Préface
1) L'auto-contradiction hégélienne dans la critique du principe de la préface
La préface d'une phénoménologie de l'esprit conteste d'emblée le principe même d'une préface, qui voudrait consigner les derniers résultats de cette science, à titre de présentation. Le résultat nu n'est que la dimension la plus pauvre de ce savoir, lequel ne se dévoile en effet que dans l'exécution. La préface de la phénoménologie doit donc en venir à la Chose même dès le départ.
La science de l'expérience de la conscience est donc d'abord affirmée comme épreuve : éprouver le développement de l'esprit s'auto-réalisant consiste à saisir sa teneur propre, à la fois universelle et particulière, dans l'expérience de l'écriture ou de la lecture. Il n'y a pas de derniers résultats nus à exposer en fin de compte, mais il s'agit bien plutôt d'entrer dans le vif même de cette dynamique qui surgit.
Mais la totalité en devenir qu'il s'agit d'appréhender se constitue dans le dos des individus. Si la substance, ou le sujet-objet identique qui devient dans la phénoménologie de l'esprit, est saisi du point de vue de la critique sociale, on constate qu'il est la valeur elle-même, le travail abstrait, ou le sujet automate dont parle Marx. La Chose même s'avère être l'auto-développement du procès de valorisation, qui mystifie les individus, en faisant apparaître comme un rapport entre choses des relations entre humains. En confondant d'entrée de jeu cette dimension réifiée des rapports sociaux avec une dimension de la conscience de soi, en ramenant des relations entre choses à une dimension idéale de la subjectivité et de l'intersubjectivité, Hegel n'en vient pas directement à la Chose même, mais à sa mystification objective, à son inversion objective. Surgit alors immédiatement la conscience idéaliste-mystificatrice bourgeoise, son idéologie réifiante, et non directement le fait social lui-même, constitué par la fétichisation de ce sujet-objet identique. Ce qui est mort est dit vivant et dynamique, et ce sont les relations interhumaines recouvertes par ce procès indéfini de la valorisation du travail mort qui sont finalement oblitérées.
On assiste donc bien finalement à l'exposition d'un résultat nu, dès les premières lignes de cette préface, soit à l'exposition de ce qui résulte de l'abstractification des relations interhumaines au sein du social réifié. La dynamique qui veut se mettre en place, ou cette exécution de l'esprit s'auto-réalisant, résulte en réalité de la transmutation de la valeur dans le sujet-objet identique, et il s'agit de conserver ce résultat idéologique pour en faire le point de départ d'un procès idéaliste et abstrait.
2) Une contradiction idéale recouvre la contradiction sociale effective
L'opinion ferait de la différence entre le vrai et le faux une différence essentielle. Ainsi, selon l'opinion, dans le devenir historique de la pensée, un système philosophique réfuté par le suivant serait purement et simplement invalidé. Mais de même que le bouton, réfuté par la fleur, elle-même réfutée par le fruit, constituerait en fait une unité organique avec ces autres moments, de même chaque système participerait de l'auto-développement de l'esprit, et serait à saisir en cette vérité particulière, qui participe de l'universel.
Néanmoins, le devenir des systèmes philosophiques n'est que le reflet des contradictions sociales existantes. Pour en venir d'emblée à la Chose même, il s'agirait de thématiser cette dialectique contradictoire du social réifié, et non le devenir des idéologies, qui se situent à la superficie du procès historique existant. Le devenir des idéologies, ou de l'esprit s'auto-réalisant, n'est que le devenir du travail abstrait, ou de l'abstractification du social. La contradiction effective qui joue à même ce devenir sera la contradiction entre la situation vécue et dissociée des individus vivants, leurs souffrances et désirs singuliers, et les formes abstraites des systèmes unidimensionnels les conditionnant partiellement. Cette contradiction signifie aussi que l'infinité de l'abstraction quantitative sera contredite par la finitude à l'oeuvre dans cette réalité limitée des désirs et des souffrances. C'est simplement par la compréhension de cette contradiction qu'une critique immanente, et donc la saisie effective des systèmes unidimensionnels, paraît envisageable.
En ne thématisant que le développement des systèmes idéaux, Hegel expose bien la résultante d'un procès d'abstractification, et non d'emblée la Chose même. Ce procès découle d'une entreprise de gestion rationnelle située, qui dépossède les individus en leur praxis effective. La praxis à son tour chez Hegel ne sera censée que refléter ce développement de l'Esprit (ou du travail abstrait) s'auto-réalisant, si bien que les relations entre le concret et l'abstrait, sembleront ici inversées, ou fétichisées.
La philosophie en tant que science de l'expérience de la conscience deviendrait, selon Hegel, savoir effectif, et non plus simplement amour du savoir. Mais cette science porte simplement au concept le devenir abstrait des systèmes formels qui se superposent à la réalité sociale effective pour la recouvrir.
3) L'intuition et l'édification impensées de Hegel
Visant une approche concrète et intégrative du réel, Hegel rejette le Romantisme et la Schwärmerei, qui placent la saisie de l'absolu dans l'intuitionner pur, et qui produisent l'édification, et non la compréhension. Mais le fait d'exposer comme résultat et point de départ, dans une préface à un système idéaliste, l'abstractification du travail social nommée « substance », relève pourtant d'un projet édifiant, même s'il s'ignore comme édifiant. C'est par l'intuition de la valeur d'usage comme valeur, et de la valeur comme valeur d'usage, c'est par cette confusion transcendante, que s'établit ensuite le projet du développement d'un système de l'expérience de la conscience auto-réifiée. La dialectique hégélienne s'engage sur la base d'un intuitionner impensé, qui produit la confusion entre travail abstrait et sujet-objet identique. La vérité, circonscrite dans ces limites idéologiques, apparaît comme l'auto-développement d'une mystification, ou d'un fétichisme spécifique. Ce n'est pas la Chose même en devenir, mais l'unité statique, verticale, transcendante, du travail abstrait et de la substance, qui fonde le point de départ de la recherche, laquelle se mouvra, par-delà ses dialectiques, dans une forme homogène indéfiniment identique à elle-même (car la véritable contradiction, sociale, qui de toute façon n'apparaît jamais dans un système idéaliste, n'aura donc pas été aperçue).
4) Le devenir abstrait hégélien
L'esprit se refigurerait lors de la rédaction de la Phénoménologie. Il passerait à une figure nouvelle. Mais ce commencement d'une nouvelle étape de l'esprit serait aussi ce qu'il y a de plus indéterminé. L'être-là du moment antérieur demanderait à être porté au concept, pour que la figure nouvelle soit déterminée.
Cette histoire qui se fait esprit n'est pourtant pas universelle, mais renvoie à une forme-sujet particulière et située : c'est le sujet gestionnaire-bourgeois, occidental et masculin, qui est concerné par ce procès idéal et abstrait. Par ailleurs, les formes totalisantes qui initient son procès (marchandise, valeur) se constituent essentiellement dans son dos, sans qu'il puisse effectivement les saisir adéquatement, ou les contrôler. Lorsqu'il prétend retracer la généalogie de telles formes, il ne saisit que leurs reflets idéaux et abstraits, et les contradictions qu'il porte au concept se développent en réalité à même la praxis des individus exclus par cette forme-sujet.
Lorsqu'il prétend saisir d'emblée la Chose même, l'idéologue gestionnaire saisit en réalité un procès social qui s'est constitué d'abord dans son dos, pour l'abstractifier comme résultat nu, via un intuitionner transcendant impensé.
Les moments de l'esprit se développant ne sont que des projections de la modernité capitaliste sur des réalités précapitalistes, de telle sorte que ce sera l'homogénéité du travail abstrait s'auto-réalisant qui semblera s'affirmer à même toute réalité historique et sociale. Il n'y a pas de moment historique « nouveau » surgissant, car c'est simplement le temps homogène des choses, des marchandises, quantitativement déterminé, qui affirme ici son primat, sans qu'une espèce de « nouveauté » puisse se manifester. Les contradictions dialectiques idéalistes se développent à même ce procès homogène et formel, de façon impensée.
5) Le formalisme hégélien impensé
Le formalisme serait rejeté par Hegel, en tant qu'il dissout les déterminités concrètes, et les contenus différenciés, dans une seule et même monochrome forme. Le formalisme serait une pensée statique, par laquelle tout est déjà connu ; il n'oserait pas se perdre dans la nouveauté et la différence des figures.
Néanmoins, le formalisme est aussi la science qui découle de l'obnubilation fétichiste-marchande : la valeur seule est thématisée, sa dynamique homogène et abstraite, et elle recouvre les diverses valeurs d'usage et le monde vécu différencié. C'est une pure forme abstraite du social qui est thématisée par la gestion du social, et par les sciences économiques et sociales, sans que le contenu vécu puisse être saisi effectivement. Ce formalisme est celui de Kant, mais il sera aussi celui de Hegel. Car l'esprit s'auto-réalisant est cette forme abstraite et homogène qu'est le travail abstrait, nivelant toute expérience historique et humaine.
La dialectique hégélienne différencie des moments et des figures, des matières et des déterminités, mais ce mouvement se fait sur la base de l'homogénéité quantitative de la valeur se valorisant. L'identité initiale entre le sujet-objet identique et la valeur, comme fondement abstrait, pose une forme pure à partir de laquelle seulement une dialectique hégélienne de l'histoire sera possible.
L'identité homogène de la quantité à elle-même, dans le principe du travail abstrait, fonde bien le principe de non-contradiction A=A à partir duquel tout développement s'engage.
Le principe même de l'Aufhebung confirme un formalisme hégélien latent : la négation de la position implique le passage à une position nouvelle, qui dépasse tout en conservant la forme initiale. Pourtant, la contradiction sociale entre système unidimensionnel et monde vécu doit fonder une non-identité entre le formalisme abstrait et la souffrance, qui empêche tout « dépassement » de ce type. Le désir, de même, sera indéfiniment non-identique à la forme des synthèses sociales structurantes, sans perspective de réconciliation. Le formalisme hégélien se situe à ce niveau : Hegel n'aperçoit pas l'impossible sursomption provoquée par la structure de la contradiction sociale, impliquant une non-identité indéfinie.
6) Le devenir de la substance est le devenir totalitaire de la valeur
La vérité serait substance, en tant que sujet. Mais elle se médiatise avec soi, elle devient autre qu'elle-même, pour se poser. En tant que telle, elle serait la négativité simple. Le vrai serait ainsi une égalité à soi se rétablissant, qui suppose une réflexion dans soi dans l'être-autre.
La vérité en ce sens serait devenir de soi-même : elle sera un cercle qui présuppose sa fin, fin qui surgirait dès le commencement, et ce devenir n'est effectif que par l'exécution et le terme de l'exécution.
Le devenir de la substance suppose l'aliénation, donc le travail du négatif, ainsi que l'acte de surmonter cette aliénation.
La vérité en ce sens sera la totalité, mais la totalité s'achevant dans son développement. L'absolu sera le résultat de ce processus, qui suppose aussi l'exécution du processus.
L'origine du procès est la substance en soi, mais non encore pour soi. Pour qu'elle soit pour soi, il faut qu'elle soit effective, et qu'elle ait fait l'expérience d'elle-même, dans la conscience de soi.
Dans cette situation, la raison est l'agir conforme à la fin, et la fin sera ce qui est moteur, ce qui est la force permettant de se mouvoir. Le résultat sera la même chose que le commencement. La substance est automouvement. C'est l'esprit qui s'affirmerait ici comme vrai et comme absolu.
Si l'on pose le fait que, du point de vue d'une critique matérialiste de l'idéalisme hégélien, la substance désigne en réalité le sujet-automate, ou la valeur capitaliste s'autovalorisant, on découvre que cette subjectivité hypostasiée ne désigne pas le monde vécu de la conscience, mais un système de médiations sociales fondé sur l'argent, la marchandise et le travail abstrait. Ces synthèses sociales sont la véritable totalité dans la modernité, ou sont des totalisations du social qui réifient objectivement les individus.
La manière dont la substance hégélienne se médiatise avec elle-même décrit donc la manière dont les formes marchandes structurantes se contredisent elles-mêmes, dans leur automouvement, et non la manière dont les individus vivants posent puis dépassent leur propre aliénation. La contradiction sociale qui joue à même la substance hégélienne, ou le travail abstrait, sera une contradiction qui oppose d'abord valeur et valeur d'usage : dans le procès de l'échange marchand, la valeur d'usage devient le simple porteur de son opposé, la valeur. Si l'ensemble des valeurs d'usage renvoie ensuite au monde vécu concret dans lequel les individus agissent et désirent effectivement, alors la contradiction sociale dominante sera celle qui oppose les formes totalisantes du social à ce monde vécu. Le dépassement de cette opposition ne signifierait pas « libération », mais surgissement d'une logique de l'identité : les formes totalisantes (marchandise, travail abstrait, valeur, argent) finiraient par s'identifier purement et simplement au monde vécu, et réciproquement, de telle sorte que toute résistance deviendrait impossible. Le point de vue de l'absolu hégélien annonce ainsi qu'il est bien un point de vue totalitaire : il substitue à la nécessaire non-identité indéfinie un point de vue identitaire, qui doit finir par dissoudre la pluralité du monde vécu dans les formes totalisantes et totalitaires du social marchand réifié.
L'émancipation effective ne devrait pas consister en l'achèvement positif des formes totalisantes et totalitaires du social, mais suppose au contraire l'abolition de la totalité. Car la seule totalité existante au sein de la modernité capitaliste est une totalité obnubilante, réifiante et fétichisée, qui se constitue dans le dos des individus pour les déposséder. Cette totalité ne saurait être saisie selon l'exigence d'une réalisation, mais elle doit être saisie négativement, de telle sorte que seule la nécessité de son abolition s'affirmerait.
L'émergence de la totalité au sens moderne suppose le mouvement des enclosures, la capitalisation privée, la logique de l'argent comme fin en soi et le souci de la productivité du travail. Le commencement qui hante Hegel se situe à ce niveau d'analyse. Si la fin se situait d'emblée dans ce commencement, cela signifierait que le totalitarisme achevé (fin de l'histoire) serait a priori inscrit dans ce commencement. Si la fin se situait dans ce commencement, en un sens hégélien, cela signifierait que la non-identité qui rend possible la critique immanente et la résistance, finirait nécessairement par disparaître, au profit d'une logique identitaire et totalitaire indéfinie. La téléologie totalitaire hégélienne suppose que la logique de la valeur finirait par coloniser l'ensemble du monde vécu, de façon univoque et monochrome, sans qu'un dépassement de ce « dépassement » (Aufhebung) ne soit plus envisageable.
7) L'intériorisation des formes marchandes fétichisées
L'individu aurait à consommer sa nature inorganique pour parvenir au point de vue de l'esprit. Il pénètre ainsi toutes les figures, en leurs déterminités, pour saisir leur fluidité, le passage de l'une à l'autre ; il s'agirait ici de convertir l'être-en-soi dans la forme de l'être-pour-soi. L'autoconscience confère ici au surgissement de l'esprit immédiat son devenir et son effectivité, en même temps qu'elle lui apporte sa contradiction.
Ainsi, l'individu contiendrait en lui-même l'intégralité de l'histoire universelle. Il aurait à saisir la dialectique par laquelle se fluidifient les figures déterminées pour se saisir soi, et pour que l'en soi immédiat de l'esprit, dans l'autoconscience, devienne être-pour-soi.
Du point de vue de la critique sociale, cela signifie que l'individu, dans la société marchande, rétroprojette les formes totalisantes du social réifié sur les moments précapitalistes, de façon à homogénéiser le tout de l'histoire universelle, et de façon à naturaliser ces formes marchandes. En outre, ce point de vue totalisant marchand, l'individu le contient a priori en lui, à titre de synthèse sociale jouant à même toutes ses interactions phénoménales et particulières. Dans sa certitude sensible immédiate, déjà, s'affirme le point de vue de la totalisation marchande, mais sans qu'il puisse encore le thématiser : cela se fait en lui, malgré lui. Développer l'immédiateté de cette totalité, l'apporter dans son devenir et dans sa contradiction, c'est mettre en lumière le caractère fétiche de la forme marchande, et la manière dont elle réifie et dépossède les individus. Mais avec Hegel, il s'agirait de dépasser cette négativité, pour que la forme fétichisée apparaisse dans son unité avec le monde vécu, de telle sorte que toute non-identité résistante disparaîtrait. Il ne s'agirait pas, avec Hegel, de dépasser le fétichisme, mais de le concevoir positivement comme condition de l'avènement de l'esprit.
8) L'entendement face au système statique
L'entendement serait la puissance de l'analyse. Il décompose ce qui est vivant, ce qui est dynamique et en devenir : il brise la fluidité des figures pour les saisir à l'état séparé. En tant que tel, il tient fermement ce qui est mort, ce qui exige la force la plus grande.
Pourtant, le devenir de l'esprit est déjà un devenir mort, statique, indéfiniment : comme procès de valorisation, il est le développement égal à lui-même de la quantité homogène, et de la circulation tautologique A-M-A' (argent-marchandise-davantage d'argent). Ce que l'entendement isole et sépare par analyse n'est pas un devenir hétérogène et fluide, mais déjà un devenir abstrait, identique à lui-même, dont le terme est déjà au commencement. Comme circularité, la circulation du capital ne veut en venir à rien d'autre qu'à elle-même, au même titre que toute Chose déjà morte. Elle convertit indéfiniment le travail vivant en travail mort, dépossède et dessèche toute individualité mise à son service.
