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Dénaturaliser la valeur

 

a)Les enjeux critiques de la dénaturalisation des catégories capitalistes

 

La critique du caractère fétiche de la marchandise implique un certain programme de recherche. La première tâche du théoricien qui aura su reconnaître une telle inversion réelle est de dénaturaliser la valeur et le travail abstrait. Pour ce faire, il s’agira de montrer que, dans les sociétés précapitalistes, ces catégories n’existaient pas en tant que telles. Montrer que la marchandise, dans ses composantes propres, n'est qu'une forme de la richesse historiquement déterminée, qu'elle n'est pas un donné indépassable, éternel et immuable de toute « économie » en général (« économie » qui sera déjà un principe capitaliste en soi, soit dit en passant), c'est déjà faire un pas vers l'émancipation à l'égard du mode de production capitaliste, c'est combattre l'illusion fétichiste en tant que telle. A propos de l'idéologie économique bourgeoise, Marx dit ceci, dans le sous-chapitre du Capital consacré au caractère fétiche de la marchandise : « N'est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu'en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature1 ? » Le souci de la dénaturalisation des concepts de base du capitalisme est donc bien présent, chez Marx, dans le contexte d'une thématisation du fétichisme.

Soyons néanmoins précis sur un point. Comme le rappelle Jappe (Les aventures de la marchandise), il ne s'agira pas d'opposer au capitalisme les sociétés précapitalistes comme étant « meilleures », mais seulement d'ôter à la valeur et au travail abstrait leur caractère d'évidence, en rappelant que, jusqu'à une date récente, la plupart des humains ont vécu presque sans argent et sans marchandise. Hélas, certains réactionnaires (souvent des rouges-bruns) ayant cru comprendre qu’il y avait, chez Marx, une forme de « réhabilitation » relative des sociétés précapitalistes, dans la mesure où celles-ci ne fétichiseraient pas les catégories d’une « économie » conçue séparément, ont cru pouvoir, avec Marx, développer une pensée conservatrice, fondée sur quelque « âge d’or » idéalisé, et critiquer, avec Marx, la dissolution des structures « naturelles » et « traditionnelles », familiales, hiérarchiques, identitaires, qu’il s’agirait de restaurer. Utiliser Marx de la sorte est bien sûr absurde, étant donné que toute société fondée sur l’exploitation et une division dite « naturelle » de l’activité productive (qu’elle soit esclavagiste, patriarcale, ou seigneuriale) est chez Marx, en soi barbare et préhistorique (les sociétés antiques et féodales n’étant donc en rien des « modèles » à suivre). Instrumentaliser les textes marxiens pour diffuser une pensée patriarcale, raciste ou même fascisante, repose sur une mutilation délibérée du geste marxien, et même sur la stricte inversion de la proposition marxienne.

Rappeler qu’il n’y avait pas de structure marchande fétichisée dans les sociétés précapitalistes, ce n’est donc pas vouloir, dans notre contexte, « revenir en arrière », mais c’est bien plutôt montrer que cette structure, puisqu’elle n’est en rien éternelle, pourra disparaître, de même que les structures antiques et féodales ont été dissoutes à un moment donné.

 

L’enjeu avec Marx, n’est pas de maintenir des rapports qui auraient été menacés par le capitalisme, encore moins de restaurer des structures « traditionnelles » qu’il aurait abolies, mais bien de dépasser tout ce qui est actuel ou derrière nous, c’est-à-dire la préhistoire en tant que telle, pour entrer enfin dans l’histoire au sens strict.

 

 

b)La socialité des activités productives dans les sociétés précapitalistes n’est pas la socialité du travail dans les sociétés capitalistes

 

Dans les sociétés qui ont précédé la production marchande, il existe une division des activités productives, et l'on échange les produits de ces activités productives.

