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Trois citations de Nietzsche :
 
- « Il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations » (Fragments posthumes, 7 [60], fin 1886-printemps 1887)
 
 
- "Toute action exige l’oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l’obscurité. Un homme qui ne voudrait sentir les choses qu’historiquement serait pareil à celui qu’on forcerait à s’abstenir de sommeil ou à l’animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin." (Considérations inactuelles)
 
- "Je me suis toujours efforcé de me prouver l'innocence du devenir : et vraisemblablement je voulais parvenir ainsi au sentiment d'une totale « irresponsabilité » — m'affranchir de la louange et du blâme … de poursuivre des buts qui se rapportent à l'avenir de l'humanité. La première solution, ce fut pour moi, la justification esthétique de l'existence. Cependant : «justifier  » même ne devrait pas être nécessaire ! ... La deuxième solution fut l'objective absence de valeur de toute notion de culpabilité et l'idée du caractère subjectif, nécessairement injuste et illogique de toute vie. La troisième justification fut la négation de tous les buts et l'idée du caractère inconnaissable des causalités. La salvation par l'apparence… : le principium individuationnis et toute morale au profit de l'individu constituent une vision salvatrice. Morale, moyen, rester au sein de l'individuation, et ne pas se laisser réabsorber par la souffrance originelle.  Sur la justification esthétique : l’existence et le monde ne sont justifiables qu’en tant que phénomène esthétique ."
 
Nietzsche a été confronté à l'horreur réelle de la guerre (1870), mais il n'aura vu là qu'un phénomène impersonnel, esthétique, amoral. Il put "concevoir" cette guerre comme si elle n'était qu'une vague pièce de théâtre, tragique, dionysiaque éventuellement (cf. Naissance de la tragédie). Nietzsche met à distance le réel absolument, sa pensée du tragique banalise l'horreur du réel, et les souffrances humaines très réelles, en fait une simple représentation esthétique, éventuellement "belle", ou "extatique". Sa pensée est proprement spectaculaire, obnubilante, mystificatrice (elle montre un phénomène esthétique pour détourner le regard de l'essentiel éthique) ; ou encore, fétichiste.
Pourquoi, au sein de la modernité génocidaire, qui exige impérativement un devoir de mémoire grave et absorbé, un refus complet de l'oubli, quel qu'il soit, une reconnaissance des faits existants, un refus de toute relativisation des faits, de tels propos nietzschéens ne scandalisent-ils pas ? Avec quels yeux peut-on les lire pour considérer qu'ils seraient encore "émancipateurs" ? On dit de Nietzsche qu'il est équivoque, que ce qu'il dit peut vouloir dire une chose et son contraire, mais on dit ça alors en épousant ce perspectivisme nietzschéen pernicieux, de telle sorte qu'on tourne dans un cercle. En outre, on dira aussi qu'on ne peut isoler une citation nietzschéenne pour évoquer quelque "message nietzschéen univoque", car Nietzsche aurait contredit chacune de ses propositions, à un moment donné. Pourtant, des grands "héritiers" du philosophe (Heidegger, Deleuze, etc.), auront su tirer la cohérence d'ensemble du "geste nietzschéen". En outre, nier l'existence de lignes directrices dans l'œuvre nietzschéenne serait faire preuve de mauvaise foi (immoralisme, relativisme, refus de l'historicisme, déresponsabilisation de tout ce qui est, négation de l'existence des faits objectifs au profit du monde des apparences, etc.).
A vrai dire, si l'on refuse par principe le perspectivisme nietzschéen adolescent, on devra dire que Nietzsche, à travers ces trois citations, qui éclairent plus généralement sa pensée, n'est pas du tout équivoque ; il est très clair. Il y a chez Nietzsche une négation explicite du fait historique comme fait univoque. Une revendication de "l'oubli" (incluant l'oubli des faits historiques désastreux) en vue de la "création". L'affirmation de "l'innocence" du "devenir" (incluant le devenir des génocides, des massacres et des horreurs du monde - car le "devenir" n'est pas qu'une abstraction conceptuelle sur laquelle on peut divaguer, il est aussi un devenir historique très déterminé).
Cette pensée aristocratique de l'oubli put paraître "émancipatrice", car elle semblait remettre en cause le moralisme chrétien, son système sado-masochiste de fautes et de châtiments, de dettes et de rétributions, etc. Néanmoins, il ne faut pas oublier que cet "esprit de vengeance" que voudrait dépasser Nietzsche sera d'abord, généalogiquement, "juif" (cf. Généalogie de la morale, I, 7). L'homme "traditionnel" que Nietzsche voudrait dépasser serait d'abord, typiquement, "l'esclave juif". A la lumière de cette remarque, on constate que cette valorisation nietzschéenne très spécifique de "l'oubli" face aux faits historiques, après le XXème siècle antisémite et génocidaire, peut avoir quelque chose d'effrayant. En outre, on peut et doit considérer que la responsabilisation éthique, et que le devoir de mémoire absorbé, issus d'une pensée messianique et en devenir, peuvent et doivent avoir, encore aujourd'hui, une dimension émancipatrice (cf. Benjamin), mais alors il faudra savoir purement et simplement congédier l'aristocratisme inconséquent d'un Nietzsche.
Aujourd'hui, plus que jamais, on constate que seul un devoir de mémoire résolu, fondant une action transformatrice privant le désastre passé et présent de tout avenir, que seule la responsabilisation de l'ordre génocidaire et colonial, que seule l'affirmation non relativiste selon laquelle des faits indépassables et objectifs, inqualifiables, se sont déroulés, que seule la reconnaissance selon laquelle les souffrances injustifiables des humains, présents et passés, sont tout sauf des apparences, peuvent avoir quelque chose d'émancipateur. Et on constate, a contrario, que le texte nietzschéen n'a rien d'émancipateur, mais pourra même diffuser insidieusement une conception négationniste de l'histoire.
Non, les génocides coloniaux, les génocides du XXème siècle totalitaire, ne sont pas des "interprétations", relatives à des "perspectives singulières", ce sont des faits indépassables et univoques qu'on ne pourra cesser de mettre en lumière, et de ruminer, indéfiniment, jusqu'à priver le désastre de tout avenir (cf. Walter Benjamin, Adorno, Fanon). Non, les génocidaires ne sont pas un "devenir innocent", qui pourraient recevoir une "justification esthétique", et la notion de culpabilité en ce qui les concerne n'est pas dénuée de "toute valeur".
Néanmoins, s'il existe encore des "nietzschéens" défendant de telles idées, aujourd'hui, ce n'est pas qu'ils seraient atrocement "cyniques", c'est simplement qu'ils pensent abstrait, tellement abstrait qu'ils ne seront même plus capables de rattacher l'idée de "fait" aux faits historiques passés existants, l'idée de "devenir" au devenir historique existant, et ils seront aussi incapables de reconnaître l'idée "d'innocence de tout ce qui est" comme déresponsabilisation odieuse de destructeurs historiques et déterminés très réels. Empêtrés dans la religion fétichiste-marchande quotidienne, ces "nietzschéens" ne voient plus la réalité désastreuse que désignent leurs abstractions fétichisées.
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