L'entendement hégélien ne saisit donc pas des figures séparées pour briser ce qui serait en soi « vivant ». Elle sépare au contraire les figures d'un système qui est déjà lui-même séparé, statique, abstrait.
La pseudo-dynamique dialectique hégélienne semble injecter du devenir dans les figures, mais il ne délaisse pas, finalement, la logique identitaire et totalitaire, soit ce par quoi tout mouvement effectif d'émancipation et de résistance devient impossible.
9) Le faux hégélien, soumis à un schème totalitaire
Le faux, ou le négatif, serait nécessaire au développement de la phénoménologie de l'esprit, dans le sens où ce sera par lui que la différenciation et la détermination des figures adviennent. L'exécution supposerait le travail du négatif, et supposerait donc le fait de se perdre dans le faux. Mais cette négation, qui signifie que la substance se médiatise elle-même, dans son être-autre, engagerait le passage à une nouvelle position (Aufhebung). L'exposition de l'esprit suppose cette médiation, le travail du négatif.
Néanmoins, la contradiction fondamentale se situe au cœur de la non-identité entre les formes totalisantes et abstraites du social réifié (marchandise, valeur), et la souffrance concrète et incommensurable des individus vivants : c'est par cette contradiction que l'émancipation, et la critique immanente, se laissent envisager. Le dépassement de cette contradiction ne signifie pas achèvement de la totalité, ou vérité absolue, mais il devrait signifier abolition de la totalité. Parce que le « faux » hégélien mène finalement à l'achèvement de la totalité, il ne brise pas la contradiction sociale fondamentale, mais il l'écrase au contraire, en abolissant la non-identité qui rendrait possible la résistance et la critique.
La négativité, de fait, ne saurait être abolie, selon une perspective émancipatrice. Comme conflictualité, elle est cette attente sans atteinte, ce devenir non-téléologique, qui oriente des luttes pour l'émancipation qui seront nécessairement, indéfiniment imparfaites. La négativité ne peut tendre vers un point de perfection, ou vers l'absolu, sans quoi elle se perdrait dans un principe d'achèvement qui signifie totalitarisme. La négativité qui s'oriente vers l'abolition de la totalité (et non vers sa consécration), néanmoins, signifie critique immanente du système (et de sa science), susceptible d'engager le dépassement des synthèses sociales mutilantes et réifiantes.
10) Le connaître mathématique face à la phénoménologie de l'esprit
Le connaître mathématique, pour fournir ses axiomes et ses preuves, démantèle la figure pour la reconstruire artificiellement. En ce sens, ce connaître injecte du faux dans la figure, mais de l'extérieur, et non selon une nécessité immanente. Cette construction ne répondrait pas aux exigences de la structure interne de la Chose, mais resterait marquée par l'arbitraire et la contingence.
La grandeur, l'espace et le Un, qui constituent le matériau de la mathématique, constitueraient un savoir inerte et statique, dépourvu de dynamique propre. La mathématique serait ainsi le lieu de l'ineffectif. Ses propositions seraient mortes et fixes. Parce qu'elle serait dépourvue de temps, la mathématique ignorerait la dialectique mouvante et vivante de la philosophie, laquelle progresserait de façon immanente et nécessaire, de l'opposition vers la position.
Pourtant, si l'on admet que le devenir de l'esprit hégélien, ou de la substance, décrit le procès de valorisation de la valeur, on reconnaît d'emblée que ce devenir possède les faiblesses du connaître mathématique. C'est selon le temps homogène et spatialisé, quantifié des choses, que se développe le temps historique et vivant. Une telle synthèse obéira à une nécessité idéologique extérieure au procès en mouvement. Si le temps est pris en compte, il reste néanmoins un temps projeté dans l'ordre de l'unité et de la pluralité quantitatives, répondant à l'exigence de la mesure du travail (en vue de la valorisation des marchandises). Le schéma dialectique s'annonce comme formule statique qui projette et rétroprojette la temporalité marchande sur tout vécu singulier, passé, présent ou futur. L'achèvement de la dialectique apparaît comme l'application de cette formule statique et arbitraire. La contingence du matériau hégélien est désignée par la contingence de la violence fondatrice initiant le procès de totalisation moderne (accumulation primitive). Ce matériau induit la programmation de dialectiques, d'oppositions et de figures imposées de l'extérieur, par l'entendement hégélien anticipateur. Et cette programmation, qui fait violence à la dimension infiniment improbable des événements humains émergents, ressemble à la manière dont le géomètre impose violemment à la figure ses schèmes de construction, pour en déduire des preuves fixes et définitives.
11) Le développement de l'essence, dans la modernité capitaliste, est le développement d'une abstraction réelle
La philosophie considérerait, selon Hegel, une détermination essentielle ; ce ne serait pas l'abstrait et l'ineffectif qui seraient son contenu, mais bien l'effectif. L'effectif serait le procès qui engendre chaque moment, qui les parcourt, et qui pense ce mouvement total comme le positif et la vérité. Un tel mouvement inclurait le faux et le dépassement dynamique du faux.
La méthode ne serait pas extérieure au matériau, dans la mesure où la réalité serait en elle-même et pour elle-même rationnelle et dialectique. On ne projetterait pas des pures formes abstraites sur une dynamique elle-même séparée. C'est en ce sens que la démarche de Hegel se différencierait de la mathématique.
Seulement, l'essence dans la modernité capitaliste n'est pas un essence positive, mais elle demeure une essence essentiellement négative. Elle n'existe qu'en tant qu'elle est aliénée, du moins si on veut la traiter comme totalité. L'essence ou la substance des synthèses sociales marchandes n'est rien d'autre que le travail abstrait, qui ramène la multiplicité des activités productives concrètes à l'abstraction unitaire du concept vide. Comme valeur, elle est la pure forme sans contenu qui ne veut en venir à rien d'autre qu'à elle-même, de façon tautologique (A-M-A'). C'est ainsi que la considération de l'essentiel n'est pas la considération du concret et de l'effectif, mais bien plutôt la considération de ce qui est le plus abstrait et le plus fixe. Certes, cette abstraction sociale conditionne les relations sociales objectivées, si bien qu'elle est une abstraction réelle. Mais elle ne connaît que la dynamique de ce qui demeure identique à soi, sans mouvement réel.
Dans cette mesure, le « faux » que convoque Hegel renvoie à une façon de saisir sur un terrain épistémologique vide ce qui est en fait, dans la praxis, un affect qualitatif et déterminé : c'est la souffrance concrète des individus insérés dans les ordres socio-techniques de la valeur qui constitue la contradiction essentielle, et non quelque « fausseté » épistémique dérivée. Le fait de ramener l'affect qualitatif à un critère normatif de fausseté renvoie au fait de confondre une dimension qualitative du vécu avec un pur critère impersonnel théorique, et ce de façon idéologiquement chargée.
Parce que le développement de l'essence, dans la modernité capitaliste, est le développement de la totalité constituée par le travail abstrait, il renvoie au développement de quantités homogènes, de pures formes sans contenu. En ce sens, même si Hegel veut différencier un tel développement de l'essence du connaître mathématique, il ne fait en fait que prolonger un formalisme vide. Il le fait sans le savoir.
Le fait de dire que le réel serait en soi cette « essence », en soi rationnel, c'est affirmer une logique identitaire et totalitaire, et c'est nier finalement la nécessaire non-identité qui rend possibles résistance et critique. C'est dissoudre finalement la souffrance des individus dans les formes abstraites du système, pour mieux nier son potentiel subversif. C'est également rester soumis au fétichisme marchand, qui renvoie les valeurs d'usage aux valeurs économiques abstraites, sans considération pour la dimension plurielle et concrète des désirs et besoins humains.
12) Hegel confirme le formalisme kantien, plus qu'il ne le dépasse
Hegel critique le formalisme kantien, qui subsume rigidement le divers de l'intuition sensible sous les catégories fixes de l'entendement. D'autres formes de dualités rigides, comme le positif et le négatif, l'est et l'ouest, etc., peuvent venir subsumer sous elles la multiplicité du sensible.
Dans cette configuration formaliste, on perdrait le mouvement des figures, et on se situerait dans un savoir mort, dépourvu de dynamique propre.
La manière dont la forme pré-conditionne le contenu, pour l'entendement tabellaire, serait une façon de dissoudre le contenu dans les formes abstraites, pour priver le contenu de tout mouvement. La négativité, moment essentiel du mouvement dialectique, ne serait pas prise en charge pour ce qu'elle est, puisqu'elle doit demeurer, précisément, la négativité de ce contenu comme position autonome.
D'une certaine manière, Hegel critique ici, déjà, la logique identitaire du formalisme d'entendement. Il projette de conférer une dynamique propre à cet entendement, en l'insérant dans la dialectique du réel, et dans le réel dialectique.
Seulement, l'essence que pense Hegel n'est pas autre chose que l'auto-développement du travail abstrait, de la valeur, de l'objectivité fantomatique des marchandises. Cette essence est l'auto-confirmation indéfinie d'un ordre de la quantité toujours identique à lui-même. Dès lors, la dynamique qu'il projette de penser est en réalité une dynamique statique, et l'émergence de l'esprit nouveau n'est jamais que la confirmation, sans changement réel, de cette inversion entre fins et moyens. Hegel, comme tous les idéologues bourgeois avant lui, continue de subsumer positivement, sans perspective critique, la complexité du social, sous les catégories rigides et unidimensionnelles de la valeur, du travail abstrait, de la marchandise et de l'argent. Précisément, de telles catégories ne sont rien d'autre que ce sujet-objet identique qu'il porte au concept. Elles sont aussi rigides et unilatérales que les catégories de l'entendement.
Il s'agirait de penser avec Hegel, contre Hegel. Précisément, le formalisme rigide et statique n'est qu'un pseudo-mouvement. Mais parce qu'il n'est qu'un pseudo-mouvement, il s'agit également de dépasser ce formalisme hégélien qui consiste à identifier positivement la substance aux catégories marchandes, sans perspective critique. Hegel voudrait dépasser le formalisme statique sans contenu, mais cela signifie donc, d'un point de vue matérialiste, que Hegel voudrait dépasser la dialectique hégélienne pseudo-dynamique, qui ne renvoie jamais qu'au pseudo-mouvement des catégories marchandes indéfiniment homogènes.
13) La ratiocination hégélienne implicite
Le penser ratiocinant, lorsqu'il veut nier un contenu, ne s'outrepasserait pas vers un contenu nouveau, mais chercherait un nouveau contenu, en prélevant quelque chose d'autre ailleurs. Il serait ainsi une réflexion dans un Je vide, une vanité de savoir. Le penser ratiocinant serait le négatif qui n'aperçoit pas le positif en soi.
Avec le penser conceptualisant, en revanche, le négatif apparaîtrait à même le contenu, comme sa détermination immanente, et se dépasserait vers le positif.
Néanmoins, si l'on considère l'historicité sociale de l'essence, ou de la « substance » hégélienne, on constate qu'elle renvoie à l'auto-mouvement de la valeur, ou du travail abstrait. Or, une telle négativité ne se développe pas de façon téléologique, mais de façon arbitraire et contingente. Si elle induit le dépassement de la contradiction, cela signifie qu'elle induit le passage au totalitarisme achevé. Mais chacun de ses moments ne succède à l'autre qu'en vertu d'une violence fondatrice absurde et insensée. La juxtaposition des moments, pour la pensée théorique qui tente de l'appréhender, ressemble ainsi davantage à une ratiocination qui déplace le négatif vers un autre négatif, qu'à un dépassement strict de la totalité comme totalité (dépassement du désastre). Le mouvement A-M-A' qui voudrait devenir une dialectique téléologique renvoie finalement à une confusion abusive : le passage d'une violence contingente à une autre est confondu avec quelque nécessité finale et historiale idéologiquement affirmée. Ce qui n'est que ratiocination se fait passer pour un penser conceptualisant spécifique.
Penser avec Hegel, contre Hegel, ici, suppose de ne plus confondre le passage du négatif comme négatif avec quelque dépassement téléologique illusoire.
14) Le Sujet hégélien comme sujet-automate
Le contenu serait d'abord le prédicat du sujet, mais à travers la dynamique du concept, le sujet deviendrait contenu à son tour. L'effectif disparaîtrait, ainsi, comme sujet, dans son prédicat. Le retour à soi du sujet constitue la dialectique téléologique du sujet-objet identique.
Seulement, socialement parlant, l'objectivation du sujet signifie fétichisme de la marchandise. Une certaine quantité de travail abstrait détermine la grandeur de la valeur des marchandises, mais cela ce fait dans le dos des individus. De la sorte, un rapport impersonnel entre des individus apparaît comme ce qu'il est : il apparaît comme un rapport social entre des choses. C'est ainsi que les sujets finissent par devenir les simples prédicats du procès productif, lequel devient à son tour le Sujet en tant que tel (Marx nomme dès lors le capital « sujet-automate »). La réappropriation par les sujets vivants de leur subjectivité ne signifie pas qu'on achève le principe totalisant en germe dans un tel « Sujet » (sujet-automate), mais elle signifie plutôt l'abolition de la totalité en tant que telle. Cette abolition n'est pas un simple retour téléologique du Sujet vers soi, mais elle suppose la désaliénation, non téléologique, de ce qu'on se réapproprie. D'un point de vue matérialiste, si l'on vise simplement le retour à soi d'un tel sujet-objet hypostasié, cela signifie qu'on vise l'accomplissement d'une société prolétarienne, en formulant une critique qui se situe du point de vue du travail. Mais si l'on vise la réappropriation d'une subjectivité désaliénée, non téléologique, en vue de l'abolition de la totalité, cela signifie qu'on vise l'auto-abolition du prolétariat, en formulant une critique de la catégorie du travail elle-même.
Ce n'est pas « le Sujet » qui doit fait retour vers soi, mais ce sont les sujets vivants qui doivent abolir cette forme-sujet, pour se réapproprier des formes de médiations sociales non totalisantes et non aliénées.
15) Hegel, un philosophe « génial » et édifiant
La philosophie, nous dit Hegel, devrait se garder d'être édifiante, et de mobiliser des idées sublimes en vue d'édifier, comme l'éternel, le sacré, l'infini, etc.
Pourtant, Hegel sombre dans la sacralisation du fétiche-marchand, en l'hypostasiant de façon abusive, et en l'identifiant à quelque « substance » transhistorique qui serait au principe d'un mouvement téléologique. En outre, il rétroprojette cette « substance » sur des moments précapitalistes, de telle sorte qu'il lui confère, comme par enchantement, la dignité de l'éternel. La dynamique infinie A-M-A'-M-A'', etc., est sublimée par lui comme passage du négatif au positif, de façon transcendante et édifiante. Même s'il récuse la génialité, Hegel sera au fond ce philosophe génial qui aura su conférer à la substance du travail abstrait la dignité d'un Esprit éternel, et ce pour mieux justifier idéologiquement l'aberration du système marchand des abstractions réelles.
Introduction
1) La démarche hégélienne
Avant de connaître, on voudrait s'entendre sur l'outil du connaître, en tant qu'il serait le moyen par lequel on connaît l'absolu. La détermination de la nature et des limites du connaître serait ainsi, selon la représentation naturelle, le prérequis nécessaire avant de connaître effectivement l'absolu. Mais de la sorte, on marquerait une limite qui sépare le connaître et l'absolu.
Cette représentation naturelle induirait, selon Hegel, des antinomies irréductibles. Si le connaître est un medium par lequel nous apercevons la vérité, celle-ci ne sera pas reçue en soi, mais telle qu'elle est dans et par le medium. Certes, on pourrait soustraire ce qui relève du medium dans la connaissance, pour saisir ce qui relève de l'absolu, mais même dans ce cas, on ne ferait que revenir à la situation initiale. Par ailleurs, la détermination de l'outil du connaître renvoie à une crainte d'errer qui pourrait bien être l'erreur en elle-même : elle serait plus une crainte de la vérité qu'une crainte de l'erreur elle-même. En outre, lorsqu'on cherche à déterminer l'outil du connaître, on présuppose déjà plusieurs choses relatives à la vérité qu'il faut connaître, si bien que, de façon circulaire, on suppose déjà que cette vérité serait quelque peu accessible. Si l'on décide finalement que ce n'est pas une vérité absolue, mais un autre genre de vérité, qui serait alors accessible, on instaure une distinction obscure, voire incompréhensible, entre un vrai absolu et un autre vrai.
Cette représentation naturelle, qui installe une séparation nette entre le connaître et l'absolu, présuppose finalement comme bien-connues des notions comme l'absolu, le connaître, l'objectif et le subjectif, etc. Mais plutôt que de poser ces notions comme bien-connues, encore faudrait-il les connaître effectivement, et les porter au concept.