Comme le précise Jappe, dans les sociétés précapitalistes (féodales, par exemple), l'activité productive s’inscrit dans un complexe d'échanges, et elle possède donc en tant que telle une dimension directement sociale. Mais en quel sens les activités productives seront-elles dites sociales ? A vrai dire, les activités productives sont sociales justement dans leur forme immédiate, en tant que particularités. Là où ne prédomine pas la production de marchandises au sens moderne, c'est précisément en tant qu'activités productives concrètes que ces activités sont sociales. De fait, dans les sociétés précapitalistes, le fétichisme des produits de quelque « travail en soi », qui reposerait sur l’abstraction de la socialité des produits du dit « travail », n'a pas lieu. Ici, d'ailleurs, le travail « tout court », le travail en tant que tel, comme subsomption d'une pluralités d'activités productives concrètes, n'existe pas.

Plus généralement, c’est « l’économie » elle-même, l’économie en tant qu’économie, comme secteur séparé et unidimensionnel qui prétend concentrer tous les autres sous-secteurs spécialisés, qui est bien une détermination strictement moderne, qu’on ne « naturaliserait », qu’on ne « transhistoriciserait », que de façon idéologique et mensongère, en vue de justifier et maintenir indéfiniment le capitalisme en tant que tel. La dépossession et la constitution d’une « seconde nature » censée « représenter » formellement la « première » (elle-même une abstraction forgée de façon contingente), la déprise à l’égard des produits du dit « travail », sont des déterminations qui enveloppent substantiellement toute « économie » s’affirmant comme économie au sens strict, si bien que cette « économie » n’apparaît que dans la modernité capitaliste, en particulier lors du mouvement des enclosures (XVIème siècle anglais), juridiquement, puis lors de la diffusion des manufactures, et surtout avec la première révolution industrielle en Europe, matériellement parlant. A ce titre, Clément Homs, dans son article consacré à la dénaturalisation de « l’économie »2 (dans la revue Sortir de l’économie) indique que « l’économique » au sens grec antique (oikonomia), ou la gestion du foyer patriarcal, n’est en rien la dite « économie » telle qu’on en parle dans la modernité, et telle qu’elle surgit récemment, et ne peut donc justifier la naturalisation d’une telle économie. En effet, cette gestion du foyer antique, fondée sur des synthèses sociales patriarcales et religieuses, essentiellement, ne ressemble en rien à l’économie comme secteur spécial fonctionnel qui est une caractéristique de la modernité, comme principe unidimensionnel et calculant, asocial et neutre axiologiquement. La totalisation que développe l’économie comme spécificité moderne n’a aucun correspondant précapitaliste. La modernité, depuis la Renaissance qui « renouerait » avec l’antiquité gréco-romaine, néanmoins, pour naturaliser ses formes contingentes et barbares de synthèses sociales, aura su « nommer » ses principes en empruntant des dénominations antiques (« république », « démocratie », « économie »), et en rétroprojetant, sur la base de cet emprunt fallacieux, sa propre réalité, ensuite, sur une réalité « archaïque », pour se rendre elle-même incritiquable. Le mouvement est simple et habile : on nomme une réalité sociale purement moderne et scandaleuse en empruntant des dénominations antiques qui ne la traduisent donc en rien, mais qui voilent cette mystification, également. Sur cette base, une telle réalité sociale nouvelle affirme sa propre « antiquité », sa transhistoricité, pour affirmer qu’elle ne peut être dépassée sans que « l’humain » se perde comme « humain ». Les notions de « sujet », d’homme « en général », de « nature humaine », se systématisent d’ailleurs à l’époque moderne (cf. Descartes), sur la base d’un christianisme remanié, développant un tel mensonge toujours plus matériellement produit.

Revenons au texte de Marx. Dans la production de marchandises, c'est la forme non sociale, absolument privée de qualité, du travail, à savoir la simple durée de sa dépense, une pure quantité abstraite, qui devient la forme sociale ; et ceci n’est pas propre à toute organisation collective « humaine », mais renvoie à une spécificité du capitalisme, qui est un moment historique particulier. La particularité de la production marchande réside dans le fait qu'en elle une propriété non spécifique, non différenciée, une propriété purement formelle (une moyenne, une norme idéale), se transforme en une forme spécifique et concrète de la socialité (échanges concrets, production concrète). En cette socialité paradoxale seulement, en cette « socialité asociale », purement formelle, sans contenu vécu singulier, la simple durée dans le temps devient le seul critère pour l'évaluation et la comparaison des différentes activités. Si cette façon de se représenter le travail dit « social », qui n'apparaît pas d'emblée, mais seulement a posteriori, est réinscrite dans la relativité du moment historique qui la contient, si elle est dénaturalisée, « désontologisée », alors un pas est franchi vers le dépassement de l'illusion fétichiste, du moins sur le plan théorique : l'apparence de rapports sociaux entre les choses perd son caractère indubitable et immuable.

