juridiques acquis ici, ainsi, ne purent empêcher la barbarisation du patriarcat évoquée par Scholz, relative à la « double socialisation ». Ils n'empêchent pas non plus que se développent des assignations et auto-assignations hétérocentristes, médicales, légales ou normatives, jusque dans les formes de pseudo-reconnaissances juridiques des « minorités sexuelles » ou des « minorités de genre ».
Néanmoins, malgré les échecs et les limitations structurelles, une certaine radicalité révolutionnaire de mai 68 put aussi constituer des remises en cause temporaires des assignations familialistes de la valeur, corrélée à une remise en cause des assignations travaillistes, et cette dynamique possible pouvait signifier que c'était bien aussi le « désir » moderne indifférencié qu'il s'agissait d'abolir, et non pas simplement de réagencer. Cette dimension proprement subversive peut encore être réactivée aujourd'hui, et un héritage peut bien sûr encore exister.
De même qu'il ne s'agit pas de se réapproprier l'idée abstraite, biologisante, de « famille », issue du projet de valorisation moderne, mais bien de l'abolir, et d'abolir ses effets sociaux, de même il ne s'agit pas de se « réapproprier » ou de « libérer » l'idée abstraite et impersonnelle de « sexualité » (issue d'une réduction énergétique très moderne), mais bien de l'abolir comme structure dissociatrice et assignante (ce qui ne signifie en rien l'abolition des érotismes qualitatifs et concrets, mais ce qui signifie au contraire l'abolition de leur déqualification et de leur déconcrétisation structurelles).
L'abolition de ces assignations suppose bien l'abolition de la valeur, de l'argent, de la marchandise et du travail abstrait, et de la fonction politique étatique qui les gère.
Mais il s'agit maintenant de considérer le discours psychanalytique bourgeois lui-même, qui accompagna et développa cette idéologie impersonnelle d'une pure « sexualité » abstraite, ainsi que ses effets sociaux concrets. La psychanalyse bourgeoise s'insère éminemment dans les procédures normatives de l'aveu, de l'interprétation et de l'auto-assignation identifiées par Foucault, et dans la dynamique énergétique-réductionniste moderne.
f) La psychanalyse bourgeoise au sein du développement de la dissociation sexuelle-patriarcale
Après Spinoza (Hollande libérale du XVIIème siècle), définissant un pur « conatus » indistinct, exprimant les exigences productives émergentes liées à une abstractification de l'énergie humaine dépensée, la psychanalyse bourgeoise, d'abord freudienne, dans un contexte européen puritain, isole une énergie sexuelle indifférenciée, puis mise à distance, dont il s'agit de gérer formellement les intensités et dispositions.
La psychanalyse freudienne, qui s'origine d'emblée dans la thématisation de quelque « hystérie », ne voit pas, ou ne veut pas voir, ou thématiser, le fait que c'est le logos curatif « masculin » qui assigne, à travers une objectivité clinique idéologiquement affirmée, le « féminin », à la pathologie mentale, pour ne pas saisir la dimension sociale et légitime des résistances des personnes ainsi réifiées.
C'est le péché originel de la psychanalyse bourgeoise : ce qui était pur symptôme d'un système social bourgeois fondé sur la domination, soit la souffrance féminine, qui engage, si l'on veut effectivement l'abolir, un refus, une révolte, une émancipation stricte et autonome des personnes concernées, est devenu pathologie à isoler, qui responsabilise insidieusement la patiente, devant travailler d'abord « sur elle-même » pour sortir de ses « refoulements ».
Dans le même ordre d'idées, le mythe freudien de « l'orgasme vaginal » sera un moyen d'assigner le féminin à l'hétérosexualité et à la gestation de la vie, dans la continuité, précisément, de la pastorale chrétienne. Il constitue une véritable « excision culturelle », une véritable négation de la qualité singulière du plaisir et du désir féminins1.
« L’hystérie » féminine deviendra, chez les psychanalystes bourgeois, un effet pris pour une cause, ce qui permettra la pathologisation de personnes assignées à la féminité, et qui se révoltent légitimement, mais dangereusement, au sein d’un foyer patriarcal étouffant, soit leur gestion encadrante.
Selon une logique également patriarcale, d'ailleurs, l’homosexualité pourra être dévaluée, en vertu d'une interprétation réductionniste (et confuse) des catégories psychanalytiques sexuelles bourgeoises. L'homosexuel serait ainsi incapable de se confronter à quelque « altérité » permettant une sexualité que l'on voudrait « productive », et deviendra progressivement encadré, pour que ce qu'on juge comme une « stérilité menaçante » soit contenu. Ce n'est pas la théorie psychanalytique qui induit directement cette dérive, néanmoins, mais plutôt certaines de ses interprétations idéologiques et abstraites. On retrouve ainsi, aujourd'hui, un discours structurellement homophobe, chez le rouge-brun Francis Cousin, prétendant s'emparer de catégories « analytiques ».
Dans le champ de la psychanalyse bourgeoise, développant et aggravant la dissociation sexuelle-patriarcale, le thème de la « pulsion destructive et sadique » émergea néanmoins : il fut développé par l'ancienne patiente dite « hystérique » de Jung, Sabina Spielrein, qui devint par la suite psychanalyste (cf. « Die Destruktion als Werdens » in Jahrbuch der Psychoanalyse, IV, 1912). Il se trouve que Sabina Spielrein eut probablement une relation de type « érotomaniaque » avec Jung, comme semblent l'indiquer certaines lettres échangées. Ce complexe paraît dévoiler typiquement, et socialement, le complexe d'une « féminité » assignée, face à une « masculinité » sadique et insensible, réifiant le sexe de l'autre sans pouvoir reconnaître la qualité sensible singulière du plaisir et du désir féminins (mythe de « l'orgasme vaginal », « excision culturelle »). Les protocoles formels et impersonnels d'interrogatoires développés entre Spielrein et Jung auront pu favoriser la consolidation d'une telle relation souffrante et morbide. Ainsi, la « pulsion destructive et sadique » qu'identifia Spielrein n'était certainement pas la sienne, d'abord, mais celle de l'ordre patriarcal ayant assigné à la pathologie son désir légitime d'émancipation et de reconnaissance. Freud fut influencé par Spielrein, lorsqu'il développa ensuite la notion de « pulsion de mort », mais il dut transformer aussi substantiellement cette notion, en altérant son sens clinique, social, et existentiel (« seconde topique », 1920). Les relations entre Spielrein et Jung influencèrent d'ailleurs également la théorie freudienne du transfert, qui relève de cette érotomanie singulière déjà mentionnée (on notera que c'est peut-être le psychanalyste masculin qui est ici structurellement « érotomane », tel qu'il s'auto-réifie, et ne reconnaît plus son désir propre, avant de réifier et de dissocier le « féminin » - en définissant « l'érotomanie » du « féminin » réifié, il projetterait sa propre déprise sur « l'altérité » niée).
Selon cette perspective, on pourrait envisager que Sabina Spielrein aurait pu être la véritable « curatrice » des psychanalystes masculins bourgeois, même si elle ne thématisa pas sa démarche de cette façon.
Quoi qu'il en soit, le fait de remettre sur ses pieds, de façon historiciste et matérialiste, le thème psychanalytique de la pulsion de mort, pourrait se faire au profit d'un anticapitalisme strict, et finalement contre l'individualisation freudienne du pathologique : en effet, c'est le système impersonnel de l'autovalorisation de la valeur marchande qui est d'abord structurellement morbide ; les pulsions féminines individuelles dissociées, que le psychanalyste bourgeois prend pour des causes, alors qu'elles ne sont d'abord que des symptômes isolés, dérivent de cette dimension systémique et sociale de l'aliénation structurelle des relations patriarcales-marchandes objectivées.
Cette morbidité du système renvoie bien aussi, intrinsèquement, à une gestion patriarcale des personnes assignées au féminin, et qui devient suicidaire lorsqu'elle essentialise, fige, chosifie ainsi son « pôle opposé », défini de façon rigide et dualiste, et censé représenter idéologiquement la « source de la vie ».
Ainsi donc, si l'on désire bien proposer une « psychanalyse » sociale des individus dans le système capitaliste, il s'avère que les outils critiques de cette analyse ne seront pas fondamentalement issus de la psychanalyse patriarcale, mais bien plutôt d'une critique psychanalytique de cette psychanalyse clivante et clivée :
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l'idée d'une pulsion destructive, autodestructrice et sadique, que nous développons, exprime en effet le point de vue, non seulement individuel, mais aussi social de Sabina Spielrein ;
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la notion de « dissociation » que nous développons, ou la « valeur-dissociation », exprime également le point de vue de ce « féminin » dissocié, sur les analyses masculines-bourgeoises qui réifient ce « féminin » ;
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le refoulement, individuel et social, qui est en jeu dans cette valeur-dissociation, devient précisément visible au moment où le psychanalyste masculin-bourgeois (Freud) s'approprie pour la mutiler (sans comprendre son sens émancipateur) la notion de « pulsion destructive et sadique ».