Au lieu de partir de présuppositions, il s'agirait, avec Hegel, de considérer que le savoir est un cercle : les premiers moments du savoir sont contenus dans ses derniers moments, si bien que le commencement devient connu par la détermination de la fin, et réciproquement. Ce n'est pas le point de départ, à titre de « présupposés », d'« axiomes », ou de « postulats », qui prévaut, mais c'est le mouvement dialectique du savoir effectif comme cercle qui se détermine en soi et pour soi comme vérité absolue. Il ne s'agit pas de s'armer de précautions avant de connaître, mais il s'agirait bien plutôt d'en venir immédiatement à la Chose même, pour la connaître comme un cercle qui s'auto-détermine.
Ainsi, les premiers moments de la Phénoménologie de l'esprit définissent la position de la conscience naturelle : celle-ci se tient pour le savoir réel, mais il s'avère ensuite qu'elle est seulement un concept du savoir, ou un savoir non réel. C'est ainsi que le mouvement de la phénoménologie est un chemin du doute, de la négativité, voire du désespoir. Le savoir qui apparaît pénètre progressivement dans la non-vérité initiale. De la sorte, la série des figurations de la conscience sera la culture de cette conscience, jusqu'à la science.
En déterminant le connaître de l'absolu comme connaître effectif de l'absolu, et non comme ensemble de présupposés épistémologiques, Hegel dépasse les antinomies de la représentation naturelle, qui voudrait définir la nature et les limites du medium, avant de s'emparer de la Chose même.
Par ailleurs, la démarche qui voudrait partir de notions bien-connues en définissant les présupposés du connaître s'appuie finalement sur des autorités extérieures et contingentes, précisément pour déterminer ce « bien-connu », si bien qu'elle est finalement hétéronome, et se contente de répéter ce qui a déjà été posé par d'autres.
En voulant déterminer une unité-de-mesure, la démarche qui tente d'abord de cerner les facultés de connaître présuppose l'absolu alors même qu'elle s'interdit l'accès à l'absolu : de la sorte, elle se contredit. La méthode hégélienne consiste à connaître d'emblée la Chose même, comme cercle, et ce n'est qu'ainsi que le savoir et l'unité-de-mesure du savoir, progressivement, finissent par se déterminer réciproquement.
La fin du savoir détermine la non-vérité du commencement, et le dépassement de cette non-vérité. Si l'on considère que la fin est déjà présente dans ce commencement, alors la vérité est déjà disponible en soi, ou pour nous, dès le commencement. C'est ainsi que la conscience donne son unité-de-mesure en elle-même, au fil de l'auto-développement de l'Esprit.
Parce que la conscience serait à la fois conscience de l'objet et conscience de soi, elle est elle-même leur comparaison : c'est pour elle qu'il adviendrait que son savoir de l'objet corresponde ou non à celui-ci.
La conscience sait d'abord que l'objet qu'elle connaît est en soi. Mais elle sait alors qu'il est en soi pour elle. L'objet n'est plus simplement en soi, mais il devient en soi pour la conscience, dans la mesure où la conscience a fait l'expérience de l'objet. La conscience sait ainsi que la vérité ou l'essence de l'objet sera ce qu'il est en soi pour elle. La conscience dispose ainsi en elle-même de l'unité de mesure. Mais ce n'est que dans l'expérience progressive du savoir qui apparaît, se développant comme cercle, qu'une telle unité-de-mesure devient effective.
Dans cette mesure, le chemin vers la science est déjà science, qui présuppose son but : c'est ainsi que pour nous, la conscience qui passe négativement d'une figure à l'autre est déjà dans sa pleine vérité. Lorsque la conscience saisit le fait que l'en soi est ce qui est l'en soi pour elle, lorsqu'elle a fait l'expérience de l'objet pour se l'approprier, alors ce qui est pour elle et ce qui est pour nous fusionnent, la science connaît son essence, et la nature du savoir absolu est désignée.
Commentaires critiques
Hegel, même s'il s'en défend, détermine implicitement le medium du connaître avant que de vouloir connaître effectivement. Ce medium hégélien du connaître, à titre de prérequis, doit être défini comme faculté : c'est la faculté d'abstractifier le social moderne, de le projeter dans une dynamique idéale et transhistorique, qui est présupposée avant qu'une connaissance de l'Esprit soit possible. Certes, Hegel détermine cette faculté sans le savoir, dans la mesure où son « savoir » est un connaître idéologique. Mais il la détermine pourtant de façon dissimulée, et c'est un tel postulat de base qui rendra finalement possible le développement du système circulaire.
C'est ainsi que Hegel, à l'instar de Kant, retombe à son tour dans des antinomies irréductibles :
Hegel ne saisira pas « l'absolu » en soi, mais il saisira d'abord sa propre faculté d'idéaliser le social moderne, et d'abstraire ce social de son historicité matérielle propre. L'absolu hégélien ne fera que dériver de la projection sur quelque « histoire universelle » d'un tel outil d'idéalisation et de transhistoricisation. Il n'est pas absolu en soi, mais il est un absolu relatif à cette opération idéologique d'abstraction, qui vise finalement la naturalisation du moment capitaliste, c'est-à-dire l'affirmation du caractère indépassable de ce moment capitaliste.
En voulant supprimer finalement cette caractérisation idéologique (et impensée, implicite) d'une faculté d'idéalisation, pour accéder à quelque « absolu » en tant que tel, on ne ferait finalement que retomber sur la faculté en question d'une part, et sur l'absolu inconnaissable d'autre part, tels qu'ils restent irréductiblement séparés.
Cette faculté hégélienne implicite, finalement, serait une implicite crainte de la vérité (ou de la facticité du fait social contingent, errant, aussi absurde que la violence, aussi injustifiable que la souffrance).
Finalement, avant même d'avoir défini l'absolu, on l'a déjà défini, avec Hegel, puisque la faculté préalable d'idéalisation du fait social désigne déjà en lui-même cet absolu : il ne sera qu'un absolu qui s'identifie aux abstractions réelles marchandes.
On suppose ici toujours déjà, comme « bien-connues », les catégories de base de la société marchande, telles que la marchandise et la valeur, sans les questionner en tant que telles, afin de les projeter dans un ordre idéal et transhistorique (Esprit, sujet-objet identique, substance). On s'appuie ici sur les autorités de l'idéalisme allemand, qui ont déjà, systématiquement, pratiqué une telle projection (quoique sans le savoir).
L'unité-de-mesure est finalement déterminée a priori, et non à même le développement du système : n'est vrai que ce qui correspond à ce que cette faculté d'idéalisation du social est capable d'appréhender. L'objet en soi sera l'objet d'une catégorie transhistorique et naturalisée du travail. L'objet en soi pour la conscience sera l'expérience idéalisée de ce travail transhistorique, si bien qu'il ne fait que confirmer l'affirmation selon laquelle les catégories du capitalisme resteraient en elles-mêmes naturelles et éternelles. Ce qui est pour nous, ou le savoir absolu, ne sera rien d'autre que la saisie du travail abstrait comme condition nécessaire et indépassable, et ainsi ce savoir absolu sera identique à une affirmation idéologique, déjà implicitement contenue dans la faculté de départ.
Le cercle hégélien suppose donc un point de départ, mais ce point de départ est réaffirmé à chaque moment de la refiguration de la conscience, dans la mesure où il n'est jamais explicitement posé. Ce point de départ (ou ce postulat idéaliste de base) fait que le mouvement peut avoir une forme téléologique, en laquelle la fin est déjà dans le commencement. Il est la forme abstraite qui homogénéise le tout, de telle sorte que ce sera finalement le passage du même au même, selon une logique identitaire, qui finira par ressortir. Les formes tautologiques et vides de la valeur et du travail abstrait (A-M-A', etc.) sont finalement constamment réaffirmées à chaque moment du processus téléologique, si bien que la dialectique hégélienne elle-même finit par ressembler au formalisme qu'elle tente de dépasser.
La méthode matérialiste qui sort de ces antinomies hégéliennes thématise d'abord explicitement, et consciemment, les catégories logiques de base du capitalisme, et affirme leur caractère historiquement déterminé (elles sont spécifiquement modernes, et non transhistoriques). Elle tente ensuite de montrer progressivement les manifestations phénoménales de cette essence capitaliste, en insistant sur leur caractère dérivé et dépassable, en fait comme en droit. C'est parce que ces catégories entrent en contradiction avec la multidimensionnalité du monde vécu, c'est parce qu'elles sont non-identiques aux désirs et souffrances individuels, c'est parce qu'elles sont des totalisations brisées, qui ne pourront jamais être achevées, qu'elles sont précisément dérivées et dépassables.
En distinguant une genèse logique et une genèse historique des catégories, et en portant précisément au concept ces catégories contingentes, on parvient à sortir des antinomies que Hegel a lui-même identifiées, antinomies qui ne sont jamais que les antinomies de toute pensée idéaliste-bourgeoise en tant que telle.
C'est de la sorte qu'on pensera donc avec Hegel, contre Hegel.
I La certitude sensible
1) La certitude sensible est la connaissance la plus abstraite et la plus pauvre, au sein d'un système fétichiste-marchand
Selon Hegel, le savoir qui est immédiatement notre objet serait savoir de l'immédiat, ou de l'étant. Il se saisirait de façon réceptive.
Le contenu concret de la certitude sensible semble être la connaissance la plus riche, et même une connaissance d'une richesse infinie : le temps et l'espace s'étendraient en effet à l'infini, et seraient en outre divisibles à l'infini. La certitude sensible semblerait être en outre la connaissance la plus véritable, dans la mesure où elle ne laisserait rien tomber de l'objet, mais l'aurait devant soi dans son intégralité.
Néanmoins, la certitude sensible serait en réalité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle n'énonce que ceci : c'est. Sa vérité contient seulement l'être de la Chose. La connaissance, de son côté, est simplement Je pur. Dans la certitude sensible, Je suis là comme pur celui-ci, et l'objet comme pur ceci. La médiation n'est pas multiple, mais simple. Le rapport entre Je et ceci est un rapport immédiat.
Ce que Hegel décrit là, du point de vue des catégories de base du capitalisme, est le rapport du consommateur aux valeurs d'usage. Parce qu'il est simplement réceptif, et non actif, il est simple consommateur. La valeur d'usage est d'abord reliée à la choséité matérielle de la marchandise, à son corps matériel concret. La relation immédiate à une valeur d'usage aurait ainsi la forme d'une appréhension sensible simple. Mais cette appréhension sensible est aussi dirigée vers la satisfaction de besoins et désirs déterminés. Appréhension et satisfaction sensibles immédiates constituent la choséité immédiate de l'étant, ou de la valeur d'usage. Cela étant, ce rapport au sensible n'est pas transhistorique, mais historiquement déterminé : car la valeur d'usage est le double opposé mais complémentaire de la valeur, qui est elle-même une catégorie historiquement déterminée. Dans l'appréhension sensible immédiate, la valeur d'usage désigne immédiatement la valeur, quoique de façon confuse et fétichiste. C'est d'ailleurs parce qu'elle désigne immédiatement cette valeur que l'ensemble des valeurs d'usage peuvent être subsumées sous un même « être ». En effet, la valeur a pour substance le travail abstrait, soit le fait de ramener la pluralité des activités productives humaines sous une catégorie unitaire et homogène. De la sorte, la multiplicité des biens d'usage, ou des manifestations sensibles relatives à l'appréhension et à la satisfaction simples, peuvent être subsumées sous un concept unitaire et homogène. L'être sensible immédiat, ou l'être tout court, devient une catégorie matériellement agissante, et socialement effective, lorsque les multiples valeurs d'usage semblent désigner immédiatement des valeurs, dans la circulation des marchandises. L'indifférenciation de l'être du sensible est une effectivité sociale agissante dès lors que le caractère fétiche des marchandises produit la confusion entre valeur et valeur d'usage, dans l'appréhension fétichiste-immédiate du produit. Ce que décrit ici Hegel n'est donc pas une nécessité qui s'impose de toute éternité, mais correspond particulièrement au moment capitaliste, moment dépassable et contingent. S'il prétend décrire une condition humaine transhistorique, il ne fera en fait que rétroprojeter, abusivement, les caractéristiques du social moderne sur des moments prémodernes, en vue de naturaliser les traits les plus typiques de cette modernité.
La certitude sensible ne désigne un pur ceci, comme connaissance la plus abstraite et la plus pauvre, que dans la mesure où la relation quotidienne aux étants marchands est une relation fétichiste, par laquelle valeur d'usage et valeur sont confondues. Le connaissant ne sera un Je pur, ayant une relation simple au ceci, que dans la mesure où ses relations sociales sont elles-mêmes médiatisées de façon impersonnelle, de par le caractère fétiche des produits du travail : il est un Je impersonnel et abstrait dans la mesure où son activité abstractifiée vient se coaguler dans la valeur des marchandises, qu'il se contente d'appréhender comme pur étant immédiat.
2) La dialectique de la certitude sensible : dialectique du fétichisme marchand
Selon Hegel, le Je comme pur celui-ci, et l'objet comme pur ceci ne sont pas dans la certitude sensible seulement de façon immédiate, mais en même temps comme médiatisés : J'ai la certitude de par la Chose, et celle-ci est dans la certitude de par le Je.
a) Premier moment : l'objet est l'essentiel
A travers cette médiation, l'objet est d'abord l'essentiel, le vrai : car il demeure même s'il est non su, là où le savoir n'est pas quand n'est pas l'objet.
Le ceci, ou l'essence, est maintenant et ici. Si le maintenant est midi, cette vérité sensible, une fois la nuit tombée, disparaît. Le maintenant est un négatif. Le maintenant qui se maintient n'est ni midi ni nuit, il n'est pas un immédiat mais un médiatisé : il se maintient en tant que le jour et la nuit n'est pas. Un tel simple qui est par négation est indifférent à être ceci ou cela, et il est un universel. L'universel serait le vrai de la certitude sensible. Notre opinion dans la certitude sensible vise un ceci particulier, mais il atteint en réalité le ceci universel, ou l'être en général. Cette vérité de la certitude sensible (qui contredit l'opinion) est contenue dans le langage, qui est une tendance à généraliser.
L'ici, quant à lui, est d'abord arbre, mais lorsque je me retourne il est maison. Il est lui aussi une simplicité médiatisée, ou une universalité.
La certitude sensible a pour vérité l'être pur, à quoi la médiation et la négation sont essentielles.
b) Deuxième moment : le Je est l'essentiel
Désormais, les relations entre objet et savoir sont inversées : car l'universel auquel est parvenu l'objet est présent dans le savoir, qui auparavant était l'inessentiel. L'objet est l'universel parce que J'ai de lui un savoir. La certitude sensible est refoulée dans le Je, qui devient l'essentiel.
La force de la vérité se trouve maintenant dans le Je : le disparaître du maintenant et ici singuliers sur lesquels nous opinons se trouve retenu du fait que Je les tiens fermement. Le Je est maintenant arbre parce que Je le vois ; mais un autre Je voit la maison, et les deux vérités ont la même authentification, à savoir l'immédiateté du voir. Mais ce qui ne disparaît pas est le Je comme universel, dont le voir est un voir simple qui est médiatisé par la négation de cette maison, et ainsi de suite.
Quand je dis cet ici, ce maintenant, ou ce singulier, je dis tous les ceci, tous les ici, maintenant, singuliers. Quand je dis Je, ce Je singulier, je dis tous les Je.
c) Troisième moment : le tout de la certitude sensible est l'essentiel
Finalement, dans la certitude sensible, l'essence n'est ni dans l'objet ni dans le Je : car en chacune de ces immédiatetés, ce sur quoi j'opine est un inessentiel, dans la mesure où l'objet et le Je sont des universels. Ce sera donc le tout de la certitude sensible qui sera son essence, et non plus un moment de cette certitude sensible.
d) Mouvement dialectique du tout de la certitude sensible
D'abord, la vérité de la certitude sensible se maintient dans un rapport demeurant égal à soi-même : Je tiens fermement à Un rapport immédiat (le maintenant est jour, l'ici est arbre).
Cette certitude ne veut plus venir à nous lorsque nous la rendons attentive à un maintenant qui est nuit.
Ce maintenant nous est montré ; mais il a déjà cessé d'être quand il se trouve montré. Ainsi, le maintenant montré est un maintenant qui a été. Le maintenant n'est pas, alors qu'on avait d'abord affaire à l'être.
Le mouvement dialectique de la certitude sensible sera le suivant :
Le maintenant est affirmé comme vrai, mais il est sursumé comme ayant été ;
j'affirme que le maintenant a été ;
j'affirme que maintenant n'est pas ; je nie cette négation pour dire que maintenant est.
Le maintenant sursumé qui est, à la fin de cette dialectique, sera un réfléchi dans soi : il est un maintenant qui dans l'absolu est beaucoup de maintenant. C'est là le maintenant véritable. Par exemple, le maintenant comme jour a dans soi beaucoup de maintenant (des heures), et chaque heure a beaucoup de minutes, etc.
L'indiquer est un mouvement qui indique que le maintenant est un résultat, ou une multiplicité de maintenant rassemblés. L'indiquer est l'expérience que maintenant est un universel.