 

 

 

c)Tentative d’explication de notre tendance à naturaliser la structure marchande, et critique de cette tendance

 

Une difficulté, certes, apparaît dans ce contexte. Nous aurons tendance à naturaliser l’être-marchandise des biens produits, leur être-valeur (impliquant un être-abstrait du travail), nous aurons tendance à considérer que toutes ces façons de catégoriser et d’organiser la production sont transhistoriques, propres à toute société humaine, dans la mesure où, précisément, elles renferment en elles des déterminations universelles, formellement parlant. L’idée de « travail en général », par exemple, paraît être particulièrement universelle en tant que transhistorique, précisément parce qu’elle est saisie à travers la forme logique de l’universel. Mais pour comprendre le caractère historiquement déterminé de la marchandise, de la valeur, et du travail « tout court », du travail « en tant que tel », il faut souligner un fait qui, s’il paraîtra complexe, voire paradoxal, n’en est pas moins certain : le fait même d’organiser la production en déterminant des logiques par lesquelles on ne différencie plus la multiplicité des activités productives, par lesquelles on ne différencie plus les qualités concrètes des biens satisfaisant des besoins, n’est pas propre à toutes les sociétés humaines de l’histoire (ou de la préhistoire), mais renvoie au moment capitaliste lui-même, situé historiquement en lui-même. Autrement dit, le fait même de concevoir l’universalité abstraite du travail « en général », de la marchandise « en général », de la valeur « en général » (et même de la valeur d’usage « en général »), et d’organiser matériellement la production sur la base de ces déterminations abstraites et purement formelles, n’est pas en lui-même un fait « universellement humain ». Il faudra donc bien distinguer l’universalité logique et formelle que revendiquent les catégories capitalistes, et l’idée d’une universalité renvoyant à ce qui est transhistorique. La première n’implique pas la seconde, mais l’exclut au contraire. Notre tendance à naturaliser ces catégories reposera sur le fait que nous confondrons fréquemment ces deux types d’universalités pourtant très distinctes, et même mutuellement exclusives, en pensant que l’une est synonyme de l’autre. Dans les sociétés précapitalistes, de fait, il faut bien le rappeler, le travail en tant que tel n’existe pas, ni même la marchandise, la valeur, ou l’argent en tant qu’argent, et ce même si les activités productives possèdent une certaine socialité (mais ici, précisément, en tant que concrètes), et ce même si les biens produits sont échangés (mais ici, précisément, en tant que produits issus d’activités productives reconnues dans leurs particularités).

Une certaine manière de décrire les systèmes de production précapitalistes en utilisant les catégories de travail « en général », de marchandise, de valeur, renvoie donc à une façon de projeter des évaluations typiquement capitalistes sur des réalités qui ne furent en rien capitalistes (anachronisme). Notons que Marx lui-même aura produit parfois cet anachronisme, du moins en ce qui concerne le travail, et ce même dans certains développements du Capital, n’étant de ce fait pas toujours en accord avec certaines de ses analyses plus « radicales », celles du chapitre 1 par exemple ; nous nous dissocierons de lui sur ce point. Quoi qu’il en soit, ce biais épistémologique, dont nous avons expliqué la cause, n’est pas simplement à déplorer sur le mode simplement théorique, mais il implique aussi une certaine façon de naturaliser le capitalisme, en ses structures les plus aberrantes et les plus typiques, de telle sorte qu’il paraîtra proprement impossible de le dépasser en tant que tel, pratiquement parlant : en effet, exiger l’abolition du travail en tant que tel et de la structure marchande en tant que telle, paraîtra absolument inepte et farfelu, si le fait de travailler « tout court », ou « en général », pour produire des « marchandises », semble pour les individus aussi « nécessaire » que le fait transhistorique de leur métabolisation avec la nature en vue de la survie (il faudra pourtant rappeler que cette exigence est légitime, puisqu’une telle métabolisation n’implique en rien nécessairement l’unité formelle et indifférenciée d’un travail « en général », mais enveloppe au contraire des activités matériellement différenciées et plurielles en elles-mêmes, non subsumables a priori sous quelque unité intelligible abstraite).