Ainsi, ces outils psychanalytiques, issus de Spielrein, issus d'une patiente ayant subi les évaluations patriarcales d'une psychanalyse clivante et clivée, produisent l'analyse sociale de cette psychanalyse masculine-bourgeoise, et ne reproduisent plus ses écueils « gestionnaires » et dépossédants :
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elle ne peut plus réduire formellement une pure « libido » impersonnelle, mais réaffirme la qualité singulière des désirs et des plaisirs singuliers, en tant qu'elle identifie aussi précisément une « pulsion de mort » à l'oeuvre au sein de l'ordre gestionnaire qui thématise cette indistinction « libidinale » ;
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elle est un point de vue critique, une résistance, face au développement historique de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, si bien qu'elle critique de fait l'hétérocentrisme, la fixation naturaliste des « genres » et de la « famille », tendances qu'on peut définir, a posteriori, comme pulsions de mort (ou « pulsions destructives et sadiques ») ;
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elle ne peut plus individualiser structurellement quelque « soin » ou quelque « analyse », car les fonctions patriarcales qu'elle subit puis qu'elle thématise sont des structures directement sociales et collectives.
Ces outils critiques s'approprient les intentions structurelles profondes du geste d'une Sabina Spielrein, plus que le détail encore limité de son analyse.
Karl Popper affirmait que la psychanalyse n'était pas « scientifique », au sens où elle n'était pas falsifiable (un énoncé serait « scientifique », selon Popper, dans la mesure où il se préoccuperait d'abord de rendre testable ou réfutable sa validité propre). Popper remarquait que chaque fois qu’il exposait à un psychanalyste un fait susceptible d'invalider la théorie psychanalytique, celui-ci trouvait une façon d'interpréter un tel fait « gênant » qui devenait compatible avec elle.
Pour Popper, la psychanalyse n’est pas vérifiable avec ses propres méthodes car elle ne se fonde pas sur des faits objectifs, mais sur des interprétations posées d'emblée, qui deviennent des pétitions de principe. Dès lors, elle ne peut se falsifier elle-même, par définition : elle ne peut que s’auto-confirmer, continuellement. Au sens critique ou sceptique, elle ne peut être une « science » : elle finit par devenir une croyance dogmatique ou une idéologie.
Ce caractère idéologique de la psychanalyse devenue dogme, le marxisme traditionnel ou orthodoxe le posséderait aussi, selon Popper : le marxisme en effet tend à affirmer, lorsqu'il devient un dogme impensé, que l'individu qui réfute l'existence objective des classes, exprime lui-même ses propres « intérêts de classe » ; par cette réfutation, un tel individu ne ferait que confirmer, bien malgré lui, ce que l'idéologie marxiste affirme. L'idéologie marxiste, à son tour, ne pourrait donc se fonder sur des faits objectifs.
La critique sociale et politique multidimensionnelle qui produit le dépassement de ces dogmes affirme d'abord que l'inconscient est lui-même multidimensionnel, individuel, collectif, économique, social, culturel, politique, érotique. Une théorie critique en laquelle se rencontreraient un Marx « ésotérique » (critique du fétichisme marchand) et une Sabina Spielrein « ésotérique » (psycho-analyse sociale d'une « pulsion destructive et sadique »), permettrait éventuellement ce dépassement. Cette critique radicale se formulerait potentiellement au sein des luttes collectives et concrètes contre le capitalisme patriarcal. Cela étant, pour reprendre l'idée de Popper, mais pour évoquer aussi ce qu'il n'a pas aperçu, ce « fait objectif » que le psychanalyste bourgeois, ou que le marxiste ouvriériste et masculiniste, avec leurs interprétations réductrices, ne prennent plus en compte, pourrait bien être la réalité structurelle, matérielle, sociale, culturelle, économique, psychique et politique d'un patriarcat de fait, qui tend à se barbariser au sein de la modernité capitaliste, en devenant plus massif, plus neutre, plus fonctionnel et plus gestionnaire. Et la falsification stricte de la théorie psychanalytique devenue dogme pourrait éventuellement se faire lorsqu'on constaterait par exemple que les émancipations permises par des luttes féministes anticapitalistes aboliraient enfin en profondeur, et plus durablement, les dissociations « féminines » (chose qu'une psychanalyse bourgeoise ne peut faire).
Popper n'aperçoit pas cette dimension politique, car il défend finalement une science intrinsèquement destructive et bourgeoise (physique théorique, indirectement soumise à la mécanique industrielle, et donc à l'exploitation du travail vivant). Pourtant, il indique ici que toute science formelle moderne, pour devenir effectivement dialogique et falsifiable, selon ses propres « critères de validité », désire son abolition, abolition qui ne s'engage que dès lors que les individus soumis et réifiés par l'ordre socio-technique qu'elle entretient, non simplement « théorisants », mais aussi agissants, viennent lutter contre lui.
Plus fondamentalement, la gestion bourgeoise-masculine, comme on l'a dit, est elle-même dirigée inconsciemment par l'automouvement des marchandises dont elle est censée encadrer la production (ce système est constamment en crise, mais la bourgeoisie ignore ses contradictions internes, et son caractère autodestructeur).
Elle ne contrôle pas la globalité du système, aujourd'hui synthétisée de façon automatique, mécanique. Et c'est sa propre déprise qu'elle exprime de façon confuse, lorsqu'elle tente de contrôler désespérément les individus réifiés par un tel ordre, et qui se révoltent légitimement.
Autrement dit, le dit « dominant », ou le profitant plutôt, le gestionnaire, le dirigeant, est lui-même dépossédé par un ordre qu'il est censé encadrer (développement économique, régulation économique), et il exprime sa propre déprise en ne reconnaissant pas sa propre dépossession inconsciente, mais en considérant que ce sont les individus qui pourraient la faire cesser (ceux qui luttent contre cet ordre) qu'il faut « contrôler ». Ceci dévoile une pulsion morbide du gestionnaire bourgeois qui est très explicite : celles et ceux qui pourraient faire cesser son autodestruction inconsciente, en luttant contre son ordre incontrôlé, il tentera de les empêcher de lutter, en les maintenant « sous contrôle » ; et il s’autodétruit bien de la sorte encore plus, quoique tout à fait malgré lui, puisqu'il neutralise toujours plus les vecteurs extérieurs par lesquels sa propre déprise pourrait enfin cesser.
Cette détermination sera visible également à propos des notions psychanalytiques de transfert/contre-transfert : il s'agit là d'une singulière érotomanie, que le soignant postule en ce qui concerne sa patiente, et qu'il pourrait exprimer à son tour, mais de façon « réfléchie ». Pourtant, à première vue, c'est bien lui qui pourrait bien tendre d'abord à être érotomane, et qui pourrait bien thématiser confusément, ici, sa propre pulsion scopique et théorique, sa propre fascination/répulsion morbide et clivée.
Finalement, au sein de cette érotomanie dédoublée, le gestionnaire bourgeois « analysant » fétichise non seulement les marchandises, mais aussi les corps réifiés du « féminin », qui représentent la possibilité « vivante » de l'exploitation future et de la reproduction de la valeur. Le corps « sexualisé », mais dont on nie l'intériorité qualitative, du « féminin » (ou de l'être « féminisé »), devient un fétiche vivant, fondant la violence de cette érotomanie et de ce transfert dédoublés.
La notion lacanienne (et autocritique) de résistance, indique peut-être une voie plus émancipatrice : le psychanalyste avoue ici qu'il résiste lui-même, qu'il n'écoute pas ce que le ou la patient-e a à lui dire, de par sa situation, son rapport à la langue, et à l'autre. Si l'on radicalisait cette autocritique (contre les intentions immédiates du patriarche Lacan), on pourrait considérer que le psychanalyste finira par se savoir toujours plus explicitement soumis à un ordre patriarcal et bourgeois, parfois malgré lui, qu'il « doit » reproduire, et qu'il reconnaîtra toujours plus sa position ambivalente et potentiellement dominatrice, malgré ses bonnes intentions. Il tend à se vouloir toujours moins exclusif, et à limiter toujours plus ses prétentions, pour faire cesser finalement sa pulsion autodestructrice, destructive et sadique.
g) La subsomption des individus sous la valeur « familialiste »
Après avoir approfondi la dimension domestique, puis la dimension sexuelle de la dissociation sexuelle-patriarcale, on peut s'intéresser maintenant plus précisément à l'évolution de la « famille » au sein de la modernité capitaliste.
On pourra tenter de comprendre la manière dont les catégories totalisantes capitalistes, en faisant émerger « la famille » au sens biologisant, la reconfigurent aussi progressivement, au sein d'une opposition dialectique toujours plus développée.
On citera d'abord Joan Smith : « La famille – telle qu'on la connaît dans les sociétés sédentaires – n'est pas abolie par le capitalisme mais transformée. Arrachée à ses fonctions productives, ses fonctions reproductives (à la fois individuelles et générationnelles) deviennent vitales. Les individus hommes et femmes ne cessent pas d'être reproduits, et de reproduire d'autres qu'eux-mêmes, car ils sont jetés dans le travail salarié et tout un système de régulation étatique (le droit ou le code de la famille) est mis en œuvre pour réguler précisément ces relations/reproductions sexuelles en accord avec les nouveaux impératifs capitalistes qui sont imposés à la société dans son ensemble. (…) La famille est dans un rapport constamment contradictoire avec le capitalisme. La production capitaliste présuppose une main-d'oeuvre mixte ; mais la reproduction de la société capitaliste, telle qu'elle est coordonnée par l'Etat capitaliste à travers une politique familialiste et ses services « sociaux », présuppose que les femmes soient avant tout des mères. En d'autres termes, il est nécessaire de localiser le rapport contradictoire de la famille au capitalisme à travers les relations toujours changeantes entre la production et la reproduction2. »
On notera d'abord que la famille au sens précapitaliste, évoquée par Joan Smith, ne peut avoir cette dimension biologisante, ni cette dimension fonctionnelle, de la famille moderne. Il faudra se garder de rétroprojeter la notion moderne organique-formelle, en un sens démographique et économique, de la « famille », sur des sociétés prémodernes (précisément, ce sont les idéologues conservateurs, voire fascisants, qui voudront maintenir les rapports dissociants-patriarcaux modernes inhérents à la notion moderne de « famille biologique », qui auront tendance à rétroprojeter, anachroniquement, cette notion, sur une réalité archaïque, pour mieux la rendre apparemment indépassable ; ils défendront une sorte de capitalisme patriarcal éternel - c'est la même logique qui se déploie, d'ailleurs, lorsque l'idéologue bourgeois rétroprojette les catégories modernes de travail, de valeur ou de marchandise sur des sociétés prémodernes, pour mieux rendre le capitalisme apparemment indépassable et incritiquable).