De même, l'ici indiqué qui est maintenu fermement et qui demeure est un ceci négatif : il sera un complexe simple de beaucoup d'ici. Par exemple, l'ici sur lequel on opine serait le point ; mais on indique ici en vérité une multiplicité simple de ici.
Ainsi, la certitude sensible affirme un ceci particulier, alors qu'elle indique un ceci universel. Ce qu'elle opine est dans la non-vérité.
Les mystères de Cérès et de Bacchus célèbrent cette néantité des êtres sensibles (manger le pain et boire le vin) ; de même, l'animal qui dévore les choses sensibles n'est pas exclu de cette sagesse. Dans la consommation, la néantité de la chose sensible est affirmée, et la dialectique de la certitude sensible est ainsi soulignée.
Le ceci sensible sur lequel on opine, comme ce morceau de papier, est inaccessible en tant que tel. Au cours de la tentative d'atteindre le morceau de papier singulier, celui-ci se décomposerait. En réalité, le morceau de papier qu'on indique dans la certitude sensible est une chose effective, un objet extérieur, c'est-à-dire qu'on ne dit de lui que l'universel. L'ineffable sera le non-vrai, l'irrationnel, le simplement opiné.
De même, lorsqu'on dit d'une chose qu'elle n'est qu'une chose effective, ou un objet extérieur, on n'énonce que l'universel, et on énonce ainsi son égalité avec toute chose, son indifférenciation. Par exemple, tout papier est un « ce morceau de papier ». Le langage, puissance de généralisation, a la capacité de renverser l'opinion, en indiquant un ici qui sera beaucoup d'autres ici.
e) Commentaires critiques
Le premier moment dialectique, en lequel l'objet de la certitude sensible est l'essentiel, et le Je l'inessentiel, indique une séparation entre le sujet et l'objet. L'objet est auto-suffisant, et affirme son autonomie. De même, une marchandise valorisée paraît posséder sa valeur par elle-même, en elle-même, sans qu'une opération humaine de valorisation paraisse nécessaire. L'autonomie de la chose, ou de la marchandise, traduit une dépossession dans l'ordre fétichiste-marchand. Un rapport subjectif et autonome entre les choses paraît être tangible, dans la mesure où l'on ne reconnaît pas les relations interhumaines à la source de cette dynamique sociale des marchandises. Cette inversion, qui est aussi un point de départ, renvoie à une façon, spécifiquement moderne, de projeter des qualités sociales et symboliques humaines sur un ordre chosal, en oubliant la source de cette projection, et en considérant que ces choses s'étant autonomisées posséderaient par nature de telles qualités. Hegel voudrait ici décrire une condition humaine transhistorique, mais il s'avère en réalité qu'une telle disposition finit par concerner spécifiquement l'ordre social seulement au cours de l'émergence de la valeur fétichisée, éminemment moderne. Il naturalise ainsi le moment capitaliste, en le projetant sur le tout de « l'histoire universelle », ou sur quelque caractéristique psychologique « universellement humaine ».
Le consommateur face à une valeur d'usage est face à un ceci indifférencié. La valeur d'usage peut être un arbre cultivé, comme une maison, et elle n'est ni l'une ni l'autre. Mais elle ainsi indifférenciée, comme multiplicité d'ici, dans la mesure où la valeur d'usage et l'abstraction de la valeur, dans les rapports fétichistes-marchands, sont finalement confondues. La multiplicité des ici de la valeur d'usage est un négatif, une médiation, un universel, dans la mesure où elle renvoie à une valeur qui subsume sous elle, de façon unitaire et homogène, l'intégralité des choses sensibles valorisables (soit : potentiellement, l'intégralité des choses sensibles tout court). Certes, l'être en général qui est indiqué par la certitude sensible n'a pas été « inventé » par la modernité capitaliste, et la subsomption logique n'a pas attendu l'émergence de la valeur moderne pour s'affirmer en tant que telle. Néanmoins, le potentiel social, réel, de cet être et de cette subsomption, n'est dévoilé systématiquement que dans un contexte fétichiste-marchand. L'être en général n'est plus simplement abstraction idéelle, mais il finit par devenir une abstraction réelle, lorsque la forme-marchandise est consacrée. Si c'est l'effectivité de la Chose qui prévaut, et non sa simple potentialité idéelle, alors on peut considérer que cette dialectique de la certitude sensible décrit bien d'abord le moment moderne, et non le tout de « l'histoire universelle ». Cela est encore plus explicite lorsqu'on s'intéresse au maintenant. Le maintenant sur lequel on opine est sursumé, et il indique finalement une multiplicité de maintenant. Le temps est ainsi conçu comme une variable indépendante des événements qualitatifs, spatialisable, et divisible en segments égaux. C'est seulement en vertu de cette conception du temps qu'on considère que le maintenant indiqué est un universel. Or, une telle conception du temps n'est pas transhistorique, mais devient nécessaire lorsque l'exigence de valorisation implique l'exigence de la comptabilisation des temps de travail. La marchandise cristallise ainsi une certaine quantité de travail abstrait, c'est-à-dire une multiplicité particulière de maintenant singuliers. On postule l'existence d'atomes temporels, et de segments égaux, qui ne vont pas de soi, mais qui dérivent de l'exigence de la valorisation. La détermination du présent, de ce qui a été, et de ce qui sera, qui fonde la médiation, la négation, et l'universel de la certitude sensible, n'est pas une détermination transhistorique, mais dérive de l'émergence de la marchandisation, et de ses conséquences temporelles spécifiques.
Lorsque les valeurs d'usage apparaissent comme des universels, dans un état d'indifférenciation, la certitude sensible peut refouler vers le Je, ou vers l'humain valorisant. Le Je, ou l'humain valorisant, semble devenir l'essentiel, là où l'objet serait l'inessentiel. On arrive ainsi au deuxième moment dialectique. Il apparaît ainsi que l'être des marchandises n'est plus complètement autonome, et qu'elles n'ont pas une valeur simplement par elles-mêmes. Les humains tentent ainsi de connaître la source sociale de la valeur, et de la thématiser explicitement et consciemment. Ils peuvent ainsi découvrir que le temps de travail socialement nécessaire, principe de quantification, de négation de la qualité, de médiation et d'universalisation de la valeur, est ce qui détermine la grandeur de la valeur. Néanmoins, tant que les produits du travail prennent la forme de marchandises, leur fétichisation, qui n'est pas qu'une mystification, mais qui concerne l'être social lui-même, ne disparaît pas.
C'est ainsi que c'est le tout de la certitude sensible, comme procès dialectique et fétichisé, qui est l'essence de la certitude sensible. On atteint maintenant le troisième moment. On parvient ainsi à la formulation la plus complète du fétichisme marchand. L'objet, ou la marchandise, s'est autonomisée et semble posséder sa valeur par elle-même, dans le même temps où l'humain tente de saisir a posteriori la loi sociale de la valeur, si bien que c'est le processus de valorisation comme tout social, à la fois objectif et subjectif, qui s'autonomise lui-même, qui devient l'essence de l'appréhension des valeurs d'usage, et qui finit par constituer une seconde nature faisant face aux individus.
Le maintenant universel qui est, résultat de la sursomption du maintenant ayant été, est une somme continue de segments égaux et homogènes, et cette multiplicité quantitative devient la condition de la valorisation des marchandises. Un tel être sensible général n'a pas sa vérité définitive dans l'objet, ni dans le sujet, mais il devient un procès réifié et autonome, objectif et subjectif, qui structure l'appréhension et la satisfaction sensibles modernes, de même qu'il structure l'ordre productif moderne (puis est structuré en retour par lui).
Le procès de valorisation (A-M-A'), qui renvoie à la dictature de l'abstraction de la valeur, absorbe et engloutit indéfiniment la multiplicité des valeurs d'usage et des choses sensibles concrètes, pille indéfiniment ressources et matières premières, jusqu'à s'auto-détruire lui-même. Les mystères de Cérès et de Bacchus trouvent leur vérité dernière dans cette valorisation dévoratrice et auto-dévoratrice de la valeur.
Le morceau de papier que l'on veut désigner, mais qui indique en vérité un universel, une chose effective en général, pourrait bien être un billet, de l'argent. En tant que tel, il cristallise donc une multiplicité quantitative et homogène de maintenant, c'est-à-dire une somme de temps de travail abstractifiés. Il renvoie également à une multiplicité de valeurs d'usage indifférenciées, dans la mesure où la quantification des temps de travail rend commensurables entre eux ce morceau de papier et les diverses valeurs d'usage. Ce n'est donc pas simplement comme trame de temps indéfiniment divisible que ce morceau de papier est une multiplicité de ceci. Selon une mise en abîme vertigineuse, ce morceau de papier, s'il est argent, désigne toute la complexité moderne de la dialectique de la certitude sensible.
Le langage renvoie à la fonction symbolique en tant que telle, ou au principe générique de la médiation. Mais il peut demeurer abstraction idéelle. La médiation parvenue à son achèvement désigne l'abstraction réelle de la valeur : elle n'est plus simple langage, mais elle est devenue subsomption effective, soumission concrète.
Kant, dans son Esthétique transcendantale, voudrait penser un espace et un temps universellement valables, de façon transhistorique. Cet espace et ce temps seraient les conditions transcendantales de possibilité de tout intuitionner sensible, en tant que formes subjectives a priori de la structuration des phénomènes. Seulement, la dimension géométrique, homogène et indéfiniment divisible de cet espace, et la dimension spatialisable, quantifiable, de ce temps, renvoient plus à des hypostases modernes, relatives à l'ordre marchand, qu'à quelque structuration cognitive « universelle ». C'est ainsi que Kant naturalise de façon abusive une spatio-temporalité spécifiquement moderne. On peut dire que, d'une certaine façon, Hegel tombe dans le même piège, lorsqu'il voudrait décrire la dialectique « inhérente » à toute certitude sensible « en général » : il naturalise et transhistoricise ce qui est contingent et historiquement déterminé.
II La perception
1. La démarche hégélienne
a) La perception est mouvement, et l'objet est d'abord l'essentiel
Selon Hegel, la perception, contrairement à la certitude sensible, saisit l'étant comme universel. Pour elle, Je est un Je universel, et l'objet est un objet universel.
La perception est un mouvement. L'objet sera le déploiement et la différenciation des moments, et le percevoir sera l'être-saisi-ensemble de ces mêmes moments.
Pour nous, l'universel serait la vérité de la perception. Face au tout de la perception, perçu et percevant seraient l'inessentiel. Mais comme universels, ils sont l'essentiel. Mais en tant qu'ils sont opposés, seul l'un peut être essentiel. L'objet, indifférent au fait d'être perçu, est d'abord l'essentiel. Et le percevoir, comme mouvement, qui peut être ou ne pas être, sera l'inessentiel.
b) Les déterminations de la chose, en tant que vrai de la perception
Comme universel, l'objet est médiatisé dans sa simplicité : en tant que tel, il est la chose aux multiples propriétés.
La perception, contrairement à la certitude immédiate, a en elle la négation : c'est ainsi qu'elle a en son essence la différence ou la multiplicité.
Le sensible est encore là, mais non pas comme singulier sur lequel on opine, mais comme universel, c'est-à-dire comme ce qui se déterminera comme propriété.
Comme la sursomption est à la fois un nier et un conserver, on conserve la dimension d'immédiateté sensible, mais on a affaire désormais à une immédiateté universelle. Mais l'être comme immédiat a en lui la négation ou la médiation : en tant que tel, il exprime en son immédiateté une propriété différenciée, déterminée.
Parce que les déterminités sont exprimées dans la simplicité de l'universel, elles se rapportent à soi-même, et sont indifférentes les unes en regard des autres, chacune est libre de l'autre.
Mais l'universalité égale à soi-même est à son tour indifférente à ces déterminités siennes : elle est le medium dans lequel ces déterminités se trouvent et se compénètrent, sans toutefois pouvoir se toucher. Le medium universel abstrait sera la choséité en général, ou l'essence pure, et il est l'ici et maintenant comme ensemble simple de multiples.
Par exemple, ce sel est un ici simple et en même temps multiple : il est blanc, et aussi piquant, aussi de figure cubique, aussi de poids déterminé, etc. Ces propriétés déterminées sont dans Un ici simple, dans lequel elles se compénètrent ; elles ne s'affectent pas dans cette compénétration, chacune reste en repos (par exemple, le blanc n'affecte pas le piquant, etc.). Le aussi est donc lui-même le pur universel, ou le medium, soit la choséité qui récapitule les déterminités.
Cela étant, chaque déterminité se différencie des autres propriétés opposées. Par cette différenciation, elle tombe hors du medium simple. Celui-ci n'est donc pas seulement un aussi, unité indifférente, mais il est aussi Un, unité excluante.
La chose comme vrai de la perception parcourt donc trois moments :
1° Elle est le aussi des propriétés ou matières multiples (unité indifférente) ;
2° elle est l'acte d'exclure les propriétés opposées (unité excluante) ;
3° elle est les propriétés multiples elles-mêmes, soit le rapport des deux premiers moments.
La chose de la perception est ainsi disposée. La perception a seulement à la prendre ainsi et à se comporter comme pur saisir. En tant que l'objet est le vrai et l'universel, l'égal-à-soi-même, la perception peut saisir l'objet de façon incorrecte, et s'illusionner. Son critère de vérité sera l'égalité-à-soi-même. S'il y a une inégalité, ce ne sera pas le fait de la non-vérité de l'objet, mais du percevoir, car l'objet est l'égal-à-soi-même.
c) Les déterminations du percevoir
L'objet appréhendé est purement Un, et il a en lui une propriété universelle. La perception sursume le singulier, puis elle atteint l'universalité. Elle sursume l'unité indifférente, et atteint l'unité excluante. Elle sursume l'opposition de l'unité indifférente et de l'unité excluante, et elle parvient au medium communautaire universel, dans lequel beaucoup de propriétés sont des universalités sensibles, chacune étant pour soi, et chacune excluant une propriété opposée. Pourtant, je ne perçois maintenant qu'une propriété, car elle est hors du Un (unité excluante) et hors du rapport à d'autres (unité indifférente). La conscience ne fait plus qu'opiner sur un être sensible immédiat, elle est revenue à son point de départ (certitude sensible). Elle doit reparcourir le même circuit.
Désormais, la conscience est refoulée dans soi, non pas au sens où la vérité tomberait dans le percevoir, mais au sens où la non-vérité qu'elle rencontre tombe dans elle. La perception n'est alors plus simple perception, mais elle est consciente de sa réflexion dans soi, et sépare celle-ci de la saisie simple.
La chose doit donc être Un, et si quelque chose contredit cette unité, cela doit relever de ma réflexion. Les diverses propriétés que je perçois paraissent être propriétés de la chose, mais elles constituent en réalité une diversité, qui contredit l'unité de la chose. Ainsi, cette diversité tombe dans le percevoir (la chose n'est blanche que pour notre œil, piquante pour notre langue, etc.). Nous sommes ainsi le medium universel où de tels moments s'isolent et sont pour soi.
Mais ces aspects divers sont déterminés. Or toute détermination est négation : le blanc n'est qu'en opposition au noir, etc. La chose est Un en tant qu'elle s'oppose à d'autres. Les propriétés seront également propriétés en elles-mêmes, et non simplement en raison d'autre chose. Mais elles ne sont en elles-mêmes que dans la mesure où elles sont plusieurs, se distinguant les unes des autres. Elles sont en et pour soi, et indifférentes les unes en regards des autres.
Désormais, parce que la chose est déterminée comme Un, c'est la chose elle-même qui est blanche, et aussi cubique, aussi piquante, etc. C'est la chose qui désormais est le aussi ou le medium universel. La diversité était tombée dans le percevoir, mais parce que désormais cette diversité détermine la chose comme Un, les propriétés appartiennent à la chose, et le medium universel est la chose elle-même.
La conscience est maintenant consciente de sa réflexion dans soi, et de l'opposition entre le aussi et l'unité de la chose. L'acte de poser en Un les propriétés revient maintenant à la conscience. La propriété se révèle comme matière libre. La chose a pour la conscience deux réalités : le pur Un dépourvu de multiplicité et le aussi dissous en matières autostantes. L'acte de saisir le vrai pour la conscience a en lui la diversité du saisir (matières libres) et le revenir dans soi (Un). Mais c'est le vrai lui-même, la chose, qui se montre de cette double manière. Ainsi, pour la conscience, la chose se présente d'une manière déterminée, mais elle est aussi réfléchie dans soi, et a en elle-même une vérité opposée.
Désormais, la chose n'est plus l'égal à soi-même, mais elle a en soi de l'inégal : l'objet est maintenant ce mouvement total qui auparavant était réparti entre l'objet et la conscience.
La chose est pour soi, réfléchie dans soi, Un. Mais elle est aussi pour un autre ; elle est pour soi (unité indifférente) un autre que ce qu'elle est pour autre chose (unité excluante). Cette opposition tombe dans des choses diverses, dans deux objets. La chose a désormais sa différence en regard d'une autre chose en dehors d'elle. La chose se définit ainsi dans son opposition à d'autres (unité excluante). Mais ainsi, elle perd son autostance. Elle a son essence dans un autre. Mais cette relation est l'inessentiel.