 

Dénaturaliser les catégories est un geste théorique qui implique une praxis révolutionnaire soucieuse de s’inscrire dans une radicalité pratique susceptible de dépasser le capitalisme en tant que tel, et non pas simplement de se réapproprier ses catégories, qui n’ont rien de « nécessaire ».

 

 

 

 

d) Un autre argument décisif pour dénaturaliser les catégories capitalistes

 

Comme l’indique Jappe dans son ouvrage consacré aux « aventures de la marchandise » (chapitre 2), la production de marchandises devient dominante seulement lorsqu’un cadre juridique et économique instaure la prédominance de producteurs individuels qui produisent en étant séparés les uns des autres. Comme le dit Marx déjà dans les premières pages du Capital, les produits du travail qui peuvent se faire face comme marchandises ne peuvent être que les produits des travaux privés autonomes et indépendants les uns des autres. La production privée, et l'échangeabilité extérieure (a posteriori) des biens, qui se réalise dans l'argent, sont deux aspects mutuellement dépendants. Or, dans la mesure où la production privée repose à l’origine sur une expropriation initiale, située dans un temps historique particulier (XVIème siècle anglais), la valeur, malgré son caractère général et abstrait, doit être reconnue dans sa dimension historiquement déterminée. L'argent, l’argent en tant qu’argent, apparaît au premier abord comme une chose nécessaire, comme une médiation indispensable, attachée à quelque fonction symbolique naturelle, ontologiquement humaine. Mais dès lors que son lien généalogique avec le caractère privé de la production, avec la spécificité d'un mode de socialisation ayant un commencement dans le temps, est reconnu, cette apparence disparaît, et l'argent devient une forme contingente, dépassable en droit.

Lorsque Marx explique, par exemple dans son chapitre des Grundrisse consacré à l’argent, que c'est l'objectivation du caractère social du travail qui fait de son produit une valeur d'échange, il faut bien comprendre que ce qu’il décrit là (soit le fait que le travail, dans la forme du temps de travail, se représente dans la valeur), ne constitue pas une donnée transhistorique, mais sera la conséquence d'une certaine forme de socialisation historiquement située : celle qui se base sur le travail de producteurs privés séparés.

L'objectivation du temps de travail est une conséquence de l'objectivation du caractère social du travail, de sa qualité d'être lien social. Cette objectivation fondatrice cause l'apparence de rapports sociaux entre les choses, l'illusion fétichiste, et le fait d'affirmer et de prouver sa contingence et sa relativité, son historicité, renvoie à la nécessité du dépassement d'une telle apparence, d'une telle illusion matériellement produite. Dès lors que le caractère a posteriori de la socialité formelle du travail est rattaché à sa base spécifique et historique, à la société marchande, en comparaison de laquelle les sociétés précapitalistes apparaissent au sein d'une déprise moindre à l'égard des rapports de production, c'est la naturalité prétendue de la valeur qui s'effondre.

 

La richesse dans une société fétichiste

 

a)Richesse matérielle et richesse abstraite

 

La critique marxienne de la valeur, du fétichisme, de l'argent et de la marchandise, renvoie à une critique de la richesse au temps de la société marchande. Pour comprendre ce qui motive cette critique, il faut donc s'intéresser aux propriétés singulières d'une telle richesse, et voir en quoi celle-ci, dans sa spécificité, nous renvoie à une folie pure et à une aberration.

La richesse matérielle et la richesse abstraite, la production de valeurs d'usage et la production de valeur se distinguent entre elles. Ici, nous avons affaire à deux niveaux de réalité complètement différents, qui ne coïncident pas a priori. Comme l'explique Marx : « Si, par suite de quelque circonstance, la force productive de tous les travaux diminuait dans la même mesure, de telle sorte que toutes les marchandises exigent plus de temps de travail pour leur production, et que cette augmentation s'effectue dans la même proportion, la valeur de toutes les marchandises aurait augmenté, l'expression concrète de leur valeur d'échange serait restée la même, et la richesse réelle de la société aurait diminué, puisqu'il aurait fallu plus de temps de travail pour créer la même masse de valeurs d'usage3. » De même, dans un contexte de surproduction, la masse des richesses matérielles peut augmenter exponentiellement, mais la quantité de richesses abstraites stagner ou diminuer.