Joan Smith indique que la dite « famille » (ou la maisonnée, le foyer de labeur) prémoderne développe directement des fonctions productives. Pour expliciter cette affirmation, on rappellera brièvement l'analyse de Marx, concernant les sociétés médiévales. Dans le chapitre 1 du Capital, Marx a expliqué que, dans les sociétés précapitalistes, dans lesquelles la structure marchande n'est pas prédominante, les activités productives sont « sociales » (leurs produits s'échangent socialement), non pas en tant qu'elles sont abstractifiées et développées séparément, mais en tant qu'elles sont particulières et concrètes. Ainsi, à propos de la société du Moyen Âge, Marx dit ceci : « De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail. »3 Cette situation médiévale signifie que l'activité productive qui a une dimension sociale, même si elle est une activité exploitée (et même si elle inclut une domination patriarcale spécifique), peut se développer néanmoins concrètement et particulièrement au sein même de l'existence domestique, sans séparation formelle. La maisonnée peut alors assurer des fonctions productives.
Mais dans le système moderne marchand, c'est une forme abstraite, quantitative, du travail « en général », qui définit sa socialité formelle ; c'est le caractère « universellement humain » du travail qui constitue son caractère spécifiquement social. Dans ces conditions, ce sont des propriétaires privés séparés, gérant et dirigeant le travail social, qui organisent une production séparée, et qui emploient des travailleurs privés pour réaliser a posteriori, sur un marché séparé, la valeur des marchandises produites.
Ainsi, c'est seulement dans la société marchande moderne, que le « foyer privé » comme sphère séparée, formelle et fonctionnelle, de la reproduction, apparaît au sens strict. On devra critiquer la manière dont Arendt, par exemple, rétroprojette cette sphère « privée » moderne sur la réalité antique grecque (maisonnée patriarcale), dans la Crise de la Culture : Arendt rétroprojette ici les synthèses sociales marchandes fonctionnelles sur une réalité archaïque, de façon anachronique, et manque ainsi la spécificité de l'antiquité grecque, mais aussi de la modernité capitaliste. Son discours, promouvant une « autonomie » de l'espace « public » (qu'elle ne distingue plus du « politique » athénien, sans voir qu'il dérive, dans la modernité, fonctionnellement, de la sphère de la valorisation bourgeois-patriarcale), finira par servir l'idéologie d'un capitalisme patriarcal éternel, à éventuellement « humaniser politiquement » (absurdité).
Dans la société marchande moderne, le « foyer privé » ne peut plus être un lieu de production sociale, mais il est réduit à n'être qu'un lieu de reproduction de la vie. C'est précisément dans cette mesure que se développe très spécifiquement la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur : le « féminin » est dissocié de la sphère gestionnaire-masculine, et doit accomplir dans la sphère privée, au profit de cette sphère productive, mais en restant exclu par elle, l'activité domestique, les fonctions « compassionnelles », et la gestation de la vie (la gestation de la force de travail expoitable dans le futur).
C'est au fil du développement de cette dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur que se développe, comme le dit Joan Smith, « tout un système de régulation étatique (le droit ou le code de la famille) », qui est mis en œuvre « pour réguler précisément ces relations/reproductions sexuelles en accord avec les nouveaux impératifs capitalistes qui sont imposés à la société dans son ensemble. » En effet, les catégories de base capitalistes que sont la marchandise, la valeur, le travail abstrait et l'argent, dont le mouvement automatisé signifie le développement de la dissociation sexuelle-patriarcale moderne, sont aussi formellement et fonctionnellement gérées et organisées par la fonction politique et étatique qui dérive d'elles. La régulation étatique finit par consolider et accompagner la dissociation patriarcale moderne.
Cela étant, la « famille biologique » moderne, émergeant sur la base de la valorisation capitaliste, mais aussi à son profit, finit par entrer en contradiction avec de nouveaux impératifs capitalistes. Cela signifie bien que le capitalisme se contredit lui-même (il finit par dissoudre les structures « familiales » qu'il a favorisées, et dont il dépend structurellement). Cela s'exprime dans le fait que, comme le dit Joan Smith, le capitalisme suppose toujours plus, au fil de l'extension des marchés et de la marchandisation du monde, une main d'oeuvre mixte. Les femmes assignées au travail domestique et à la gestation de la vie, dans le foyer privé, doivent toujours plus sortir de ce foyer, pour être exploitées dans la sphère publique, dans des secteurs diversifiés. Cette situation débouche sur la barbarisation du patriarcat marchand, évoqué par Scholz, sur une « double socialisation », publique-privée, doublement astreignante, à la fois dissociante et aliénante.
On constate ainsi que, selon cette dialectique par laquelle le capitalisme, en se développant, se contredit aussi lui-même, de façon autodestructrice et délirante, il pourra aussi intégrer, pour les récupérer, les luttes s'opposant à lui. Dès lors, les luttes féministes occidentales des années 1970, par exemple, débouchant sur des progrès juridiques, n'empêchent pas néanmoins que se développe sur leurs bases la double socialisation barbare dont parle Scholz. Les luttes futures qui n'aboliront pas le mode de production capitaliste-patriarcal et global, s'inséreront à leur tour dans cette dialectique morbide.
Dans le contexte postmoderne où la « famille » au sens capitaliste finit par s'auto-contredire, tout en développant ses aberrations structurelles, les femmes restent structurellement déqualifiées, réifiées, réduites à des fonctions domestiques, compassionnelles, ou maternelles, mais elles doivent maintenant « auto-gérer » davantage cette misère, « se responsabiliser » face à cette misère, en tant que salariées dévaluées, ou en tant qu'elles subissent la dissolution des cadres familiaux qui sont à la base même de leur dissociation. Dans le même temps où la « famille » se dissout socialement, favorisant des situations matériellement invivables pour les femmes, l'idéologie familialiste continue à les assigner structurellement, aggravant la dimension insupportable de la situation.
C'est dans cette situation postmoderne tragique qu'on verra des discours réactionnaires revendiquer « le retour de la famille », au nom même de la « défense des femmes » : la dissolution des cadres réifiant et dissociant les femmes, au sein de la modernité capitaliste, aggrave en effet le sort des femmes, si bien que les idéologues conservateurs peuvent avancer qu'il faudrait restaurer de tels cadres, alors même qu'ils sont à l'origine d'une dissociation sexuelle-patriarcale insupportable. Contre ces idéologies, il faudra simplement rappeler que, dans le même temps où les structures familiales se dissolvent, dans la postmodernité, l'idéologie familialiste, sexiste, homophobe et transphobe, affecte pourtant toujours plus le social, que ce soit sous la forme de la « double socialisation » ou sous la forme d'oppressions, exclusions, précarisations diverses, et qu'il ne s'agit donc en rien de restaurer cette « famille biologique » au sens moderne, mais bien d'abolir le procès de valorisation, auto-contradictoire, structurellement familialiste, favorisant des dissociations insupportables.
On constate ainsi que cette dynamique de la valorisation marchande, autocontradictoire, développe une subsomption toujours plus réelle des individus réifiés sous une valeur familialiste. Tâchons de définir brièvement une première périodisation concernant ce fait, tel qu'il se développe spécifiquement dans le capitalisme occidental.
Au XIXème siècle, les femmes occidentales sont encore dans une position intermédiaire, entre activité domestique et salariat. Dans ce contexte, les existences féminines sont déjà subsumées sous la valeur familialiste, dans la mesure où la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur doit déjà se développer, et affecte déjà réellement la condition sociale féminine.
Mais au XXème, en particulier avec l'émergence du fordisme et du taylorisme, et avec une féminisation progressive de la force de travail, marquée par une segmentation en fonction du genre, la subsomption des existences privées sous la valeur familialiste se fait plus ressentir, en disloquant davantage ces existences familiales, et en les assignant davantage à des impératifs formels et gestionnaires déterminés. Dans le contexte où les activités productives se spécialisent toujours plus (taylorisme), les tâches domestiques se marchandisent davantage, et l'Etat intervient encore plus au sein de la gestion de la « famille ».
Tandis que l'extension du chômage, de la précarité, du déclassement, de la prolétarisation, et de l'atomisation, se poursuit à l'ère « néolibérale », les structures familiales modernes de base se dissolvent, mais la subsomption des existences individuelles sous la valeur familialiste, paradoxalement, est aussi toujours plus prégnante. Les existences individuelles, en particulier les existences « féminisées », « non-hétérosexuelles », ou « non-genrées », tendent à être toujours plus subsumées sous la valeur familialiste, non plus simplement dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique, de façon toujours plus fonctionnelle et sectorisante, dans le même temps où les structures effectives de la famille, comme réalité sociale, semblent se dissoudre toujours plus.