Maintenant, l'objet est d'un seul et même point de vue le contraire de soi-même : pour soi dans la mesure où il est pour autre-chose ; et pour autre-chose dans la mesure où il est pour soi. Cet être pour soi est maintenant tout aussi inessentiel que ce qui devait être l'inessentiel, à savoir la relation à autre chose.
L'universalité de la chose, parce qu'elle provient du sensible, est affectée d'une opposition, qui se sépare dans les extrêmes de la singularité et de l'universel, du Un des propriétés et du Aussi des matières libres. Ces déterminités ne sont qu'un être pour soi qui est affecté par l'être pour un autre. Mais ils sont maintenant tous deux dans une unité, et ainsi devient maintenant présente-là l'universalité absolue inconditionnée (la conscience fait son entrée de façon véritable dans le royaume de l'entendement).
Le percevoir prend l'objet tel qu'il est en soi. Dans le percevoir apparaît le singulier vrai, soit le Un réfléchi dans soi. Mais un autre être pour soi se rencontre à côté, soit l'universalité opposée à la singularité. Ces deux extrêmes sont dans une unité.
d) L'entrée en scène de l'entendement
Le jeu de ces abstractions vides de la singularité et de l'universalité est le jeu de l'entendement percevant (« bon sens »). Il est tiraillé par ces essences nulles.
La conscience ici progresse jusqu'au résultat qui est l'égal sursumer de toutes ces essentialités, mais dans chaque moment singulier, elle est consciente seulement de cette déterminité Une comme du vrai, et puis à nouveau de l'opposée. Elle pressent leur inessentialité. Pour les sauver du danger qui menace, elle affirme maintenant comme le vrai ce qu'elle affirmait à l'instant comme le non-vrai.
Il s'agirait de rassembler ces pensées de l'universalité et de la singularité, du aussi et du Un, de cette essentialité qui est rattachée nécessairement à une inessentialité, et d'un inessentiel qui est pourtant nécessaire. Il s'agirait de rassembler les pensées de ces inessences et par là de les sursumer. Mais l'entendement se dresse contre ce rassemblement en trouvant appui sur le dans la mesure où et les points de vue divers, ou en prenant sur soi l'une des pensées pour maintenir l'autre séparée et comme la vraie.
Commentaires critiques
a) La perception est le mouvement réifié de la forme-sujet et de la forme-marchandise, et la marchandise est d'abord l'essentiel
Pour la perception, le Je est un Je universel-abstrait, de même que l'objet est universel-abstrait. L'universalité abstraite de la valeur, en tant qu'elle est perçue, opère cette double universalisation de la formes-sujet et de la forme-marchandise. Cette double universalisation est spécifiquement moderne.
La forme-sujet moderne est une unité qui suppose plusieurs propriétés : c'est le sujet bourgeois, occidental, masculin et « valide » (rationnel) qui constitue, de façon transcendantale, cette forme-sujet. Mais la forme-sujet est aussi unité excluante, car toute détermination est négation : le travail prolétarisé, le colonisé, le féminin et le non-valide sont implicitement exclus par cette forme-sujet universelle-abstraite. D'une certaine façon, ces existences réifiées sont renvoyées hors-Esprit, et presque hors-humanité.
C'est la forme-sujet excluante qui sera le point de vue par lequel sont posées les conditions objectives et les propriétés objectives de la chose, qu'elle soit chose « utile » ou chose « productive ». Mais ces propriétés objectives paraissent d'abord être le fait de l'objet lui-même, dans la mesure où les rapports de cette forme-sujet ont été réifiés (ils sont cristallisés dans la valeur des marchandises).
La forme-marchandise, quant à elle, ou l'objet, est une universalité-abstraite au sens où elle est subsumée sous la valeur. Elle possède d'abord une détermination quantitative, en tant qu'elle contient une certaine quantité de travail abstrait. Ses propriétés qualitatives, qui sont d'ailleurs elles aussi des universalités-abstraites, n'existent pas séparément de cette subsomption sous la valeur, et de cette détermination quantitative : à vrai dire, elles ne sont que les porteurs de l'abstraction-valeur.
Du point de vue de l'Esprit, ou du point de vue de l'identification achevée du travail abstrait au sujet-objet identique, l'universel sera la vérité de la perception. Cela signifie que c'est l'automouvement de la forme-sujet excluante et de la forme-marchandise quantitativement déterminée, comme procès unitaire et réifié, qui définit finalement le tout de la perception comme tout universel.
Mais d'abord, le sujet et l'objet, tels qu'ils sont des singuliers séparés, sont l'inessentiel. Cela signifie que l'individu isolé, tout comme la valeur d'usage isolée qu'il consomme ou produit, n'expriment pas encore l'universalité-abstraite de la valeur.
Néanmoins, en tant qu'ils sont pour nous (du point de vue de l'Esprit) déjà des universels, soit déjà médiatisés par les catégories marchandes, ils sont tous deux l'essentiel.
Mais lorsque la perception entre en scène, sujet et objet sont opposés : un seul doit être d'abord l'essentiel, là où l'autre serait l'inessentiel. Ainsi, l'automouvement apparent des marchandises produites masque les relations interhumaines qui sont à la source de leur valeur, et il semble que les individus sont l'inessentiel, là où les marchandises seraient l'essentiel. Les choses semblent posséder leur valeur par elles-mêmes, et ainsi leurs propriétés qualitatives, qui sont les porteurs de cette valeur, semblent également dériver de leur seule choséité.
La marchandise sera en elle-même une série de moments, que le percevant humain déterminé par la forme-sujet moderne se contentera de saisir, pour tenter de les rassembler.
b) Les déterminations de la marchandise perçue, en tant qu'elle constitue une seconde nature autonomisée
A travers la certitude sensible, on constate que cette certitude indique finalement ce qui est nié, médiatisé, et ensuite sursumé : soit l'universalité d'un ensemble simple de ici et de maintenant. Un ensemble simple de points et d'instants sera ainsi désigné par la certitude sensible. Mais on a vu également que cette universalisation du sensible, en tant qu'universalisation effective et socialement fondée, n'est pas transhistorique, mais historiquement déterminée, soit spécifiquement moderne. L'indifférenciation et l'égalité des points et des instants, dans un espace-temps homogène et abstrait, dérive en effet de l'abstraction-marchandise et de l'abstraction-échange. C'est ainsi parce que la marchandise est subsumée sous la valeur qu'elle devient, dans la certitude sensible, une telle universalité abstraite.
Cette universalité abstraite est le point de départ de la perception. Mais désormais, la négation et la médiation sont assumées. La chose se constitue d'emblée comme chose effective « en général », ou comme universalité-abstraite, car elle est d'emblée comprise comme ensemble de ici et de maintenant rassemblés. Cela étant, pour qu'elle soit chose effective rassemblant cet ensemble de ici et de maintenant, il faut qu'elle possède certaines propriétés essentielles qui la caractérisent. Le sel, par exemple, sera un ensemble de moments et de lieux rassemblés, en tant qu'il est défini, en son essence, comme matière de forme blanche, et aussi de forme cubique, et aussi piquante, etc.
Le fait de déterminer les propriétés qualitatives de la chose (qui lui appartiennent en tant qu'elle est valeur d'usage, chose concrète) n'est pas indépendant du fait qu'elle doit être d'abord rassemblée comme ensemble de ici et de maintenant déterminés. Or, elle n'est rassemblée comme ensemble de ici et de maintenant qu'à travers une temporalisation et une spatialisation qui renvoient à la manière dont la valeur détermine la choséité de la marchandise. Ainsi, les propriétés essentielles et qualitatives de la chose ne sont pas indépendantes de la manière dont la chose, comme marchandise, est subsumée sous la valeur.
On pourrait le dire plus simplement : ces propriétés qualitatives appartiennent au corps concret de la marchandise en tant qu'elle est valeur d'usage. Mais la valeur d'usage n'est que le porteur de la valeur. Ainsi, les propriétés qualitatives de la chose ne sont pas indépendantes de la manière dont cette chose se constitue comme valeur.
Dès lors, la négation de l'objet immédiat, telle qu'elle est opérée par la perception, et telle qu'elle débouche sur une multiplicité de propriétés, n'est pas indépendante de la négation opérée par la valeur, et qui constitue l'objectivité « fantomatique » de la marchandise.
Le sensible sur lequel on opine est ainsi, dans la perception, un sensible pré-conditionné par l'abstraction de la valeur. La valeur d'usage ayant de multiples propriétés sera une immédiateté universelle, en tant que cette immédiateté aura été déterminée par la négation et la médiation de la valeur.
Chaque propriété de la valeur d'usage (dérivant de l'abstraction de la valeur) sera libre de l'autre, et sera indifférente à l'égard des autres. En effet, chaque propriété traduit une façon déterminée de rassembler un ensemble de ici et de maintenant (par exemple, le piquant du sel renvoie au fait de rassembler tous les ici et maintenant qui concerne la relation du sel à la langue, etc.). Chaque rassemblement de ici et de maintenant renvoie à une règle déterminée de synthèse et de sélection qui se surajoute aux autres, de façon indépendante. Ainsi, parce que le rassemblement des ici et maintenant dérive de l'abstraction-valeur, l'indépendance de chaque propriété, ou l'unité indifférente de la chose, dérive bien également de cette abstraction-valeur.
Le medium universel-abstrait, ou la choséité de la chose, son essence pure, rassemblera toutes ces règles de rassemblements des ici et des maintenant de la chose, soit toutes ses propriétés essentielles. Ce medium est une pure détermination transcendantale de temps et d'espace (comme le schème), mais cette détermination sera un transcendantal historiquement déterminé, dérivant de l'abstraction-valeur, spécifiquement moderne.
Mais pour être une chose Une et singulière, la chose concrète, ou la valeur d'usage, doit aussi se différencier des autres choses concrètes : chaque propriété ne peut se poser qu'en tant qu'elle se différencie des propriétés opposées. La valeur d'usage est aussi unité excluante. Chaque marchandise est valeur, mais en tant que telle elle ne se différencie des autres qu'en vertu de différences quantitatives. En tant que les marchandises sont des valeurs d'usage, elles connaissent des différences qualitatives. Ces différences qualitatives désignent une diversité d'usages et, plus en amont, au niveau de la production, elles supposent une division du travail déterminée, à l'échelle du tout social. La diversité des usages est indépassable, car les marchandises n'existent que si elles satisfont des besoins, et ces besoins sont nécessairement multiples et différenciés. Il ne peut exister une seule valeur d'usage, qui resterait indifférenciée. Néanmoins, la manière dont les marchandises satisfont des besoins déterminés ne reste qu'un prétexte, ou qu'un mal nécessaire, pour produire de la valeur. C'est ainsi que l'unité excluante de la chose, qui suppose une diversité qualitative, n'est pas indépendante de l'universalité-abstraite de la valeur, qui enveloppe une diversité simplement quantitative.
En outre, l'unité excluante de la chose suppose que chaque chose est une chose générique, et non un singulier absolu. Chaque chose singulière générique renvoie à une multiplicité de singularités individuées, dans l'absolu. La standardisation des choses produites, dans l'ordre marchand, achèvera le principe qui est en germe dans cette chose générique, si bien qu'une telle chose singulière-générique ne trouve son effectivité achevée, sociale, que dans le système capitaliste.
Ainsi, comme unité indifférente, la chose, ou la marchandise, est déterminée par une spatio-temporalité marchande, dérivant de l'abstraction-valeur. Comme unité excluante, la chose est un singulier générique, qui est un rapport avec une diversité qualitative de valeurs d'usage, mais cette diversité reste subsumée sous l'unité totalisante de la valeur. La chose comme unité à la fois indifférente et excluante décrit la manière dont la valeur détermine la chose de deux manières, d'abord pour elle-même (comme universel), et ensuite dans sa relation aux autres valeurs d'usage (comme singulier générique).
La chose, ou la valeur d'usage aux multiples propriétés qualitatives, telle qu'elle est déterminée par l'abstraction de la valeur, serait l'unité de ces deux moments apparemment opposés.
Le sujet de la valeur, qui projette les marchandises dans un automouvement apparent, ne ferait que saisir ces déterminations, comme si elles appartenaient en tant que telles aux marchandises elles-mêmes, sans qu'un procès social humain doive intervenir (fétichisme). C'est en tant qu'elles constitueraient une seconde nature objectivée, et s'étant autonomisée, que les marchandises posséderaient en elles-mêmes de telles déterminations.
c) Les dialectiques fétichistes du percevoir marchand de la forme-sujet moderne
C'est une forme-sujet excluante, soit le sujet bourgeois, masculin, occidental et « valide » de la valeur, qui saisit l'objet comme unité aux multiples propriétés. Parce que cette forme-sujet est d'abord réifiée, les propriétés semblent appartenir seulement à la chose, sans qu'un processus social doive intervenir. Mais ce sont finalement les projections de cette forme-sujet qui se retrouvent dans l'objet autonomisé.
Tandis que la perception de la marchandise comme valeur d'usage dépasse l'opposition entre unité indifférente (universalité) et unité excluante (singulier générique), elle retombe finalement sur une immédiateté sensible, et retombe dans l'opiner de la certitude sensible. Le percevoir est d'abord la confusion entre l'immédiateté de la valeur d'usage sensible et l'universalité abstraite de la valeur.
Mais ce mouvement fétichiste définit un nouveau point de départ, pour un nouveau circuit. Désormais, la forme-sujet est refoulée dans soi, au sens où la non-vérité tombe dans elle. Il faut que la diversité des propriétés, qui contredit l'unité de l'objet, appartienne au sujet percevant. Ainsi, c'est par la forme-sujet, et non plus par l'objet, que la valeur d'usage renvoie à des propriétés autostantes, qui elles-mêmes dérivent de la forme-valeur. La forme-sujet prend sur elle la diversité de la valeur d'usage, et elle doit donc prendre sur elle la valeur. Elle devient le medium universel.
Mais l'objet s'autonomise à son tour : car comme unité excluante, qui implique que chaque propriété se différencie de son opposé, il se trouve être Un. Autrement dit, la diversité qualitative entre les diverses valeurs d'usage paraît appartenir aux valeurs d'usage en tant que telles, si bien que l'apparence d'autonomie de leur forme-valeur est réaffirmée, de façon dialectique. Le medium redevient la chose elle-même.
Pour résumer, il y a deux mouvements :
1° Lorsque la forme-sujet saisit l'unité indifférente, elle se réapproprie l'objet qui s'était autonomisé, ainsi que la valeur de l'objet.
2°Lorsque la formes-sujet dépasse cette unité indifférente pour saisir le Un de l'unité excluante, l'objet réapproprié s'autonomise à nouveau, de même que sa valeur.
Le dépassement initial du fétichisme, dans la saisie de l'unité indifférente, implique une réaffirmation, à nouveaux frais, de la dépossession fétichiste, dans l'unité excluante.
Mais dans cette dialectique, la conscience est réfléchie dans soi. C'est maintenant pour la conscience, ou pour la forme-sujet excluante, que la chose se présente d'une double manière : comme aussi des matières autostantes (unité indifférente, universel-abstrait) et comme pur Un (unité excluante, singulier générique). Autrement dit, les deux manières dont la valeur détermine les valeurs d'usage (comme ensemble de matières libres et comme diversité qualitative) paraissent maintenant appartenir à la chose même, mais pour la conscience. Ainsi, l'objet et la valeur de l'objet sont toujours autonomisés, et ainsi fétichisés, mais ce n'est pas en soi qu'ils le sont, mais pour la conscience. Ce n'est plus de façon inconsciente que les rapports fétichistes se constituent, mais c'est de façon consciente et réfléchie.
Dans ce fétichisme pour la conscience, l'objet porte lui-même la contradiction : il est à la fois Un et diversité des matières libres, singulier et universel, unité excluante et unité indifférente. Mais comme unité excluante, il est en relation avec une autre valeur d'usage, dont il se distingue. En tant que tel, il perd son autostance. Seulement, cette autostance dépend maintenant de cette unité excluante : chaque propriété essentielle ne peut être posée que si elle se distingue d'autres propriétés opposées ; autrement dit, la détermination spatio-temporelle de la valeur (unité indifférente, autostance essentielle) ne peut être posée que si la détermination de la diversité qualitative des valeurs d'usage par la valeur (unité excluante, rapport inessentiel à autre chose) a elle-même été posée.
Ainsi, l'universel qui était essentiel à la chose, déterminé par le singulier inessentiel, devient lui-même inessentiel. De même, la détermination spatio-temporelle essentielle de la valeur, marquée par une diversité qualitative inessentielle, devient elle-même inessentielle.
Dès lors, on peut dire que l'objet et la valeur fétichisés pour la conscience, en tant qu'elle induit une opposition non résolue dans l'objet, détermine finalement l'objet comme étant doublement inessentiel. Ce n'est que par le dépassement de ce fétichisme réfléchi et conscient que la forme-sujet excluante refoule dans soi ce double inessentiel. Cela signifie que la forme-sujet et l'objet, comme universels-abstraits inconditionnés, comme deux moments essentiels, constituent une unité stricte. Mais cette unité stricte ne sera pas l'abolition définitive du fétichisme marchand, elle sera plutôt son achèvement définitif et systématique. Le sujet-objet identique se sera identifié à l'abstraction homogène du travail abstrait.