Cette non-coïncidence est redoublée par un rapport hiérarchique entre richesse matérielle et richesse abstraite. Du point de vue de la société capitaliste, la richesse matérielle ne « compte » pas en tant que telle, elle n’est qu’un moyen qui doit servir une seule finalité : l’augmentation de la richesse abstraite. La production réelle n'est qu'une annexe, un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l'argent. Le rapport entre richesse matérielle et richesse abstraite est donc un rapport d’opposition, de contradiction, d’autant plus que, si elles ne coïncident pas formellement, et si la première n’est qu’un moyen pour la seconde, elles restent néanmoins indissociables (une marchandise qui n’aurait aucune utilité, aucune matérialité, ne saurait s’échanger, et ne saurait donc produire une richesse abstraite).

L'argent, donc, et non la qualité concrète, la « vertu » sociale ou matérielle des biens produits, est la seule et exclusive finalité de la production au sens capitaliste. Cela fonde, comme nous l’avons vu, une société qui n’a aucun contrôle sur le caractère concret de ses activités productives, et qui est fondamentalement inconsciente, voire folle.

 

 

b)La valeur comme force impersonnelle hostile qui s’oppose à l'individu au travail

 

Le primat accordé à la richesse abstraite, à la valeur, dans la société capitaliste, n’est pas simplement une façon « fausse » de se représenter les produits du travail. Il a des conséquences réelles, et souvent désastreuses, non pas seulement pour la société consommatrice, mais aussi pour les individus au travail eux-mêmes. La valeur devient une puissance sociale qui s’oppose au travailleur, et qui devient la négation de ses intérêts vitaux les plus immédiats. Ainsi, le temps de travail moyen, socialement nécessaire, qui constitue la valeur, est une norme appliquée au réel, une abstraction jouant à même la réalité, qui a des conséquences très concrètes pour les individus producteurs. Comme le dit Marx : « Après l'introduction du métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la moitié du travail qu'il fallait auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu. En effet, le tisserand anglais avait toujours besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure de travail individuelle ne représentait plus désormais qu'une demi-heure de travail social et tombait du même coup à la moitié de sa valeur antérieure4. »

La critique du primat accordé à la richesse abstraite dans la société capitaliste pourrait donc, entre autres choses, très concrètement, dévoiler les logiques concurrentielles destructrices, au sein de la compétition entre capitalistes, par lesquelles les travailleurs ne bénéficiant pas des techniques optimales de production, s’appauvrissent inexorablement, ou, s’ils sont remplacés par des machines, perdent leur emploi.

Par extension, la critique des logiques néocoloniales, au sens économique, des centres « impérialistes », logiques fondées sur une compétition technologique, au niveau mondial, toujours plus agressive, trouverait dans la « critique de la valeur » ainsi développée des outils précieux.

 

 

c) La contradiction entre une réalité finie et un procès économique d’accumulation qui se veut infini

 

Dans l'économie capitaliste, peu importe l'utilité de ce qui est produit, pourvu que l'on produise de l'argent. Cela étant, si la valeur est formellement indifférente à la valeur d'usage, sa possibilité dépend pourtant d'une telle valeur d'usage : les marchandises ne s'échangent que si elles ont fait reconnaître leur utilité. Dès lors surgit une contradiction entre une production de valeurs d'usage limitée et un procès de valorisation se voulant illimité.

Le besoin d'argent ne connaît aucune limite : il est une quantité qui peut s'accroître indéfiniment. Mais pour que cet accroissement indéfini se produise, il faut bien que la production réelle des valeurs d'usage dont l'argent est le représentant progresse elle aussi de façon illimitée (d'autant plus lorsqu'il s'agit de produire une survaleur relative), ce qui implique contradiction, dans la mesure où cette production réelle est par essence finie : les besoins auxquels elle répond sont limités, tout comme les ressources naturelles qu'elle suppose.