Cette dynamique progressive de subsomption toujours plus prégnante, et toujours plus assignante, des existences individuelles, sous une valeur familialiste, accompagne le développement d'assignations et de sectorisations sexuelles toujours plus spécifiques. Tâchons de complexifier la périodisation proposée, en intégrant cette dimension sexuelle spécifique.
D'abord, comme le fait remarquer John D'Emilio (19934), avant le XIXème siècle, aux Etats-Unis, « l'homosexualité », comme catégorie distincte, au sens formel, clinique, biologisant et légal moderne du terme, n'existe pas. Des pratiques homo-érotiques existaient alors, et les existences « non-hétérosexuelles », ou « non-reproductives », étaient tendanciellement réprimées, mais l'identité homosexuelle n'était pas encore socialement construite. Cela étant, la subsomption des individus sous une valeur familialiste est toujours plus prégnante, au fil du développement de la valorisation marchande, et d'une rationalisation toujours plus fonctionnelle de la division du travail, et dès lors des sectorisations et assignations sexuelles interviennent, consolidant des nouvelles « identités sexuelles ». D'Emilio dira ainsi, concernant les Etats-Unis : « A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, la situation changea considérablement à mesure que le système capitaliste du travail libre s'enracinait. Ce n'est qu'à partir du moment où des individus gagnaient désormais leur vie à travers le travail salarié, plutôt qu'à l'intérieur d'une unité familiale indépendante, que la cristallisation de l'homosexualité dans une identité personnelle pouvait se produire – une identité conditionnée par la possibilité de mener une vie en dehors de la famille hétérosexuelle et construite sur la base d'une attirance pour le même sexe. »5
L'assignation à une identité « homosexuelle » se développe et se précise au fil du développement de la rationalisation du travail productif. Le développement du taylorisme, au XXème siècle, aggrave cette assignation fonctionnelle. Ainsi, Kevin Floyd soulignera, en 2013, « l'étonnante similitude entre le remplacement progressif de la confession religieuse par la clinique et l'émergence simultanée du taylorisme : les ateliers comme la clinique – une forme moderne de confession, gérée scientifiquement, qui s'oppose à la confession guidée par la théologie – deviennent des espaces de déqualification scientifiquement réfléchie, des espaces où les corps sont transformés en sujets précisément à travers leur assujettissement à l'expertise scientifique. L'objectivation épistémologique de la qualification technique de la force de travail et l'objectivation épistémologique du désir sexuel sont toutes deux, en un sens, des aspects d'une dynamique plus générale en cours, la réification capitaliste à partir de laquelle Lukacs élabore sa théorie »6.
C'est ainsi qu'on pourra considérer que la psychanalyse bourgeoise et l'organisation rationnelle, technique et scientifique du travail sont les deux dimensions d'une même réification sociale des corps et des « énergies » (réduites à l'abstraction indifférenciée), en tant qu'elles dérivent aussi structurellement de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, dans le même temps où elles l'accompagnent et l'aggravent.
Floyd montrera ainsi « en quoi le basculement freudien du dispositif de sexualité a été médié aux États-Unis par un moment particulier dans l’histoire des efforts sociaux de gestion de l’accumulation. L’institutionnalisation de la psychanalyse comme institution et marchandise est intiment liée aux répercussions structurelles et historiques du taylorisme. La psychanalyse faisant partie d’une différenciation émergente des industries de services, elle est un des lieux où le capital et le travail ont été réinvestis au début du XXème siècle » (Ibid., p. 60). Floyd ajoutera que la connaissance « sexuelle » de soi, rendue possible par la psychanalyse, s'insère structurellement dans la structure marchande fonctionnelle, et qu'elle déqualifie ainsi le désir abstractifié : « L’accès à cette connaissance sexuelle et temporelle de soi ne peut se faire que par l’échange de marchandises, par la consommation de plus en plus normalisée de la psychanalyse qui déqualifie le corps sexuel de sorte qu’il puisse servir de moyen à l’effort intense fourni pour gérer le taux d’accumulation » (p. 79).
Avec l'émergence du taylorisme, le salarié toujours plus spécialisé et disloqué tend aussi à être dépossédé de son « savoir-faire ». La réduction physiologique et énergétique indissociable du travail abstrait (valeur) tend à affecter toujours plus la réalité de l'activité productive, en tant que celle-ci, sous sa forme concrète, est toujours moins spécifique, toujours plus fonctionnelle et déqualifiée. A cette dynamique correspond la réalisation, dans les existences privées, du principe d'un « désir » indistinct et abstrait, impersonnel et « universel » (désir au sens de la psychanalyse bourgeoise). Dans un tel contexte, comme le précise Kevin Floyd, l'ouvrier masculin blanc états-unien, dont l'activité salariale, disloquée, est aussi toujours plus dissociée de la sphère privée de la reproduction, voit sa masculinité et son hétérosexualité dites « organiques », indissociables d'un « savoir-faire » déterminé (« métier ») et d'un désir particularisé (« virilité »), être déstabilisées fortement.
La « masculinité » connaît le même sort que la « famille » au fil du procès de valorisation : elle est d'abord un critère normatif qui dérive de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur. Mais le procès de valorisation auto-contradictoire finit par déposséder progressivement cette « masculinité » assignante, violente, et dissociatrice. Pour autant, au fil de cette dépossession, la valeur masculiniste continue toujours plus à subsumer les individus sous elle. Un tel processus auto-contradictoire devient on ne peut plus visible à partir de la période taylorienne, et se radicalise ensuite, se barbarisant d'ailleurs aujourd'hui, à l'ère dite « néolibérale », au fil du développement de la « double socialisation » des femmes. Dans ce contexte, la « masculinité » extériorisée par rapport à soi, mais d'autant plus assignante, devient une « compétence » à acquérir et à « performer ». Comme le dit Kevin Floyd, la masculinité devient « une norme définie à partir de traits de comportements manifestes et mesurables à chercher partout, du succès à l'échec dans les activités sportives jusqu'à la recherche anxieuse dans le comportement ou le corps de traces de l'homosexualité » (p. 103).
Dans ce contexte tardif, la « sexualité », comme énergie impersonnelle extériorisée par rapport à soi, formalisée et contemplée de l'extérieur (psychanalyse, clinique), tend elle aussi à devenir toujours plus une activité contemplative. La marchandisation patriarcale et réifiante de la pornographie accompagne ce processus, à partir des années 1970, mais surtout dans les années 2000-2010, avec le développement d'Internet. Les « catégories pornographiques » sont elles-mêmes subsumées toujours plus sous la valeur familialiste assignante, dans la mesure où elles fixent, tant théoriquement que pratiquement, des types de sexualités toujours plus sectorisés et fonctionnels, au sein d'un principe taylorien élargi ; des catégories racistes et validistes peuvent se surajouter aux catégories patriarcales (porno « hétéro », « interracial », « fétichiste », « SM », « scato », etc.). La réification du « désir » impersonnel, ou « libidinal », qui se vend comme pornographie marchande, rejoint l'auto-assignation des individus insérés toujours plus violemment dans la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur. On notera ainsi que le système pornographique marchand et le système puritain moderne renvoient à une seule même logique, dans la mesure où ils dérivent tous deux de la dissociation sexuelle-patriarcale, et de la manière dont les existences sont subsumées sous une valeur familialiste réductrice, catégorisante et assignante. On verra ainsi que la société qui développe l'industrie pornographique la plus puissante du monde, soit la société états-unienne, est aussi l'une des sociétés les plus puritaines.
Pour questionner finalement la notion d'une communauté ou d'une identité LGBTQI, on devra dire d'abord que cette identité dialectique a un potentiel subversif certain : en tant qu'elle déborde initialement les catégories dualistes de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, elle est en effet susceptible de les remettre en cause, ou de promouvoir des luttes déterminées. Néanmoins, comme « identité » représentée finalement de façon réductrice par la structure marchande, elle peut aussi invisibiliser des inégalités socio-économiques, dans le même temps où elle visibilise une frange plus « privilégiée » des personnes assignées. Ainsi, comme le dit Sophie Noyé (20147), « les pratiques de consommation ont contribué avant la phase néolibérale à la création d’une identité LGBTQI commune et à la visibilisation de celle-ci (…). La marchandisation des subjectivités dans le cadre de la « rationalité néolibérale », selon l’expression de Wendy Brown (2004 ; 2007), indique non seulement la pénétration de la logique marchande dans le rapport qu’entretient l’individu à son corps et à son désir, et ainsi la transformation des sujets en « sujets de valeur », mais également le branchement de cette marchandisation aux circuits de production et de consommation capitaliste. (…) Si des stratégies de subversion peuvent prendre place au sein du système de consommation capitaliste, il n’en demeure pas moins que la marchandisation des identités LGBT (mais la remarque vaut de façon bien plus générale pour la marchandisation de l’ensemble des identités – et du désir- dans le néolibéralisme) engendre de fortes inégalités : les personnes qui n’ont pas les moyens ne peuvent acquérir cette identité qui conditionne pourtant leur visibilité et leur reconnaissance. La marchandisation rend donc « invisibles » celles et ceux qui ne peuvent suffisamment ou correctement consommer. »
La dimension ambivalente et fonctionnelle des « reconnaissances » (qui supposent toujours des formes d'assignations et d'exclusions nouvelles) au fil du procès de valorisation capitaliste, liée à la dynamique auto-contradictoire de la société marchande, montre ainsi toute l'ambivalence du développement d'identités ou de communautés initialement dissociées. Par ailleurs, les « identités » LGBTQI représentées de façon assignante par la structure marchande, en particulier dans la sphère de la consommation, ne peuvent être indépendantes du principe familialiste de la valeur, ce qui se vérifie lorsqu'on considère qu'elles sont intégrées dans des typologies sexualistes fonctionnelles et rigides, sur fond de « sexualité » indifférenciée et impersonnelle. En outre, au fil de ce processus, les personnes LGBTQI n'accédant pas à cette consommation, subissant des inégalités racistes ou économiques, restent bien doublement réifiées et exclues, non simplement socio-économiquement, mais aussi « à cause » de leur sexualité dévaluée dans le régime familialiste, mais leur situation n'est plus nécessairement distinguée des personnes LGBTQI intégrées dans la consommation.