L'entendement ne se situe pas encore au niveau de ce fétichisme définitivement achevé, mais il n'est qu'encore le fétichisme réfléchi qui est face à un objet à la fois essentiel et inessentiel. Sans savoir poser l'unité du sujet et de l'objet, il prend sur soi l'inessentiel, pour préserver, quoique de façon précaire, l'essentialité fétichisée et autonomisée de l'objet.
III Force et entendement
1) La démarche hégélienne
a) L'objet est une universalité inconditionnée pour l'entendement
Le point de départ de l'entendement est l'universel inconditionné, qui découle de l'unité de l'être pour soi et de l'être pour un autre.
L'objet est devenu en soi concept, car il est réfléchi dans soi, mais la conscience ne se connaît pas dans cet objet réfléchi : la conscience n'est pas pour elle-même le concept. L'objet est l'essence pour la conscience, et la conscience reste l'inessentiel.
Certes, pour nous (du point de vue de l'Esprit achevé), l'objet est advenu de par le mouvement de la conscience, la conscience est impliquée dans le devenir de l'objet, et la réflexion est Une. Mais pour la conscience percevante, le résultat a une signification simplement objective, et la conscience se met encore en retrait par rapport à ce qui est advenu.
L'universel inconditionné est donc l'objet pour la conscience, en tant qu'entendement. Entre alors en scène en l'objet la différence de la forme et du contenu.
Dans la figure du contenu, les moments sont d'un côté medium universel de beaucoup de matières subsistantes ; et, de l'autre côté, Un réfléchi dans soi. Dans l'universalité inconditionnée qui est leur essence, ces moments ne sont plus en dehors l'un de l'autre, mais ils sont des côtés se sursumant, et le passage de ces mêmes côtés l'un dans l'autre.
b) Dialectique de ces deux moments
L'un des moments apparaît comme l'essence qui s'est mise de côté, comme medium universel, ou comme la subsistance des matières autostantes.
Le medium est lui-même cette multiplicité des matières, lesquelles se compénètrent réciproquement, quoique sans se toucher. On pose ainsi la porosité des matières, ou leur être-sursumé.
Cet être-sursumé des matières est la réduction de leur diversité au pur être pour soi, et il est le medium lui-même comme autostance des différences.
ce déploiement passe à nouveau dans la réduction.
cette unité passe dans leur déploiement ;
Les termes posés de façon autostante passent dans leur unité ;
Ce mouvement est ce qu'on nomme force :
l'expansion des matières autostantes dans leur être est leur extérioriation ;
la disparition de ces matières est la force refoulée dans soi (à partir de son extérioration), ou la force proprement dite.
L'unité immédiate de ces deux moments est le concept.
Mais la force comme refoulée dans soi est un Un excluant, face auquel le déploiement des matières est une essence subsistance autre. La force implique cette opposition, et le dépassement de cette opposition. L'unité des deux moments est le troisième terme qui apparaît face aux deux extrêmes étant pour soi.
Le résultat du mouvement de cette force sera l'inconditionnellement universel, c'est-à-dire quelque chose de non-objectif : l'intérieur des choses.
c) Formulation systématique de cette dialectique
Hegel définira plus précisément les moments de cette dialectique :
Mais ici encore, elle est elle-même cette force réfléchie dans soi, et c'est elle-même qui se sollicite elle-même.
Maintenant, parce que la force est Un, un autre la sollicite pour sursumer cette extérioration, et pour qu'elle se réfléchisse dans soi.
Cela étant, la force est elle-même ce medium universel de la subsistance des matières. Ce n'est pas un autre qui la sollicite, mais c'est elle-même qui se sollicite elle-même.
Mais alors le subsister des matières déployées est exclu d'elle, il est un autre qu'elle. Or la force doit être ce déploiement : ainsi, l'extérioration de la force se présente de telle sorte que cet autre l'aborde et la sollicite.
La force est d'abord un certain côté du mouvement dialectique : elle le Un réfléchi dans soi.
La force apparaît d'abord comme deux forces : un autre est pour elle, et elle est pour un autre. Elle est ainsi d'abord sollicitée, puis sollicitante. Néanmoins, parce que c'est une seule et même force qui s'extériore pour être refoulée dans soi, c'est en réalité une seule et même force qui se dédouble : elle se sollicite elle-même, et elle est sollicitée par elle-même.
Le jeu des forces
Les différences entre ces deux moments sont d'abord différence de contenu : l'un des extrêmes est force réfléchie dans soi, tandis que l'autre est medium des matières.
Mais il y a également une différence de forme : l'un est sollicitant, actif, l'autre sollicité, passif.
Cela étant, pour nous, ces différences sont sursumées : l'extérioration des matières appartient à la force elle-même, et celle-ci, après avoir été sollicitée, devient sollicitante.
Deux universels semblent se succéder : la force refoulée dans soi, qui est le concept de l'entendement (où la force n'est pas encore pour soi), serait le premier universel ; et l'intérieur des choses, qui est l'essence de la force, telle qu'elle se présente en et pour soi, serait le second universel. Le second universel sera le résultat de l'extérioration de la force, telle qu'elle fait finalement retour dans soi, et forme une unité avec le Un réfléchi dans soi.
Le moyen terme qui syllogise les deux extrêmes (entendement et intérieur) sera l'être déployé de la force. Pour l'entendement, cet être sera un disparaître (car la force refoulée dans soi disparaît dans son extérioration). On appelle cet être le phénomène, car on nomme apparence l'être qui en lui-même est immédiatement un non-être. Or, le phénomène n'est pas simple apparence, mais il est le tout de l'apparence.
Le phénomène, ou le tout de l'apparence, constitue ainsi l'intérieur, ou le jeu des forces, comme réflexion de l'intérieur dans soi-même.
Le jeu des forces est le négatif déployé, mais la vérité de ce jeu est un positif, à savoir l'universel : l'objet étant en soi.
Pour la conscience, cette médiation et cet intérieur sont encore objectifs : ils renvoient à l'objet en soi, mais la conscience ne se connaît pas encore dans cet objet en soi.
Dans cet intérieur qui est advenu pour l'entendement s'ouvre maintenant, au-dessus du monde sensible (phénoménal), un monde suprasensible (vrai) ; au-dessus de l'en-deçà disparaissant, un au-delà qui demeure ; c'est-à-dire : un en soi dans lequel la vérité a son essence.
Pour nous, l'objet, maintenant, est donc le syllogisme qui a pour extrêmes l'intérieur des choses et l'entendement, et pour moyen terme le phénomène.
e) L'intérieur et la loi de la force
L'intérieur est un pur au-delà pour la conscience, car elle ne se trouve pas encore elle-même dans lui. Il est vide, car il n'est que le rien du phénomène et, de façon positive, l'universel simple.
En tant que tel, l'intérieur serait inaccessible pour la conscience, inconnaissable.
Néanmoins, l'intérieur, ou le suprasensible, a aussi surgi du phénomène : il est la vérité du phénomène. En tant que tel, le suprasensible sera la phénoménalité du phénomène, ou le phénomène comme phénomène.
L'intérieur advient à partir du jeu des forces. Or, ce jeu des forces est l'interversion indéfinie des deux côtés de la forme (sollicitant et sollicité) et du contenu (medium universel et unité négative). Par là, c'est l'auto-différenciation indéfinie de la force comme force universelle qui sera le vrai jeu des forces. Celle-ci est la loi de la force.
L'intérieur, comme universel, est cette loi, cette différence universelle, ou le résultat de l'échange lui-même. La différence universelle, comme loi, sera l'image permanente du phénomène sensible. L'intérieur, ou le monde suprasensible, sera ainsi le calme royaume des lois au-delà du monde perçu.
Le royaume des lois sera la vérité de l'entendement.
f) La dialectique de la loi
La loi en général est d'abord différence universelle, indéterminée. Mais pour avoir la déterminité en elle, elle doit devenir une loi déterminée. Il y aurait donc plusieurs lois. Cette multiplicité serait une déficience, puisqu'elle contredirait le principe de l'entendement, pour qui, comme conscience de l'intérieur simple, l'unité en soi universelle est le vrai.
La loi de l'attraction universelle est une seule loi, qui réunit la loi selon laquelle la pierre tombe et celle selon laquelle les sphères célestes se meuvent. Néanmoins, comme loi en général, elle devient superficielle et perd ses déterminités. Ainsi, l'attraction universelle n'exprime aucun autre contenu que le concept de la loi elle-même ; elle dit seulement ceci, que tout a une différence permanente par rapport à autre chose. Cela étant, la loi de l'attraction universelle déclare aussi que toute effectivité est conforme à la loi, et elle a ainsi une grande importance, puisqu'elle se dirige contre la représentation dépourvue de pensée selon laquelle tout se propose dans la figure de la contingence, et selon laquelle la déterminité a la forme de l'autostance sensible.
Dès lors, si la loi en général (indéterminée) est l'intérieur vrai, alors la déterminité de la loi appartient encore au phénomène, ou à l'être sensible. De même, une loi déterminée, face à d'autres lois déterminées, outrepasse la loi pure (indéterminée) comme telle. La loi se différencie en plusieurs lois, mais elles doivent revenir à nouveau dans l'intérieur comme unité simple. L'unité simple de la loi est la force elle-même.
Par exemple, l'électricité simple est la force et la différence est électricité positive et négative. L'expression de cette différence retombe dans la loi. La force s'extériore (différenciation) et revient dans soi. Chaque différence est indifférente aux autres, et le medium universel est indifférent à la diversité des déterminités.
g) L'émergence du deuxième monde suprasensible
Pour l'entendement, la loi est à la fois l'intérieur, l'étant en soi, et le différencié. La différence est ainsi différence intérieure. Mais cette différence intérieure ne tombe encore que dans l'entendement, et n'est pas encore posée dans la Chose même. L'entendement différencie ainsi l'explication de la loi (sa différenciation par l'entendement) de la force elle-même comme en soi universel (unité simple de la loi). Cependant, pour déterminer la force, l'entendement soustrait la différence de cette force, et retombe sur le même intérieur vide. Il affirme ainsi de façon tautologique l'identité de la force à elle-même, ou l'identité de la loi générale (indéterminée) à elle-même.
Dans ce mouvement tautologique, l'entendement persiste en la calme unité de son objet, et le mouvement tombe seulement dans lui-même. Il est un expliquer qui se contente de répéter ce qui a déjà été posé. Dans la Chose même ne surgit par ce mouvement rien de nouveau. Mais dans l'entendement on trouve maintenant ce qui fut trouvé manquant dans la loi, à savoir l'échange absolu lui-même. C'est cet échange qui se présenta comme jeu des forces.
Mais les différences montrent qu'elles n'en sont pas, et qu'elles se sursument dans l'unité de la force. Il apparaît ainsi que le concept comme concept de l'entendement est la même chose que l'intérieur. La loi comme unité simple passe à la loi comme différenciation, et leur opposition est sursumée. C'est maintenant la Chose elle-même qui se différencie d'elle-même, ou qui est la différence absolue.
Le premier monde suprasensible était la loi comme ce qui demeure égal à soi. Le deuxième monde suprasensible est la différence intérieure de la Chose, par laquelle l'égal est inégal à soi, et l'inégal égal à soi. Ce deuxième monde suprasensible est le monde renversé. L'intérieur, par là, est achevé comme phénomène. Ce qui dans la loi du premier est doux, devient aigre dans cet en-soi renversé. Le noir devient blanc, le nord, sud, l'oxygène, hydrogène, etc.
Mais le monde renversé, le deuxième monde suprasensible, contient l'autre en lui-même : car comme monde renversé, il est le renversé de lui-même. Il sera donc lui-même et son opposé dans une unité. C'est ainsi qu'il est différence intérieure, ou différence en soi-même, et ainsi infinité.
h) L'infinité
Par l'infinité, nous voyons la loi achevée en elle-même jusqu'à la nécessité, et tous les moments du phénomène assumés dans l'intérieur. Le simple de la loi est l'infinité, ce qui signifie que :
la loi a quelque chose d'égal à soi-même, mais qui en elle-même est la différence ;
la loi est subsistante, elle reste indifférente à ses déterminités, et chaque déterminité est indifférente aux autres ;
le concept de différence intérieure implique que les différenciés sont opposés, mais forment une unité.
Le devenir égal-à-soi-même de ce qui se dédouble est l'infinité simple, ou le concept absolu, qui pourrait s'appeler âme du monde. Il est toutes les différences, ainsi que leur être-sursumé, qui tremble dans soi sans être inquiet.
L'émergence de l'autoconscience
En réalité, ou pour nous, la différence intérieure renvoie à l'infinité comprise comme inquiétude absolue du se mouvoir par soi-même. C'est par l'acte d'expliquer de l'entendement que cette infinité vient au jour librement.
Ainsi, lorsque pour la conscience l'infini est objet (alors qu'il résulte de son propre mouvement de conscience), cela signifie que la conscience se différencie d'elle-même (elle est à la fois sujet et objet).
C'est moi-même, l'homonyme, qui me repousse de moi-même, mais ce différencié, en étant différent, n'est immédiatement pas différence pour moi.
La conscience de quelque chose d'autre, d'un objet en général, est elle-même nécessairement autoconscience, être réfléchi dans soi, conscience de soi-même dans son être-autre.
Mais c'est pour nous que cette vérité est présente-là, pas encore pour la conscience. En outre, l'autoconscience est advenue pour soi, pas encore comme unité avec la conscience.
Dans l'intérieur du phénomène, l'entendement n'est donc pas autre chose que le phénomène lui-même, comme mouvement des forces. L'entendement fait l'expérience de lui-même. Lorsque donc l'entendement se syllogise avec l'intérieur par le moyen terme du phénomène, il se médiatise en réalité avec lui-même. Les deux extrêmes, l'entendement et l'intérieur, finissent par coïncider.
L'intérieur n'est donc plus inaccessible, mais l'entendement doit se contenter de regarder l'intérieur, de l'intérieur.
Commentaires critiques
a) La valeur comme extérioration et comme force refoulée dans soi
L'objet, ou la marchandise, assume encore en elle-même l'opposition de l'être pour soi et de l'être pour un autre. Comme universel et comme singulier générique, la marchandise est en effet subsumée sous une valeur qu'elle paraît posséder en elle-même et par elle-même, dans un contexte fétichiste.
L'unité de ces deux déterminations font que la marchandise, en sa valeur, sera l'universel inconditionné : la forme-marchandise contient les déterminations universelles des synthèses sociales capitalistes, et ce fait paraît indépendant des conditions sociales contingentes et subjectives.
Certes, dans l'absolu, une telle universalité de la marchandise découle des relations sociales concrètes qui se sont objectivées dans la valeur. Mais pour l'entendement percevant, l'autonomie apparente de cette forme-valeur masque ces relations sociales.
La marchandise se dédouble en deux moments : elle est d'abord une unité abstraite, et elle est par ailleurs une multiplicité de propriétés qualitatives. Comme unité abstraite, elle est valeur, et comme multiplicité de propriétés qualitatives, elle est valeur d'usage. Mais la valeur d'usage n'est que le double complémentaire de la valeur, elle n'est que le porteur concret de la valeur, qui fait retour dans l'abstraction unitaire de la valeur.
Dans la circulation inversée A-M-A', l'homogénéité abstraite de la valeur est au départ du procès (A). Par l'achat de matières premières, d'instruments et de force de travail (M), l'unité abstraite de départ connaît son extérioration (A-M) : elle s'aliène dans une multiplicité de valeurs d'usage, qui auront des propriétés qualitatives multiples et déterminées. Mais cette extérioration doit être réduite à nouveau dans l'unité abstraite de départ (M-A), même si un changement quantitatif a été opéré au fil du procès (M-A'). L'exploitation apparaît ainsi comme la force qui détermine le procès, en tant que ce procès constitue la valorisation de la valeur indéfiniment homogène, au fil de ses métamorphoses.
L'extérioration de la valeur est l'achat de facteurs objectifs et subjectifs de production. Sa force refoulée dans soi est la re-transformation de ces marchandises en argent, valeur qui augmente au fil du procès d'exploitation.
L'intérieur des choses, ou des marchandises comme phénomènes, serait ainsi le résultat de ce jeu des forces : il est ce qui engendre la somme A', comme somme supplémentaire.
Ainsi, la valeur comme argent serait d'abord unité abstraite, mais les marchandises productives la solliciteraient pour qu'elle s'extériore. La valeur serait ainsi sollicitée par autre chose qu'elle. Néanmoins, ces marchandises productives forment elles-mêmes de la valeur, si bien que c'est la valeur qui se solliciterait elle-même, pour s'auto-différencier. Suite à cette extérioration, les marchandises devraient redevenir unité abstraite, somme d'argent, si bien qu'elles seraient sollicitées à leur tour pour être réfléchies dans soi. Néanmoins, cette unité abstraite, cette somme d'argent, désigne immédiatement ces marchandises, si bien qu'elles se sollicitent à nouveau elles-mêmes, comme valeurs.