La société marchande a pour projet la création de toujours plus de nouveaux besoins, entretenant l'illusion que cette création pourra se poursuivre indéfiniment ; elle apparaît ainsi comme une société du confort et de l'abondance, toujours plus « soucieuse » du bien-être de ses membres, alors même qu'elle promeut la négation de toute richesse concrète, la satisfaction de besoins toujours nouveaux n'ayant de sens pour elle que dans le cadre de l'autovalorisation de la valeur. Elle sera en fait une société vouée, asymptotiquement, à sa propre dissolution, en ce qu'elle occulte l'essence du besoin sur lequel elle repose pourtant (la finitude), quoique malgré elle. Par ailleurs, au sein de cette contradiction entre un procès abstrait qui se voudrait infini et une limitation de la réalité qualitative, elle déploiera des logiques de marchandisation de tous les biens, et d’extension mondiale de la production, par laquelle tous les secteurs de la vie deviendront soumis à la dépossession liée à la structure marchande (ceci fondant, au sens strict, un totalitarisme économique mondialement proliférant).

En outre, la nécessité d'accumuler toujours plus d'argent pour maintenir la valeur entretient une croyance éminemment dangereuse, celle selon laquelle les ressources naturelles utilisées pour produire les marchandises seront indéfiniment disponibles. On peut alors constater que la théorie marxienne de la valeur, dont procède la critique du fétichisme, peut toucher des questions très précises et très actuelles, comme la question écologique. Un problème écologique central est posé par le fait que notre société fétichise les produits du travail de telle sorte qu'elle ne considère plus les limites réelles de la production réelle, et qu'elle fait progresser toujours plus celle-ci comme si ce progrès pouvait posséder l'éternité du progrès d'une forme pure quantitativement déterminée.

En ce sens, la notion même de « développement durable » apparaîtra dans toute son ineptie. Car le « développement » ici en question n’est rien d’autre que le développement d’une richesse abstraitement conçue, d’une quantité de valeurs qui affirme constamment sa perpétuation à l’infini, dans un monde matériel limité qui sera concrètement et continuellement ravagé par cette prétention, et il ne pourra de ce fait jamais être « durable », ni « équilibré », mais il suppose au contraire un pillage continu des ressources naturelles et une soumission toujours plus agressive des individus à la structure marchande, par-delà tout ajustement cosmétique promu de façon « humaniste » et naïve (« permaculture », éoliennes, panneaux solaires , idéologie du « colibri », co-working, etc.). Le « développement durable » donc, consciemment ou inconsciemment, ne sera qu’un instrument idéologique pour maintenir un capitalisme que l’on voudra « éternel », et donc il sera un discours favorable à la bourgeoisie qui exploite et détruit concrètement la nature et les individus au travail, dans la mesure où tout discours qui affirme la possibilité d’« humaniser » ou de « moraliser » le capitalisme, ou encore de le rendre plus « durable », plus « vivable », sans pour autant l’abolir réellement, sera particulièrement bienvenu du point de vue des capitalistes eux-mêmes.

 

 

d)Le mouvement de la richesse abstraite au sein du capitalisme : l’argent comme fin en soi tautologique et formelle

 

Dans les sociétés dans lesquelles il existe une dimension sociale de l’activité productive en tant qu’elle est concrète, explique Marx dans le chapitre III du Capital, l’argent ne possède a priori que deux déterminations essentielles : il est un moyen de mesurer les prix (et en tant que tel, sa présence matérielle n’est pas indispensable) ; et il est une médiation pour l’échange (l’argent affirmant ici sa présence matérielle).

Une troisième détermination de l’argent, toutefois, apparaît, avec la thésaurisation : l’argent en tant qu’argent. Ici, après une vente de marchandise, le vendeur extrait la somme d’argent de la circulation, pour la « stocker », à titre de « trésor ». Mais dans ce contexte, la valeur finit par disparaître en tant que telle, puisqu’elle n’est plus en circulation.

L’argent en tant qu’argent, l’argent comme fin en soi, connaît réellement sa consécration dans la société capitaliste. Montrons brièvement ce fait.