Ainsi, Sophie Noyé dira que le régime de la consommation de masse dessine les contours des identités LGBTQI réifiées, mais « indique également les manières de les performer ». Elle ajoute : « Cette définition exclut les personnes les plus pauvres bien sûr et spécifiquement les femmes, les personnes âgées, les trans, les personnes stigmatisées comme handicapées, et les personnes racisées (…). Ces précisions remettent en question l’utilisation du terme LGBTQI qui englobe des situations très différentes, notamment du point de vue des inégalités socio-économiques. » Ainsi, il est nécessaire de remarquer, selon Sophie Noyé, que le développement du « pink market », par exemple, non seulement exacerbe ces inégalités socio-économiques, mais repose également sur elles. Elle ajoute : « L’inclusion publicitaire et publicisée des minorités sexuelles et de genre dans le néolibéralisme se fait avant tout au nom du profit, la publicité se servant des corps queer masculins pour créer et séduire un nouveau profil de consommateurs. Elle recrée par ailleurs de fortes inégalités, car elle instaure une nouvelle stratification sociale à partir des différentes formes de masculinités qui en résultent. Ce processus se réalise à l’aide d’une violence d’État alliée aux forces du néolibéralisme, à travers notamment des politiques de gentrification soutenues par les municipalités. »
Sur ces bases, Sophie Noyé envisage une façon « matérialiste » de considérer la condition des personnes LGBTQI, en indiquant qu'il s'agirait de penser des « rapports sociaux de sexualité » : « Cette notion de « rapports sociaux » permet de penser l’aspect également matériel de la domination des personnes LGBTQI, qui s’incarne dans une forte précarité économique pour certain-e-s d’entre eux/elles. (…) Gianfranco Rebucini revient sur une étude qui indique qu’en France les hommes gays gagnent moins que les hommes hétérosexuels à compétence égale (l’ampleur de cette discrimination varie de 6.5% environ dans le secteur privé à 5.5% dans le secteur public) et que les gays et les lesbiennes se trouvent très souvent dans des conditions économiques précaires à cause de l’homophobie et de la lesbophobie. Concernant le contexte états-unien, Joseph de Philippis précise que les LGBT of colors sont plus pauvres que les LGBT blancs, mais aussi plus pauvres que les hétérosexuels of colors, que les couples gays et lesbiens sont plus pauvres que les couples hétérosexuels en général et que les personnes trans sont les plus pauvres de la communauté LGBTQI : environ 65% d’entre eux vivent dans la pauvreté. »
On pourra insérer le matériau empirique et analytique fourni par Sophie Noyé dans une critique radicale des catégories de base que sont la marchandise, la valeur, l'argent, le travail abstrait, et de la fonction étatique-politique qui les gère, en vue de leur abolition. Et non pas critiquer simplement le dit « néolibéralisme », lequel n'est en effet qu'une phase de décomposition avancée au sein d'un procès de valorisation plus large et plus global. Autrement dit, comme on l'a montré, on fera dériver précisément les « rapports sociaux de sexe » envisagés par Sophie Noyé de la dynamique morbide de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, qui émerge dès les premiers moments de la modernité capitaliste. Une théorie critique « queer » qui n'apercevrait pas la valeur-dissociation, et qui ne critiquerait que les développements locaux et « néolibéraux » de la transphobie et de l'homophobie structurelles de la modernité capitaliste, risquerait de critiquer simplement des effets empiriques contingents, sans attaquer la racine même de la domination moderne.
On notera finalement que notre démarche ici a été finalement intégrative, et non exclusive. Félix Boggio Ewanjé-Epée, dans son article « Les trajectoires féministes et queer de la réification »8, développant les thèses de D'Emilio et de Kevin Floyd que nous avons évoquées, considère qu'il ne s'agit plus de thématiser l'activité domestique féminine pour traiter de la réification induite par la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur. Il juge en effet que ce thème peut favoriser une théorie du « point de vue », susceptible tendanciellement d'essentialiser le « féminin » (Nancy Hartsock développerait ainsi cet écueil). Il considère qu'il s'agit exclusivement de thématiser la famille comme sphère de consommation et de reproduction, pour envisager les réifications patriarcales de la valeur. Pourtant, nous l'avons vu, il est possible de penser ensemble l'assignation des femmes au foyer privé et les questions reproductives liées à la famille, sans essentialiser pour autant le « féminin », et sans développer une théorie du « point de vue ». En effet, la critique de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur développée par Scholz n'est pas essentialiste, et n'est pas une théorie du « point de vue », puisqu'elle cible un « méta-niveau » de la domination, en partant de la synthèse sociale de la valeur, domination qui ne cesse pas de s'exercer lorsque les femmes sont intégrées au salariat plus massivement (« double socialisation »). Or, cette théorie critique permet d'envisager de façon originale la question de l'assignation des femmes à la sphère domestique. En outre, on a vu qu'on pouvait faire dériver de cette dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, ensuite, la question des assignations sexuelles et marchandes relatives au familialisme de la valeur, ainsi que l'évolution dialectique de ce familialisme. La démarche excluante, non intégrative, de Félix Boggio Ewanjé-Epée, ne cible pas cette possibilité, ce pourquoi on ne peut la retenir.
Pour conclure, on a donc vu ici qu'on pouvait utiliser la notion lukacsienne de « travail abstrait », ou de « valeur », pour cerner la logique évolutive de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, jusqu'à aujourd'hui, selon des dimensions domestiques et sexuelles, privées et publiques, individuelles, familiales et sociales.
h) Une écologie naturaliste tendanciellement patriarcale, homophobe et transphobe. L'aggravation du refoulement de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur
Citations
1. Citations de Pierre Rabhi, un « décroissant » d’aujourd’hui
Pierre Rabhi, à propos de « la » « Famille » :
« Et bien disons la famille, c’est une communauté naturelle, que la vie a établie, de cette façon. Et bien disons qu’il y a le père la mère, les enfants, tout cela représente une communauté, on pourrait dire viscérale, biologique, on ne pourrait pas la récuser. »
Pierre Rabhi, à propos du mariage homosexuel :
"Oui, toutes ces nouvelles idées… Il n’en reste pas moins vrai que ce qui n’est pas récusable et que ce qui a été depuis l’origine de l’humanité c’est que l’homme, la femme procréent et ont des enfants et constituent un groupe sociale biologique. Et ça personne ne peut le récuser. Alors on a beau avoir toutes sortes de discours, de théories, de thèses et d’antithèses cela n’enlève rien à cette réalité là."
Pierre Rabhi, à propos d’un enfant élevé par un couple homosexuel :
« C’est à dire qu’il risque d’être mis devant un fait accompli d’avoir deux papas et deux mamans et de n’être pas dans ce qu’on appelle la norme. Et quand on dit la norme c’est la norme, on ne peut pas tourner autour du pot, il ne peut pas y avoir de procréation sans un homme et une femme. »
Définition de la norme, par Pierre Rabhi :
« La nature elle-même. C’est que pour qu’il y ait procréation, il faut mâle et femelle (...). Une chèvre a besoin d’un bouc, la vache a besoin d’un taureau. Donc ça c’est une loi invariable à laquelle même les homosexuels doivent leur propre existence. »
Pierre Rabhi, sur la radio chrétienne RCF Berry, le 21 août 2014
2. Conceptions homophobes et transphobes du collectif « technocritique » de Pièces et main d’oeuvre
Le collectif « technocritique » de Pièces et main d’œuvre considère que les transsexuel-le-s/transgenres, que les chirurgiens, disent-ils, « équipent ou débarrassent suivant les cas, d’un pénis détesté ou désiré », que les intersexes, que le dit « lobby LGBT » et que « l’élite gay et lesbienne », qui aurait selon eux la mainmise sur le monde de la mode, et voudrait « imposer l’homonormalité », doivent être associé-e-s à la « dérive » « technologique » moderne, pourquoi pas au projet « transhumaniste » totalitaire.
PMO, « Ceci n'est pas une femme. A propos des tordus queer »
3. Un positionnement réactionnaire d'un certain écologiste, à l’occasion du débat sur le mariage pour tous
"Dans le cas particulier des unions homosexuelles, un enfant pourrait alors avoir officiellement deux mères (et pas de père) ou deux pères (et pas de mère) : le discours légal contredirait alors la réalité de l’existence de deux parents biologiques de sexe différent."