La force, ou la valorisation de la valeur par l'exploitation, apparaît ainsi comme deux forces. Mais en réalité, ces deux forces sont le dédoublement d'une seule et même force, d'une seule et même valeur, qui se valorise au fil de ses métamorphoses, qui se sollicite et se différencie elle-même.
b) L'argent, la valeur, et la souffrance
Au départ du procès, on a donc affaire à une unité abstraite, ou à une unité réfléchie dans soi : le capitaliste dispose d'une somme d'argent, qui est un investissement futur (A). L'achat de marchandises productives constitue l'extérioration de cette force (A-M), et la transformation de ces marchandises en valeur supplémentaire est le refoulement dans soi, à nouveaux frais, de cette force (M-A').
Le concept de l'entendement (où la force n'est pas encore pour soi) correspond à A, la somme d'argent de départ. L'entendement a ainsi pour objet l'argent, qui est déjà une phénoménalisation de la valeur. L'intérieur des choses serait le tout suprasensible qui permettrait le passage de A à A'. La valeur se valorisant serait ainsi l'intérieur des choses.
Le moyen terme qui syllogise ces deux extrêmes (A et A') sera le phénomène, soit l'extérioration de la valeur : ce moyen terme est M, l'ensemble des facteurs objectifs et subjectifs de production échangés contre la somme d'argent de départ. La production disposant de valeurs d'usage sera donc le moyen terme qui permet de sursumer l'opposition entre la valeur initiale (A) et la valeur finale, quantitativement supérieure (A').
Le point de vue de l'intérieur correspond au point de vue de la chose en soi kantienne. Il est le substrat suprasensible qui soutient la phénoménalité des phénomènes. En tant que tel, il serait vide, au-delà du sensible, et donc inaccessible pour la conscience. Mais cet intérieur, du point de vue de la marchandise, n'est rien d'autre que la valeur. La valeur serait l'essence, là où les valeurs d'usage seraient les manifestations phénoménales de cette essence. Parce que cette valeur se constitue dans le dos des individus, au fil de leurs relations sociales, elle semblerait effectivement inaccessible en tant que telle. En outre, la valeur semble appartenir aux choses elles-mêmes, indépendamment de l'entendement.
En réalité, la valeur ne se valorise pas à partir d'elle-même. Le facteur subjectif de production (la force de travail exploitée) permet l'augmentation de la valeur. A' dépend donc du mode d'extérioration de A, ou de l'usage spécifique d'une certaine valeur d'usage particulière. Dans cette mesure, la force qui fluidifie la valorisation de la valeur est la force de travail. Mais comme force aliénée et réifiée, elle est essentiellement souffrance. Cette souffrance des individus réifiés dans la production sera la véritable intériorité du phénomène marchand comme phénomène. Elle n'est pas en soi inaccessible, mais elle est inaccessible pour l'entendement gestionnaire-bourgeois. Elle est ce qui demeure non-identique aux catégories du système. Elle est ce qui rend possible la résistance et la critique immanente, de même qu'elle rend possible une éventuelle abolition de la totalité.
La valeur s'auto-valorisant est l'intérieur des choses d'un point de vue fétichiste, mais ce sera la souffrance des individus réifiés dans la production qui constituera cette intériorité effective, dans la mesure où toute valorisation suppose l'exploitation.
Ainsi, ce qui est déterminé comme « suprasensible », en dernière instance, est ce qu'il y a de plus sensible, mais qui précisément échappe aux pures formes de l'entendement gestionnaire.
Dès lors, parce que la souffrance est à la fois phénomène et intérieur du phénomène, elle devra se médiatiser avec elle-même pour dépasser son opposition au concept de l'entendement gestionnaire.
c) La contingence de la « loi »
La valeur, au fil de ses extériorations et de ses retours dans soi (A-M-A'-M-A'', etc.), est à la fois sollicitante et sollicitée. Elle s'auto-différencie indéfiniment. Ce jeu des forces, ou la métamorphose indéfinie de la valeur, constitue ce que Hegel appelle la loi de la force, ou la différence universelle. L'intérieur serait cette loi.
En réalité, c'est par la souffrance des individus réifiés dans la production que cette valeur, que ce substrat suprasensible, se valorise indéfiniment. La loi de la force sera la « nécessité » de cette souffrance. Néanmoins, en soi, cette souffrance n'a rien de nécessaire, elle dérive d'expropriations et de violences injustifiables et contingentes. L'illégitimité et la contingence de la « loi » s'affirment à chaque étape du procès, ainsi que son caractère dépassable : elle peut être abolie à tout moment.
Si le royaume de telles « lois » est la vérité de l'entendement gestionnaire moderne, alors cette vérité dérive d'une domination contingente et injustifiable.
d) La norme temporelle de la valeur
La loi est d'abord différence universelle, indéterminée. Si l'intérieur est la valeur, d'un point de vue fétichiste, alors cette loi, ou cette norme, sera ce qui détermine les différences de grandeur de la valeur. Cette norme sera une détermination temporelle du travail abstrait : c'est le temps de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise qui déterminera la grandeur de sa valeur. En déterminant cette loi, on montre que l'échange des marchandises ne se fait pas au hasard.
Cette loi s'extériorise en plusieurs lois concernant des formes phénoménales de la valeur, comme les prix, les profits, les salaires, etc. Mais elle reste aussi indifférente à de telles déterminités qui l'expriment phénoménalement. La norme temporelle de la valeur s'extériorise, puis revient dans soi, en tant que différence universelle demeurant égale-à-soi-même.
Cette loi permet de saisir en outre l'évolution historique du système de la valeur. L'augmentation de la productivité, par la rationalisation de la production, fait que la norme du temps de travail socialement nécessaire diminuera indéfiniment, et que les mêmes unités de valeur contiendront toujours plus de marchandises physiques. La loi de la valeur implique ainsi l'extension de la marchandisation du monde, et l'intensification de l'exploitation. La souffrance corrélative, comme intériorité inaperçue par l'entendement gestionnaire, se développe souterrainement.
C'est par cette norme temporelle que la valeur peut s'auto-différencier indéfiniment, et s'extérioriser à la fois dans l'argent et dans les diverses valeurs d'usage. Ainsi, le principe du temps de travail socialement nécessaire et la loi de l'auto-différenciation de la valeur forment une seule et même loi, même si le substrat vivant de cette dynamique demeurera la souffrance incommensurable des individus réifiés.
Dans la mesure où les divers discours théoriques modernes relatifs au social ou à la « nature » expriment cette dynamique de la valeur, ils sont dérivés par rapport à elle. Ainsi, la force unifiée et synthétisée de la physique newtonienne s'insère dans un espace-temps homogène, unitaire et abstrait, qui dérive de l'abstraction-valeur. La force physique unifie les divers phénomènes physiques de même que la valeur peut subsumer sous elle l'ensemble des valeurs d'usage. Cette théorie pure de la nature, plus tardivement, viendra se cristalliser dans les machines productives dépossédant les travailleurs (capital fixe). Le machinisme capitaliste est ainsi ce qui médiatise le rapport entre les lois « universelles » des théories pures de la nature et le travail réifié. De telles lois ne sont donc pas absolument « universelles », mais contingentes et historiquement déterminées, relatives à une structuration économique et sociale de l'existant. La loi de l'attraction universelle n'a pas d'autonomie relativement à la norme temporelle de la valeur, mais elle en dérive. Le simple principe de la quantification abstraite du temps, défini comme variable indépendante et homogène, spatialisable, principe repris par la physique moderne, émerge dans un système social qui fait de la comptabilisation des temps de travail une condition de la valorisation des marchandises.
Le fait que Hegel prenne comme exemple de force archétypale la force newtonienne, et non la norme temporelle de la valeur, indique déjà qu'il est la victime d'une forme d'idéalisme mystificateur : ce qui n'est qu'un discours théorique dérivé, il le prend comme modèle de quelque réalité « en soi ».
e) Le monde renversé de la valeur
La loi de la valeur est à la fois une unité (norme temporelle) et une différenciation (application de la loi dans diverses régions phénoménales : prix, profits, salaires, etc.). C'est ici que l'entendement gestionnaire différencie l'explication de la loi (sa différenciation) de la force elle-même, comme en soi universel. L'entendement gestionnaire se connaît lui-même dans la pluralisation empirique de la loi, mais il laisse l'unité de la loi à la chose même, ou à la marchandise. C'est ainsi que se développe le fétichisme pour la conscience.
La valeur de la marchandise persiste ainsi dans sa calme unité, et sa différenciation tomberait dans l'entendement gestionnaire. Néanmoins, l'explication est tautologique : car elle ne fait que développer ce qui est intrinsèquement contenu dans la loi. Dès lors, la différenciation tombe à nouveau dans la chose : c'est maintenant la valeur qui se différencie simplement d'elle-même, et le fétichisme pour la conscience devient fétichisme achevé (autovalorisation de la valeur). Ce qui n'apparaît jamais dans ce procès, c'est bien le substrat vivant de cette dynamique automatique, soit la souffrance qualitative des individus réifiés.
Maintenant, donc, la valeur implique totalement sa différenciation et son extérioration dans les diverses valeurs d'usage. C'est ainsi qu'elle émerge comme monde suprasensible renversé. Les opposés affirment leur identité dans l'unité de la valeur, déterminée comme différence universelle.
Marx, dans ses Manuscrits de 1844, cite Shakespeare (Timon d'Athènes), pour souligner la puissance de renversement de l'argent.
« De l'or, ce jaune, brillant et précieux métal ! Non, dieux bons ! je ne fais pas de vœux frivoles : des racines, cieux sereins ! Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir ; beau, le laid ; juste, l'injuste ; noble, l'infâme : jeune, le vieux ; vaillant, le lâche… Eh bien ! cet or écartera de votre droite vos prêtres et vos serviteurs, arrachera l'oreiller du chevet des malades. Ce jaune esclave tramera et rompra les vœux, bénira le maudit, fera adorer la lèpre livide, placera les voleurs, en leur accordant titre, hommage et louange, sur le banc des sénateurs ; c'est lui qui décide la veuve éplorée à se remarier. Celle qu'un hôpital d'ulcérés hideux vomirait avec dégoût, l'or l'embaume, la parfume, et lui fait un nouvel avril… Allons ! poussière maudite, prostituée à tout le genre humain, qui met la discorde dans la foule des nations… »
Marx précise, plus loin : « Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Telle est la force de l'argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l'argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je puis m'acheter la plus belle femme ; aussi ne suis-je pas laid, car l'effet de la laideur, sa force rebutante, est annulée par l'argent. Je suis, en tant qu'individu, un estropié, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas estropié ; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide : mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi qui en possède. L'argent est le bien suprême, aussi son possesseur est-il bon ; que l'argent m'épargne la peine d'être malhonnête, et on me croira honnête ; je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot ? De plus, il peut s'acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions ? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce qu'un cœur humain désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? »
L'abstraction de l'argent étant une pure positivité indiscutable, elle permet l'échange indéfini du négatif et du positif, dans l'ordre phénoménal. Comme monde suprasensible renversé, la valeur sera ainsi la conciliation des opposés, en un premier sens.
Mais l'abstraction de la valeur est un monde renversé en un sens complémentaire. La valeur peut s'extérioriser dans n'importe quelle marchandise, indépendamment de sa valeur d'usage. Elle peut ainsi s'extérioriser dans ce qui soigne comme dans ce qui empoisonne, dans ce qui construit comme dans ce qui détruit, dans ce qui augmente comme dans ce qui diminue. Elle peut s'extérioriser dans un médicament ou dans un poison, dans un livre ou dans une arme. C'est pourquoi on peut dire que la valeur, comme différence universelle, est bien un monde renversé.
Mais la valeur renverse à nouveau ce monde renversé, pour réaffirmer son unité avec la calme unicité de la loi. Elle devient ainsi nivellement absolu, en lequel les qualités concrètes des produits ne comptent plus, et en lequel c'est le déroulement du quantitatif homogène comme homogène qui se développe.
f) L'infinité de la valeur et de la souffrance
La valeur est infinité, d'abord parce qu'elle est potentiellement une quantité homogène qui peut croître à l'infini (A-M-A'-M-A'', etc.).
Mais elle est aussi infinité au sens où elle peut s'extérioriser dans une infinité de déterminités, tout en restant indifférente à elles.
Elle est enfin infinité, dans la mesure où ces déterminités, ou valeurs d'usage, peuvent être strictement opposées les unes aux autres, tout en dépassant ces oppositions dans l'unité abstraite de la valeur.
Néanmoins, une telle triple infinité désigne intrinsèquement, souterrainement, la souffrance incommensurable des individus réifiés et exploités dans la production. Elle désignera en outre cette souffrance incommensurable des autres individus exclus par la forme-sujet universelle-abstraite (femmes, colonisés, non-valides, non-rationnels). L'infinité désigne en dernière instance l'infinité de dimensions de cette souffrance, non-identique aux catégories homogènes du système, et susceptible d'entraîner l'abolition de la totalité.
g) La conscience de soi obnubilée et obnubilante
Pour Hegel, l'infinité doit finalement tomber dans l'entendement gestionnaire. Car l'infinité de l'objet découlerait du mouvement de la conscience.
Ainsi, l'entendement gestionnaire, dans l'expliquer, se médiatiserait avec lui-même pour fonder son unité avec l'intérieur. L'intérieur ne serait plus inaccessible, mais il désignerait l'intériorité de cet entendement gestionnaire lui-même. Parce que l'entendement se saisirait ainsi comme objet (comme autre que lui-même), il serait finalement conscient de lui-même, et ainsi entrerait en scène l'autoconscience, ou la conscience de soi.
Ici, par exemple, l'entendement gestionnaire croit reconnaître dans la norme temporelle de la valeur son œuvre propre. Il s'identifie ainsi à l'intérieur, même s'il n'est pas encore pleinement conscient de cette identification. Néanmoins, de cette façon, l'entendement colonise l'intériorité qualitative qui joue à même l'intériorité de la valeur : il projette ses formes vides sur la souffrance qualitative des individus réifiés, pour mieux nier l'existence de cette souffrance.
Ce qui est, pour Hegel, prise de conscience dans l'autoconscience, est en réalité, du point de vue de la critique sociale, recouvrement de la souffrance au profit des formes vides de l'entendement gestionnaire.
C'est la souffrance des individus réifiés, comme unité qualitative et infinie, qui doit en réalité se médiatiser avec elle-même, pour dépasser son opposition à la valeur. Cette médiation ne signifiera pas achèvement de la totalité, mais abolition de la totalité.
Dès lors, on peut dire que l'autoconscience hégélienne qui entre en scène à la fin de cette dialectique est l'identification d'une forme-sujet excluante à toute réalité sociale possible, produisant le recouvrement de la souffrance qualitative et infinie des individus réifiés qui sont le substrat vivant de la valorisation de la valeur.
IV La vérité de la certitude de soi-même
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Description de la conscience de soi : la démarche hégélienne
a) Comparaison avec les phénomènes décrits dans les chapitres précédents
Dans les modes de la certitude sensible, de la perception, et de l'entendement, le vrai est autre chose que la conscience (il est l'étant, la chose concrète, ou la force).
Mais la conscience a fait l'expérience de l'objet. Et ainsi, c'est pour elle que l'en soi de l'objet et son être pour un autre sont la même chose. Je deviens le contenu du rapport. La conscience de soi surgit, dans la mesure où le dédoublement de l'objet est un dédoublement pour la conscience. La conscience se connaît donc elle-même dans l'objet.
Dans la conscience de soi, la certitude et la vérité tendent à coïncider.
L'être de l'opinion, la singularité et l'universalité opposées de la perception, l'intérieur vide de l'entendement, apparaissent maintenant comme des moments de la conscience de soi, c'est-à-dire comme des différences qui sont sursumées pour la conscience.
C'est pour la conscience qu'est l'être-autre, comme moment différent, mais c'est aussi pour elle qu'est l'unité de soi-même avec cette différence.
b) Analyse des notions de désir et de vie
La conscience est face au monde sensible. Mais le monde sensible est un phénomène, soit une différence qui en soi n'a pas d'être. L'opposition du phénomène et de sa vérité a pour essence la vérité, soit l'unité de la conscience de soi avec soi-même. A ce titre, la conscience de soi est désir en général.
Mais l'objet qui est le négatif pour la conscience de soi (désirante) est réfléchi dans soi : il est vie. L'objet du désir immédiat est un vivant (nourriture, sexualité). La conscience de soi fera donc d'abord l'expérience de l'autostance de son objet.
L'essence du cycle vital sera l'infinité comme être-sursumé de toutes les différences. Cette fluidité universelle a sa nature négative en tant qu'elle est un sursumer des différences ; mais elle ne peut sursumer les différenciés que s'ils ont eux-mêmes un subsister.
Dans le cycle vital, on a :
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le subsister des figures autostantes (différence des figures ; autre) ;
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la soumission de ce subsister à l'infinité de la différence (fluidité universelle ; en soi).
Par la consommation, l'individualité sursume son opposition avec l'autre. L'unité qu'elle se donne ainsi avec soi-même est la fluidité des différences, ou la dissolution universelle.
Le cycle vital total se définit donc comme le tout se développant, et dissolvant son développement, se maintenant simple dans ce mouvement.
En sortant de son unité immédiate, et en revenant, à travers les moments de la formation des figures et du processus, à l'unité de ces deux moments, cette unité réfléchie est une autre que la première. La conscience est maintenant conscience de son unité, comme genre. Le Je simple est ce genre, comme négation des moments autostants.
La conscience de soi sera certaine de soi-même par le sursumer de cet autre qui se présente à elle comme vie autostante (nourriture, sexualité). Elle est ainsi désir.
c) L'autoconscience face à une autre autoconsience
Dans ce procès, une autre conscience de soi se met face à la conscience de soi. Dans cette relation, l'autoconscience n'atteint sa satisfaction que par la reconnaissance de l'autre autoconscience.
Il y a donc trois moments :
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le Je indifférencié pur est le premier objet immédiat ;
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mais cette immédiateté est médiation absolue : elle est la sursomption de l'objet autostant, ou désir ;
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mais la vérité de ce désir est la réflexion doublée, soit le redoublement de l'autoconscience.
Il y a une conscience de soi pour une conscience de soi. Ce n'est que par là qu'elle est en fait, car ce n'est qu'en cela qu'advient pour elle l'unité de soi-même dans son être-autre.
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Commentaires critiques
Maintenant, la valeur et les propriétés qualitatives des valeurs d'usage, dépendantes de cette valeur, paraissent être des moments de la marchandise appartenant à la conscience de soi du sujet valorisant. La valeur s'est constituée dans le dos des individus, à même le processus de production et d'échange des marchandises, mais désormais le sujet valorisant reconnaît son empreinte propre dans les déterminations de cette valeur : il semble avoir pris conscience de ce qui détermine la grandeur et la substance de la valeur. Néanmoins, il dépasse le fétichisme subjectif, mais il ne dépasse pas le fétichisme objectif, qui fait que les relations entre individus et choses demeurent objectivement inversées. En outre, il naturalise encore la substance de la valeur, qu'il croit avoir portée au concept.
Ce serait par le désir, la consommation, et l'action de transformation du monde que le sujet valorisant aurait pris conscience de son unité avec le monde. Dans la consommation des valeurs d'usage, il prendrait conscience de son unité avec le monde, ou de son appartenance au monde. Mais de la sorte, le sujet connaissant naturalise et transhistoricise les valeurs d'usage. Pourtant, la valeur d'usage est le double opposé mais indissociable de la valeur, il n'existerait pas sans elle. Or, la valeur est une médiation sociale spécifiquement moderne. La valeur d'usage ne peut être elle-même transhistorique.
La connaissance de la valeur sera médiatisée par cette détermination transhistorique des valeurs d'usage. Ainsi, elle n'est pas une connaissance adéquate, puisqu'elle produit encore la confusion fétichiste entre valeur et valeur d'usage. En outre, dans la mesure où la consommation et le cycle vital sont des déterminations transhistoriques, la détermination transhistorique de la valeur d'usage qui en découle débouchera sur la transhistoricisation et la naturalisation abusives de la valeur : celle-ci n'apparaît plus dans sa spécificité historique.
La relation à la sexualité et à la reproduction biologique renvoie à une confusion entre valeur d'usage et cycle biologique, qui achève le principe d'une naturalisation de la valeur.
Le Je comme Je transhistorique est maintenant face à une structure marchande qu'il naturalise, et à laquelle il s'identifie, de même qu'il affirme son unité avec le monde extérieur transhistorique.
Mais dans cette dynamique, une autre conscience de soi intervient : elle ne peut que reconnaître la première, pour que son unité soit attestée. En réduisant l'autre à n'être qu'une valeur d'usage qu'on utilise, en vue de la jouissance, on ne ferait que manquer cette reconnaissance mutuelle, et la valeur n'apparaîtrait pas comme une contingence qu'il faut abolir, mais elle apparaîtrait comme souci universel qu'il faut entretenir. En étant soi-même réduit à une valeur d'usage, on serait englouti dans un procès abstrait et nivelant, et aboli comme conscience de soi autonome.
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Autostance et inautostance de la conscience de soi. Maîtrise et servitude.
a) La lutte à mort pour la reconnaissance : la démarche hégélienne
La conscience de soi est en et pour soi en tant qu'elle est pour une autre conscience de soi. Elle n'est que comme quelque chose de reconnu.
Les consciences de soi doivent se reconnaître comme se reconnaissant mutuellement.
Mais d'abord, l'un est seulement reconnu, l'autre reconnaissant.
La présentation de soi comme abstraction pure de la conscience de soi consiste dans le fait de se montrer comme négation pure de son être-là (vie). Chacun tend donc à la mort de l'autre.
C'est seulement par l'acte d'engager sa vie que se trouve avérés la liberté, et l'être pour soi pur.
Par la mort advient la certitude que les deux risquèrent leur vie et la méprisèrent ; mais non pour ceux qui soutinrent le combat. L'acte est négation abstraite, non la négation de conscience, laquelle sursume de telle sorte qu'elle maintient et conserve le sursumé, et survit du même coup à son être-sursumé.
La lutte à mort pour la reconnaissance débouche sur deux moments opposés : l'une est la conscience autostante à qui c'est l'être-pour-soi qui est l'essence ; l'autre est la conscience inautostante à qui c'est la vie ou l'être pour quelque chose d'autre qui est l'essence. Celle-là est le maître, celle-ci le serviteur.
b) Commentaires critiques
Dans la modernité capitaliste, c'est l'expropriation initiale qui fonde la dynamique par laquelle certains jouissent sans travailler, et d'autres travaillent sans jouir.
Cela étant, le principe de la reconnaissance juridique tendra à unifier cette réalité sociale divisée, au nom d'un principe de citoyenneté abstrait et nivelant. Le possesseur d'un capital, tout comme le possesseur d'une « force de travail », sont censés être libres dans l'échange de leurs possessions, égaux dans les principes de l'échange. La « liberté » du « travailleur libre » est subsumée sous l'universalité-abstraite du droit bourgeois. L'égalité abstraite dans les principes de l'échange est subsumée sous les nivellements de la valeur, indépendamment de la situation des individus dans le procès d'exploitation. L'Etat bourgeois unifie sous le principe nivelant et mensonger de l'intérêt général ces intérêts contradictoires et opposés.
S'il existe une maîtrise gestionnaire et une servitude exploitée dans la modernité capitaliste, il n'en demeure pas moins qu'une même reconnaissance juridique abstraite et tronquée masque ces relations d'exploitation. Le prolétaire, toujours plus « reconnu » comme citoyen à part entière par le droit bourgeois, ne subit donc pas tant un déficit de « reconnaissance ». Il subit bien plutôt un nivellement idéologique et juridique, qui masque sa situation d'exploité.
En ramenant la question de la servitude à une question de reconnaissance, Hegel masque donc la dimension idéologique des formes universelles-abstraites du droit bourgeois. Il n'aperçoit plus la situation spécifique du prolétariat, au sens moderne.
Ce n'est plus la lutte à mort pour la reconnaissance qui fonde la polarité sociale. Cette lutte à mort est propre aux moments prémodernes. Dans la modernité capitaliste, c'est bien plutôt une reconnaissance tronquée, abstraite, de quelque « travailleur libre », qui est la racine de la soumission des individus réifiés.
Ces individus sont réduits à une dimension biologique de leur être : ils ne sont plus que dépense de muscles, de nerfs, de cerveau, indifférenciée, sans considération pour leur activité spécifique. Ils ne sont plus que pure « force » de travail. Mais cette réduction n'est pas la résultante d'une lutte à mort. Elle est la résultante d'un contrat juridique qui suppose la reconnaissance de cette « force », mais il s'agit alors d'une reconnaissance réductrice, subusmante et tronquée.
Ce n'est pas une reconnaissance juridique rénovée qu'il s'agit ainsi de promouvoir, mais c'est bien plutôt l'abolition de cette forme abstraite et nivelante du « droit » qu'il s'agit de défendre.
Par ailleurs, ce n'est pas par la possibilité de la mort de l'asservi que se détermine la polarité sociale, mais ce sera bien plutôt par le contrôle et la maximisation unidimensionnelle de ce qui détermine sa survie que se développera sa servitude et son aliénation. Ce n'est pas par le pouvoir sur la mort de l'asservi que se développe la servitude moderne, mais c'est le pouvoir sur sa vie, sur les possibilités de la reproduction de sa vie, qui conditionne les relations de maîtrise et de servitude.
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Le maître et le serviteur : la démarche hégélienne
Le maître se rapporte au serviteur médiatement, par la chose. Et il se rapporte médiatement à la chose, par le serviteur.
Le serviteur travaille la chose, et par cette médiation, le maître jouit immédiatement de la chose.
Dans le travail effectué par un autre et dans la jouissance, le maître est reconnu par une autre conscience. Mais cette reconnaissance est unilatérale et inégale. En outre, c'est une conscience inessentielle et inautostante qui reconnaît le maître, si bien que celui-ci ne peut être certain de l'être-pour-soi comme de la vérité.
Ainsi, la vérité de la conscience autostante est la conscience servile. Celle-ci apparaît d'abord comme hors de soi, et non comme la vérité de la conscience de soi. Mais la servitude, dans son accomplissement, parviendra au contraire de ce qu'elle est immédiatement ; elle ira dans soi comme conscience refoulée dans soi, et se convertira en autostance vraie.
Il semble d'abord que la conscience autostante étant pour soi est la vérité pour la conscience servile, mais elle n'est pas encore en elle. Mais en fait, la conscience servile a la vérité de la négativité pure et de l'être pour soi en elle-même, car elle a expérimenté en elle cette essence. Elle a connu l'angoisse pour son essence totale ; car elle a éprouvé la crainte de la mort. Tout ce qui est fixe a tremblé en elle. Ce mouvement universel pur, ce devenir-fluide absolu, est la négativité absolue, l'être pour-soi-pur, et il est du coup en cette conscience.
Dans le service, la conscience servile accomplit effectivement cette dissolution universelle ; elle sursume ainsi son attachement à l'être-là naturel dans tous les moments singuliers, et élimine cet être-là par le travail.
Le travail sera le désir refréné, le disparaître retenu, ou il est le fait de cultiver. Le rapport négatif à l'objet parvient à la forme de l'objet, et à quelque chose qui demeure. La conscience dans le travail vient hors d'elle dans l'élément du demeurer ; la conscience travaillante vient à l'intuition de l'être autostant (objet) comme intuition de soi-même.
Ainsi, dans le maître, l'être-pour-soi lui est quelque chose d'autre ; dans la crainte, l'être-pour-soi est en elle-même ; dans l'acte de cultiver, l'être-pour-soi devient pour elle comme son propre être-pour-soi.
Sans la discipline du service et de l'obéissance, la crainte en reste à ce qui est formel, et ne s'étend pas sur l'effectivité consciente de l'être-là.
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Commentaires critiques
Le maître moderne, le capitaliste, achète la force de travail d'un prolétaire comme si elle était une simple « marchandise ». Il découle de ce fait une réification de l'activité prolétaire. Mais le prolétaire n'est pas lui-même conçu comme une « chose ». Comme « travailleur libre », il est censé vendre « librement » sa seule « marchandise » disponible, la force de travail.
Le capitaliste se met au service de la valorisation de la valeur (A-M-A'-M-A'', etc.). A ce titre, il est lui-même la personnification d'une catégorie qui se développe automatiquement, sans qu'il ait vraiment de prise sur une telle logique. Certes, c'est par l'exploitation de la force de travail que la valeur augmente dans la circulation, mais le capitaliste semble presque ignorer ce fait, considérant que c'est la totalité du capital avancé (capital constant et capital variable) qui s'autovalorise. Le capitaliste est ainsi lui-même soumis à la logique du capital, sans « maîtriser » foncièrement cet automouvement. De façon fétichiste, il se situe presque face à une seconde nature se développant par elle-même, en elle-même. La reconnaissance qu'il reçoit n'est pas la reconnaissance immédiate du travailleur (ou du « serviteur »), mais il s'agit d'une reconnaissance juridique dérivée (propriété privée), qui ne le met pas directement face aux sujets laborieux, mais qui le met face à la logique de valorisation à titre de logique abstraite qui l'emploie plutôt qu'il ne l'emploie.
Le maître moderne est donc lui-même un serviteur, soumis à la domination impersonnelle des synthèses marchandes. Comme profitant, il dispose certes d'une somme conséquente de biens, mais il ne maîtrise pas foncièrement la société qu'il est censé régir. En outre, il n'est capable lui-même de thématiser qu'une pure forme abstraite du social, la « valeur », mais le contenu matériel de ces formes lui échappe fondamentalement. La marchandise comme chose matérielle concrète, ainsi que ses effets réels dans la société, dépassent son « champ de compétence », si bien qu'il est incapable de diriger effectivement la société concrète. Par ailleurs, les désirs et souffrances qualitatives des individus laborieux lui échappent également, si bien qu'il est incapable de saisir le facteur subjectif de dissolution de l'ordre bourgeois. Le maître moderne est l'esclave de la valeur, ce qui fonde sa dépossession propre. En dernière instance, la reconnaissance qu'il reçoit n'est même pas celle des sujets laborieux, mais elle sera la reconnaissance fantasmatique que pourraient « formuler », magiquement, les marchandises elles-mêmes, ou le capital lui-même, dans son automouvement. Le capitaliste croit pouvoir être « reconnu » par des choses inertes, s'auto-développant. La reconnaissance juridique dérivée dont il bénéficie est la médiation de cette « reconnaissance » fantasmatique.
Le « travailleur libre », quant à lui, ne se soumet pas parce qu'il craint d'être tué par le maître. Comme travailleur ne possédant que sa force de travail, il se met au travail d'abord à cause de son dénuement, et c'est le simple enjeu négatif de la survie qui fonde son « service ». Ainsi, il ne fait pas l'expérience de la dissolution universelle, de la négativité absolue qu'est l'angoisse. Il n'est pas face à la mort, mais il est face à la survie biologique immédiate. Il ne nie pas son être-là naturel, mais il l'affirme au contraire, en tant que « travailleur libre », et en tant qu'agent réduit à une pure force énergétique indifférenciée.
Le travail au sens capitaliste, par ailleurs, n'est pas objectivation de soi qui signifie culture de soi et émancipation, mais il est aliénation simplement négative, réification. En effet, les instruments de travail n'appartiennent pas au travailleur, ni le produit final. Le travailleur sera employé par le capital fixe, et soumis à une organisation rationnelle du travail, de telle sorte que son activité sera toujours plus parcellaire et dérisoire. Il ne peut se reconnaître dans le produit final, qui appartient au capitaliste, et l'activité est essentiellement vécue, négativement, comme fardeau, amoindrissement de soi.
Hegel a une conception transhistorique du travail en général. Pourtant, le travail tout court, le travail sans phrase, est une spécificité capitaliste. Ce n'est que dans le système de la valorisation de la valeur que le travail abstrait devient la substance de la valeur, et que le travail « tout court », ou le travail « en général », émerge en tant que tel. Dans les systèmes précapitalistes, il existe des activités productives multiples et différenciées, dont les produits s'échangent, mais qui ne sont pas ramenées à l'abstraction nivelante d'une concept unitaire. Car il n'existe pas, dans ces systèmes, de médiation marchande impersonnelle et abstraite. En décrivant le service du serviteur comme étant potentiellement « émancipateur », Hegel se réfère à un concept transhistorique idéalisé de métabolisation avec la nature, mais en se référant au concept de « travail », il se réfère en réalité à un système productif spécifiquement moderne. De la sorte, il naturalise ce système productif, rétroprojette une catégorie capitaliste sur des moments précapitalistes, et nie en outre la dimension d'aliénation négative de ce système.
De fait, on ne peut concevoir le travail au sens capitaliste comme « moment » nécessaire vers l'émancipation, qu'il s'agirait simplement de sursumer. En effet, comme négativité non sursumable, comme souffrance pure et injustifiable, comme misère et mutilation, le moment du travail capitaliste n'a pas à être « conservé » dans son dépassement, mais il doit être purement et simplement aboli.
En outre, ce qu'il s'agit de critiquer essentiellement, ce n'est pas simplement une reconnaissance unilatérale, car les capitalistes comme les travailleurs ne sont plus que des personnifications de catégories marchandes. Le problème fondamental de la reconnaissance moderne est qu'elle est reconnaissance de quelque « subjectivité » des marchandises produites et s'autovalorisant, dans le même temps où elle est non-reconnaissance de la dimension vivante des individus vivants. Par ailleurs, la reconnaissance qui est attendue n'est plus celle d'un autre être humain, mais elle devra être celle que « formulerait » fantasmatiquement une chose inerte fétichisée.
Ce n'est pas par la seule modification de la conscience des individus que l'abolition des rapports réifiés de dépendance se laisse envisager. Car la structure marchande fétichiste est aussi un fait objectif, une inversion réelle. C'est par la pratique transformatrice qui abolira concrètement la forme marchande et la forme-valeur que se laisse envisager l'abolition de toute hétéronomie, et de tout rapport de maîtrise et de servitude. La reconnaissance mutuelle des individus découlera de cette pratique révolutionnaire ; elle sera essentiellement un résultat.
A suivre...