"Si le projet de loi devait être adopté, ce serait une négation sidérante de la nature, l’aboutissement consternant de notre société industrielle qui détruit la nature non seulement dans la réalité mais aussi dans les esprits. L’homme se prend pour un démiurge : nucléaire, OGM, nanotechnologies… sans jamais mettre la moindre limite à son action. « No limits », tel est le slogan des ultralibéraux qui définissent le nouveau politiquement correct. "
Thierry Jacaud, « La vérité pour tous »
4. Citation d'Eugénie Bastié, prônant « l'écologie intégrale » (revue Limites)
« Nous essayons de déconstruire cette injustice, et de montrer que christianisme et écologie ne sont pas seulement compatibles, mais indissociables (…) Faites des enfants, pas les courses ! »
Bastié, « Faites des enfants, pas les courses », 4 septembre 2015, in : lerougeetlenoir.org
5. Propos de Jacques Ellul, « critique de la technique »
Ellul, en 1984, dans Les combats de la liberté, considère qu’il faut abandonner l’homosexualité et qu’elle est une perversion et un péché, une sexualité « médiocre » qui serait « destruction de soi et des autres ».
Commentaires
Ces cinq interventions sont bien sûr issues de mouvances politiques différenciées. Elles manifestent divers degrés d'exclusions et de violences. Celles de Pierre Rabhi, Thierry Jacaud et Eugénie Bastié, apparemment plus « dialectiques » que celles D'Ellul et de PMO, peuvent s'insérer dans un discours général dit « humaniste », ou « universaliste », qui se veut donc complexe, et qui pourra même prôner l'acceptation des différences, etc. Cela étant précisément, ces « différences » seront définies en fonction d'une normalité, d'une naturalité, elles-mêmes impensées.
Ce qui devra retenir l'attention, ce seront bien certaines structures idéologiques communes.
On constate que, dans les centres occidentaux de la gestion globale, des discours critiquant le dit « système », se développent, au fil du processus capitaliste de crise. Un discours écologiste dit « radical », ou « intégral », ou même « décroissant », pourra développer cette critique. Mais précisément, le développement et l'aggravation de la dissociation-valeur, comme on l'a vu, produit aussi progressivement le refoulement de cette dissociation. Dans le même temps où ses structures assignantes et réifiantes radicalisent la scission, cette scission devient toujours moins consciente pour les individus. C'est ainsi qu'une certaine pseudo-critique du système, totalement hébétée, insérée pleinement dans la religion fétichiste-marchande du quotidien, pourra prétendre « remettre en cause » la modernité, dans le même temps où elle s'appropriera pleinement et absolument ses catégories les plus explicitement destructives et morbides.
Tâchons de définir les structures générales de cette « technocritique », ou de cette écologie naturaliste pseudo-critique, qui revendique le maintien des assignations productivistes, dans le même temps où elle pense confusément les dénoncer.
Cette écologie naturaliste opposera systématiquement à « la technique », hypostasiée, ou à « l'artifice », au « simulacre », une certaine « nature humaine », elle-même figée, non dynamique. Une telle « nature humaine » sera définie en fonction d'une « identité biologique » immuable du « vivant humain », elle-même associée à « l'identité biologique » de toute vie, animale ou végétale. Elle implique les définitions catégoriques d'une « famille », d'une « sexualité », et de « genres », compris comme « normaux », ce qui supposerait, politiquement, une normalisation précise et « responsable », et certaines différenciations corrélatives.
Cette pseudo-critique manichéenne et binaire de « la » technique en général, qui viendrait « corrompre » quelque « nature humaine » « normale », relève d'une idéologie biologisante qui tente de définir un « être » fixe de l'existant, qu'il faudrait « prendre en considération ». Mais cette idéologie ne voit pas qu'elle est elle-même construite socialement et historiquement, et que l'idée de « nature fixe », qu'elle mobilise, qui n'est jamais qu'une élaboration théorique déterminée, ne peut être elle-même, par définition, considérée comme immuable et éternelle.
Par ailleurs, outre le fait que cette pseudo-critique est franchement nauséabonde, car ontologiquement patriarcale, indépendamment des bonnes intentions de ses défenseurs, elle n’est pas une critique conséquente du capitalisme : car c’est en ciblant les structures de dépossessions matérielles massives de la technologie en régime capitaliste, et surtout leurs fonctions de domination, très spécifiques, que l’on pourra, en effet, les destituer.
Pourquoi dira-t-on, donc, que cette nature, que cette normalité, que nos « technocritiques » réactionnaires convoquent, implicitement ou explicitement, est elle-même une construction sociale et historique récente, très moderne, et qu'elle s'auto-contredit, de ce fait, en elle-même ?
A vrai dire, la réduction des vies humaines individuelles, a priori linéaires et historiques, à des déterminations biologiques cycliques (engendrement, consommation, production, reproduction), est une réduction qui se développe de façon explicite au sein de notre modernité, et que les totalitarismes massivement meurtriers du XXème siècle finiront par exploiter de façon désastreuse, quoiqu'elle se poursuivra dans les sociétés libérales plus tardives.
Et ce caractère spécifiquement moderne des assignations biologisantes est encore mieux compris si l'on considère le projet économique moderne : le capitalisme.
Le capitalisme est un ordre productiviste et fonctionnaliste, en un sens également biologisant : les individus au travail sont réduits à n'être que l'actualisation d'une pure « force », énergétique, physiologique, de travail. La valorisation des marchandises par le travail suppose cette réduction physiologique. L'idée de « pure énergie », indistincte et indifférenciée, en un sens physiologique et « biologique », est indissociable des déterminations interne au travail abstrait (catégorie fonctionnelle capitaliste). Ce fonctionnalisme colonise tous les aspects de la vie, dans la mesure où c'est l'exploitation de cette « force » énergétique, permettant l'augmentation de la valeur économique, qui concentre tous les regards, dans la circulation inversée A-M-A'. Ce fonctionnalisme déterminera donc une division rationnelle des activités de la production et de la reproduction de la vie, ou de la force de travail, dans les espaces privés. Ce fonctionnalisme de la reproduction de la vie dans l'espace privé, vie définie comme pure puissance physiologique, assignera les individus à de « genres », à des « sexualités » déterminées, en fonction du rôle qu'ils jouent (ou ne jouent pas) dans la dynamique productive et reproductive générale.
Ce capitalisme fonctionnaliste, biologisant, dès lors, sera, bien sûr, structurellement patriarcal, sexiste, homophobe, et transphobe. Ce sont ses techniques mêmes de gestion de l’existant, techniques calculatrices et rationnelles, qui rendent nécessaires puis opérantes, de telles discriminations, assignations, catégorisations, réductions. Le « féminin », assigné à la tâche de l'engendrement et de l'entretien de la force de travail, dans le foyer privé, subit les divisions et réductions « adéquates ». Les existences « non-hétérosexuelles », ou « hors-genre », définies comme « stériles », « inaptes à engendrer », subissent d'autres réductions et discriminations spécifiques.
L'assignation patriarcale des femmes à la gestation exclusive, et à ses « responsabilités » corrélatives, dans le foyer, certes plus archaïque que la modernité capitaliste, sera déterminée néanmoins de façon nouvelle et spécifique, au sein de cette modernité, de façon beaucoup plus amorale et impersonnelle, si bien que ce patriarcat, recomposé, définit lui-même une « naturalité biologique » inédite, qu'il faut savoir penser spécifiquement.
Quoi qu'il en soit, « biologisme », « naturalisme » patriarcal moderne, et technologies classistes, travaillistes, de la domination, de l'exploitation et de la destruction, ne s'opposent absolument pas au sein du capitalisme, mais sont les deux faces d'une même pièce.
Ce n'est pas d'abord le « rejet affectif » des « différences » qui fonde ces dominations ou discriminations : comme réductions fonctionnelles, elles relèvent de déterminations calculantes, amorales et aveugles à l'empiricité concrète des existences. Le « rejet affectif » de l'autre qui est « différent » ne vient que se surajouter à ces déterminations calculantes, il n'est en rien une cause immédiatement motrice dans cette situation : il n'est qu'un effet, lui-même provoqué par une division plus primordiale, rationnelle et instrumentale, des forces individuelles et collectives, division relative à un ordre (re)productif organisé formellement ; rétroactivement, certes, un tel affect altérophobe consolide cette division fonctionnelle, laquelle, ainsi renforcée, produit en retour le développement affermi de cet affect, etc., indéfiniment.
Les individus humains semblent donc devoir se conformer particulièrement à un ordre « biologique » fixe, car c'est d'abord la détermination passive de la survie physiologique qu'organise la société de la valeur synthétisée par le travail abstrait. Mais cette « naturalité » n'a rien de transhistorique : elle émerge au moment où ce travail, précisément, devient à ce point indifférencié, qu'il est réduit à des composantes physiologiques indéterminées, sans contenu concret propre. La « nature non-humaine » (animale, par exemple) à laquelle on se référera pour justifier cette naturalité « normale » de l'organisation sociale et familiale sera elle-même, à son tour, une construction historiquement déterminée, s'adaptant à de telles injonctions : le devenir de cette « nature non-humaine », dynamique, ainsi que sa complexité, sont niés par de telles constructions idéologiques, pour que des analogies précises entre l'ordre de la valeur économique et cet ordre « non-humain » réifié, théoriquement élaboré, soient rendus possibles, et pour mieux légitimer le premier (cf. Spencer).
Lorsque ce capitalisme développe une folie meurtrière, comme national-socialisme, son fonctionnalisme devient à ce point délirant qu’il finit par enfermer ou assassiner les personnes n'ayant pas une « sexualité productive » (personnes homosexuelles), de même qu’il pourra assassiner les individus « non viables » pour la « nation », ou pour son économie « réelle » (personnes handicapées, personnes tziganes non « territorialisées », personnes juives assignées au capital financier « sans attache »).
Son correspondant pétainiste défendra l’idée d’une famille naturelle, c’est-à-dire : patriarcale, idée indissociable d'un ordre industriel et technique travailliste, et d'un ordre national organique, massifiant les consciences autour d'un projet commun de division productive (« travail, famille, patrie »).
La pseudo-critique anti-technique, ou se voulant « écologique », ou « anticapitaliste », qui finira par prôner, aujourd'hui, une norme « naturelle » familiale (implicitement patriarcale), qui confondra l’homosexualité, l’intersexualité, ou la transsexualité, avec quelque « dérive » productiviste ou technologique, ne fera en fait que défendre les valeurs que le capitalisme, primitivement, et aujourd’hui de façon plus voilée, mais aussi plus sauvage, défend lui-même d’emblée. C'est l'idée fonctionnelle, capitaliste, moderne, de « naturalité biologique » sexuelle, familiale, génétique, que cette pseudo-critique défend de fait, et donc elle défend également, implicitement, toutes les technologies biopolitiques, juridiques, sociales, induites par cette idée.
Le mariage homosexuel, les techniques chirurgicales permettant le changement de sexe, qui sont timidement rendus possibles aujourd’hui, sont d'abord issus de luttes, et de contre-tendances, au sein d’une dynamique qui fonctionnalise toujours plus les genres et les sexualités. Le droit à l'avortement, de même, que nos « écologistes » naturalistes pourraient appréhender comme « non-naturalité », sans contredire leurs principes axiologiques (même si leurs positionnements formels peuvent être différenciés concernant ce sujet), ce droit acquis grâce à des luttes féministes déterminées, est bien aussi une contre-tendance au sein du fonctionnalisme moderne industriel et biologisant. Ces « techniques » de gouvernementalité, ou ces « techniques » médicales, permettent en effet de contrecarrer quelque peu les structures technologiques massives capitalistes qui tendent à étouffer toujours plus les « déviations ».
Ces contre-tendances juridiques et médicales ne s'insèrent pas immédiatement dans le processus d'accélération productiviste et technologique moderne, mais sont d'abord issues de luttes réelles, développées contre ce système technologique-familialiste. Néanmoins, on doit dire aussi que ces contre-tendances se sont développées au sein de luttes qui n'ont finalement pas aboli le capitalisme familialiste global, et qu'elles finissent par s'insérer dans l'immanence du processus dialectique du capitalisme (intégration, récupération). En outre, on doit reconnaître que ces contre-tendances émergent sur la base des contradictions mêmes du procès capitaliste de crise. Comme il a été déjà dit, le capitalisme met en place des structures (« famille », sphère domestique féminine) qu'il finit par décomposer, comme développement auto-contradictoire, et comme procès d'extension indéfini (besoin d'une main-d'oeuvre mixte, intégration relative de minorités traditionnellement exclues dans le salariat et la consommation, etc.). Les contre-tendances juridiques ou formelles émergeant en son sein ont donc pu être engendrées par sa dynamique auto-contradictoire (impliquant le refoulement, mais aussi la barbarisation de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur), si bien qu'il récupérera d'autant mieux de telles contre-tendances, pour les intégrer à son fonctionnement automatique indéfini.
Ainsi, au fil de la manifestation de ces contre-tendances, et de leur « reconnaissance » relative par le système, il y aura potentiellement un calcul amoral, stratégique, sans que ce calcul puisse être rattaché à des intentions toujours conscientes ou formulées (on parle ici d'un système essentiellement impersonnel) : en effet, l’extension de la marchandisation du monde implique l’intégration relative de certaines franges d'abord exclues. Des « techniques adaptées », promouvant la « reconnaissance » inédite, mais relative, de ces franges d'abord exclues, doivent être mobilisées dans ce contexte. Dès lors, si ces « techniques » nouvelles permettent des formes d’émancipations et de prises en charge matérielles qui furent attendues, revendiquées, et si les acquérir est bien plus souhaitable que le fait de demeurer dans des situations psychologiques, matérielles, qui seraient beaucoup plus précaires et insupportables sans elles, néanmoins, ces « techniques » sont finalement prises en charge par un ordre qui aura maintenu primitivement des formes d'assignations insupportables. Ces techniques, en toute logique, impliqueront donc aussi des subversions atténuées, des tutelles nouvelles : le fait de rester dépendantes, en étant intégrées par lui, à un ordre républicain, médical, juridique, qui aura exclu à la base, fondamentalement, certaines formes sexuelles ou genrées, « déviantes » ou « inférieures » c’est, pour des personnes toujours déjà réduites, n’obtenir qu’une reconnaissance tronquée, étouffée par un souci de contrôle et par une méfiance jamais désactivés.
Une critique de ces techniques tardives de la « reconnaissance », non binaire, non manichéenne, doit oser se formuler. Mais précisément, contre toute « écologie » naturaliste, ou familialiste, issue de l'aggravation du refoulement de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, on ne critiquera pas ces techniques ambivalentes au nom d'un « retour à la famille » mais au contraire, en vue de l'abolition du familialisme formel et marchand qui continue à les conditionner. Par souci de réalisme, cette critique radicale de la valeur familialiste doit reconnaître qu'elle ne fait que dessiner un horizon lointain, post-capitaliste, et qu'elle ne doit pas dénoncer bêtement les luttes existantes qui revendiquent l'amélioration ponctuelle et temporaire de ces techniques, ou encore le maintien, toujours menacé, des techniques qui ont été acquises difficilement, même si celles-ci restent ambivalentes. Mais cette critique s'en prenant à la racine de la domination moderne s'inscrit aussi dans des dynamiques formulant des exigences plus radicales, et plus globales, qui pourraient bien développer le germe révolutionnaire des luttes existantes, même des luttes dites « réformistes ».
Le droit à l’avortement, par exemple, si l’on défendait jusqu’au bout l’idée d’égalité réelle, ne devrait plus être défini comme un droit formel dont « jouiraient », « par chance », les femmes ; dans une société directement libre et égalitaire, qui ne serait plus synthétisée par la structure marchande, l'argent, le travail abstrait, et par la fonction politique-juridique qui les gère, on prendrait en considération toutes les personnes humaines, et ce « droit » n’aurait pas à être un droit ciblant certaines situations particulières, ou un « droit » temporaire, excluant (il serait aboli comme droit abstrait ou sélectif). N’a-t-on jamais pensé également que l’homme qui met enceinte une femme, dans une situation où il n’est pas possible de garder l’enfant, bénéficie depuis toujours d’un droit, mais qui n’a jamais été contesté ou acquis ? Ce « droit de l’homme », il serait presque une norme éternelle, un droit naturel, sans qu’une législation « républicaine » spéciale doive le préciser, tant il serait évident qu’il serait son droit immuable. Lorsqu’on détermine un droit, c’est aussi que quelque chose aurait été « réclamé » : une femme aura à réclamer ce « droit », mais un homme bénéficie tellement de ce droit, qu’il lui paraîtrait absurde de le réclamer. Une femme « usant » de ce droit sera donc finalement, implicitement, accusée : on lui ferait une « faveur », elle aurait à se sentir « responsable » (Dolto par exemple, imagina qu’une femme se faisant avorter devait payer une amende symbolique). L’homme « viril » quant à lui n’aurait aucune « faveur » à « réclamer », on lui avait déjà fait, toujours déjà, cette faveur de mettre enceinte qui il voudrait, sans jamais lui demander des comptes, dès sa naissance. En outre, comme « droit » seulement légal, et donc, par principe, acquis, qu’on peut perdre potentiellement, ce « droit à l’avortement » n’est pas encore une évidence éternelle, mais il reste toujours un sursis, négatif, menaçant. Pourtant, le fait que chacun-e peut et doit disposer de son propre corps apparaît a priori comme un fait évident (mais cette évidence, le droit juridique-formel, ou les codes moraux et légaux divers, la masquent et l'oblitèrent historiquement, ce qui engage des luttes nécessaires). Tant que les structures juridiques modernes et marchandes, d’emblée patriarcales, et dont les « reconnaissances » sont plus qu'ambivalentes, perdurent, nulle égalité réelle n’est envisageable. C'est seulement par l’abolition du droit formel capitaliste, incluant l'abolition de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, que cette égalité réelle se laisse envisager.
Le mariage homosexuel est aussi un enjeu matériel important, et une reconnaissance acquise ; mais la détermination négative de ce mariage, perçu par les citoyens comme droit « réclamé », implique un déni de reconnaissance implicite. S’il s’accompagne de manifestations de rue homophobes, humiliantes pour les personnes concernées, c’est plus leur impossibilité d’obtenir une visibilité publique saine, que leur reconnaissance pleine, qui sera dévoilée. En outre, la structure formelle du « mariage républicain », issue de la fonction politique moderne qui structure l'automouvement des catégories capitalistes du travail abstrait, de la marchandise et de la valeur, empêche tendanciellement la subversion, et les possibilités individuelles et collectives d'abolir le système de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur.
Un couple homosexuel éduquant un enfant pourra être « permis » juridiquement. Mais des différenciations sont exigées. En outre, selon certains discours naturalistes, « un papa, une maman », relativement à une « biologie » qui devient une prescription sociale, resteraient un cadre plus « naturel », plus « normal », et donc plus « sain » pour l'enfant. D'après ces focalisations obsessionnelles, les conditions matérielles ou psychiques d'existence ne comptent donc plus vraiment : la misère économique et sociale des existences familiales, et des existences tout court, pourtant généralisée, n'est plus le critère qui prévaut pour dénoncer des ordres dont on se scandalise, mais c'est une conception naturaliste de la famille qui doit définir le « bien-être » des enfants. On ne voit plus non plus que les assignations sexuelles essentialistes, liées à un système productiviste intrinsèquement destructeur, et qui conditionnent très souvent les existences dans les foyers privés, peuvent produire des dissociations graves pour les parents hétérosexuels « biologiques », et donc pour l'enfant qu'ils éduquent, s'ils l'éduquent. En effet, une femme vivant dans une société où elle reste dévaluée économiquement, publicitairement, symboliquement, développant des relations conjugales de ce fait clivées, un homme assigné à une force physiologique de travail, à la production de valeur, à sa responsabilité de reproducteur dominant, peuvent devenir des parents qui développeront une éducation produisant une enfance désarçonnée, divisée, enfance qui reproduira, plus tard, devenue formée, fréquemment, ces phénomènes de déprises sociales et psychologiques. Dire donc que les parents homosexuels pourraient produire une éducation « néfaste », c'est supposer implicitement, mais certainement, qu'une « bonne éducation », « saine en elle-même », hétérosexuelle, comparativement, existerait de façon structurelle, de façon majoritaire, aujourd'hui : c'est donc ne plus vouloir considérer le facteur, pourtant décisif, de la misère matérielle, qui rend pourtant l'existence familiale insupportable, et l'existence tout court, même, souffrance qu'on ne peut bien sûr pas du tout ramener à des enjeux de sexualité parentale. C'est en outre ne pas vouloir voir que l'éducation développée par des parents « biologiques » hétérosexuels peut être clivée, et précisément à cause de l'ordre normatif, fonctionnel, productiviste, patriarcal, qui assigne les êtres à des « genres » et à des « sexualités » naturalisées. Les discours pseudo-critiques naturalistes, donc, instrumentalisant eux-mêmes une idée abstraite de « l'enfance saine », nous empêchent de voir que de nombreux enfants aujourd'hui souffrent de leurs conditions d'existence, sans que le sexe de leurs parents ne soit le facteur de cette souffrance, mais aussi que les enfants éduqués par un couple hétérosexuel peuvent souffrir des assignations biologiques subies par ce couple.
Ces écrans de fumée empêchent des prises en charge attentives et soigneuses, et des transformations plus profondes, qui engagent aussi une critique radicale d'un certain biopouvoir (travail abstrait) et d'une certaine économie politique. Surtout, la « famille » que les « technocritiques » biologisantes défendent relève d'un naturalisme qui, très profondément, réduit l'être humain à ses déterminations physiologiques, et prive finalement l'individu qui apparaît dans le monde, l'être qui naît, de sa nouveauté et de sa singularité propre : il encourage la mutilation de l'enfance, et de sa nouveauté comme nouveauté.
Un enfant éduqué par deux personnes homosexuelles pourrait souffrir d'une chose précise : il pourrait sentir le poids du regard d'un ordre normatif qui déterminerait que sa situation est « non-naturelle », « anormale ». Mais ce n'est alors pas les parents qu'il faudrait accuser ici, ou leur désir d'éduquer un enfant, ni même ce qui leur permet de satisfaire ce désir, mais bien l'idéologie naturaliste-familialiste de la valeur, déterminant des structures sociales spécifiques, qui produit cette souffrance éventuelle. Si cet enfant vit dans un monde où l'on n'instrumentalise plus sa nouveauté, où l'on ne réduit plus celles ou ceux qui l'éduquent et prennent soin de lui à des fonctions sexuelles ou biologiques, si cet enfant vit dans un monde où les conditions matérielles d'existence sont vivables pour lui, et pour tous, alors il vit ce que tout enfant tend à vivre a priori, et sans plus ressentir un poids étouffant : il aime très simplement, et sans le moindre jugement, celles ou ceux qui l'accompagnent dans son développement, qu'il appelle, comme tout enfant aime à le faire, et comme tout parent aime à l'entendre : Papa et Maman, ou Papa et Papa, ou Maman et Maman, ou autres surnoms affectueux.
Le changement de sexe chirurgical, enfin, fait cesser des souffrances psychiques douloureuses. Il est en cela un progrès, juridique, éthique, médical, certain. Mais la pathologisation implicite de ce désir, via des « soins » médicaux « attentifs », est un rappel constant, dans un ordre qui continue de soumettre et d'assigner en même temps qu'il intègre, à ce que serait une norme plus « acceptable », pour un système (re)productif « naturel ».
Plutôt que de voir, absurdement, dans ces techniques ambivalentes, des triomphes de la « dénaturation de l’humain », « à l’ère de la technique » (cf. PMO), il faudrait apprendre à voir que ces personnes bénéficient ici de techniques de la reconnaissance encore très relatives, et que leurs souffrances, si on veut les abolir, engagent l'abolition de toute technologie destructrice moderne, qui continue de les assigner structurellement.
On cessera donc, par souci de conséquence, d'opposer, à une « technique » diabolisée, une « nature » primitive ou « normale ». On opposera bien plutôt, à une technique, à une technologie, réifiante, réductrice, spécifiquement moderne, indissociable d'une idéologie naturaliste, biologisante, on opposera au système du travail abstrait opérant la fusion productivisme/naturalisme, la défense radicale de créations de soi intensives et qualitatives, de techniques de soi plus soigneuses, permettant l'épanouissement réel de chacun et chacune. Si l'on abolit enfin les catégories de travail, de marchandise, de valeur et d'argent, ainsi que la fonction politique qui les gère, si l'on abolit le processus délirant, et les effets désastreux de la dissociation sexuelle-patriarcale de la valeur, ces techniques qualitatives n'assigneront plus les êtres à des fonctions réductrices et souffrantes, puisqu'elles seront accompagnées, souhaitées, désirées, consciemment, par ces êtres.
On ne peut exiger sans être absurde l'abolition de « la technique en général », comme si une humanité sans technique avait pu exister, ou pourrait exister « à nouveau ». Toute humanité, et même toute vie, mobilise une faculté instrumentale pour s'adapter à son monde, à son environnement. Selon une perspective ontologique, par exemple, notre rapport au soleil lui-même est technique, en tant que rapport moyen/fin : le soleil existe, selon la manière dont nous nous organisons, aussi pour qu'il nous éclaire et nous réchauffe. Dormir la nuit est une mobilisation technique de soi, mais aussi du soleil, en un sens très fondamental. De même, tout érotisme est un rapport technique à son propre corps et à celui de l'autre, ainsi que la danse, la musique, ou le jeu. Ce n'est pas « insulter » le soleil, le sommeil, l'érotisme, la danse, la musique, ou le jeu, que de dire cela, si l'on considère que la technique peut être aussi une belle chose. Mais c'est insulter ce soleil, cette musique et cette danse, que de les confondre avec les ravages de l'instrumentation automatique et réifiante moderne, en considérant que le dérèglement meurtrier, technologique, industriel, de la technique, accuserait tous ces rapports techniques, incarnés, créatifs, au monde, dans la mesure ou « la technique en général » serait « mauvaise » en elle-même. Vouloir abolir « la technique » dans l'absolu, ce serait finalement vouloir une existence qui serait hors du monde matériel, visible, éclairé, rêvé, érotisé, dansé, écouté, joué. Ce serait vouloir qu'il n'y ait plus de soleil. Plutôt que de formuler ces souhaits absurdes, et contradictoires, qui ne sont pas même conscients d'eux-mêmes, on tâchera de transformer radicalement un rapport technique au monde, encore trop blessé.
Une abolition des techniques et technologies capitalistes impliquera donc la mise en place de techniques qualitatives nouvelles, réellement soigneuses, par lesquelles l’avortement n’est plus un « droit » formel, défini négativement, dont « bénéficierait » simplement « la » femme (comme s'il y avait là une concession), mais une pratique durablement reconnue, ne culpabilisant plus celles qui doivent y recourir, et relative au fait élémentaire selon lequel chaque personne peut et doit disposer de son propre corps. Une abolitions des technologies capitalistes supposera le développement de techniques qualitatives et soigneuses par lesquelles l’existence des personnes « non-hétérosexuelles » n’est plus réduite négativement à une « stérilité », ou à une « anormalité », et peut engager une intimité préservée, non souillée par des regards publics indécents. Il s'agirait également d'imaginer, de créer, des techniques qualitatives par lesquelles l'existence transgenre, effectivement reconnue, non assignée, se vit sereinement, sans regards inquisiteurs ou insultants, pathologisants ou humiliants, et par lesquelles cette existence non assignée à un genre est une incarnation pleine, vivante, une ouverture au monde originale et complexe.
L’abolition de cet ordre sera bien aussi la victoire d’un certain existentialisme concret, vécu, qui aura définitivement renoncé à toute conception mutilante et abstraite de quelque « nature humaine » normée ou moyenne, statistique ou théologique. Mais disons-le à nouveau, un tel existentialisme restera une idéologie abstraite, et plus dissociante encore, tant que nous n'aurons pas transformé effectivement le monde, et aboli les catégories matériellement agissantes que sont le travail abstrait, la marchandise, l'argent, la valeur, et l'Etat.