La formule de la circulation simple des marchandises est M-A-M (Marchandise-Argent-Marchandise). Une vente (M-A) suivie d'un achat (A-M). Dans ce contexte, l'argent n'est qu'un moyen, et l'échange doit permettre la satisfaction de besoins concrets (car la valeur d'usage d'une marchandise est au départ et à l'arrivée du processus). Mais dans la société capitaliste, la circulation simple coexiste avec la circulation inversée, laquelle définit la finalité de l'organisation sociale. La circulation inversée se formule ainsi : A-M-A (Argent-Marchandise-Argent). Le point de départ et le point d’arrivée ne sont plus des valeurs d’usage concrètes, mais des pures déterminations quantitatives, des sommes d’argent.

Seulement, pour que cette circulation capitaliste de la valeur ait un intérêt, il faut que la somme finale soit supérieure à la somme initiale. On aura donc : A-M-A’ (Argent-Marchandise-Davantage d’argent). Le capitaliste investit dans des facteurs de production (matières premières, instruments, force de travail) pour produire des marchandises (A-M). Et la vente de ces marchandises produites permet d’obtenir une valeur supérieure à la valeur initiale investie (M-A’). Cette augmentation de la valeur est rendue possible par le fait que, parmi ces facteurs de production, une « marchandise » produit plus de valeur qu’elle n’en coûte : la force de travail. En effet, le capitaliste extorque une survaleur au salarié, dans la mesure où ce dernier reçoit une quantité de valeur qui lui permettra de reproduire sa force de travail, mais travaille en outre, dans les faits, plus de temps qu’il n’est nécessaire pour accomplir cette valeur (ceci fondant l’exploitation au sens strict).

Avec la formule A-M-A’, la valeur se conserve en tant qu’elle reste dans la circulation, et cette conservation aura donc pour condition son accroissement indéfini. La finalité dernière du capitalisme étant donc l’autoconservation indéfinie de la valeur, au fil de l’accumulation du capital. C'est dans cette mesure que l'argent en tant qu'argent, l'argent comme fin en soi, connaît sa réelle consécration dans la société capitaliste.

Il ne faut pas croire que la circulation simple définirait les sociétés précapitalistes, là où la circulation inversée concernerait simplement la société capitaliste. Au contraire, dans la mesure où la forme-marchandise est déjà inscrite dans la circulation simple, et dans la mesure où cette forme-marchandise est une forme spécifiquement capitaliste, on doit considérer que la circulation simple concerne d'abord le capitalisme. On ne saurait revendiquer, sans absurdité, quelque « retour » à la circulation simple, en vue d'abolir le capitalisme, car le dépassement du capitalisme suppose déjà l'abolition de la marchandise et de l'argent (déjà inclus dans la circulation simple). Mais on notera que la circulation simple, si elle coexiste avec la circulation inversée, s'efface aussi derrière elle.

A ce sujet, Postone est très clair : « Bien que A-M-A’ décrive le mouvement de la totalité sociale, le circuit M-A-M reste primordial pour la majorité des hommes qui, dans la société capitaliste, dépendent de la vente de la force de travail pour acheter des moyens de consommations. Critiquer les ouvriers en disant qu'ils "s'embourgeoisent" quand ils s'intéressent aux "biens matériels", c'est oublier comment le travail salarié est intégré à la société capitaliste et c'est brouiller la distinction entre M-A-M et A-M-A'. C'est le second circuit qui définit la classe bourgeoise. Par ailleurs, l’un des buts du mode d’exposition de Marx est d’indiquer que ces deux circuits sont systémiquement interconnectés. Dans une société où la marchandise est universelle et où les hommes se reproduisent au moyen du circuit M-A-M, la valeur est la forme de la richesse et du surplus, et le procès de production sera donc nécessairement façonné et mû par le circuit A-M-A’. Une société fondée sur le circuit M-A-M ne peut pas exister ; pour Marx, ce type de société n’est pas le précurseur du capitalisme, c’est une projection d’un moment de la société capitaliste sur le passé. »5.

 

Nous verrons que, dans le cas où ce qui rend possible l’accroissement de la valeur, à savoir l’exploitation de la force de travail (laquelle produit un surtravail pour qu’en découle une survaleur), devient un facteur proportionnellement moins mobilisé dans la production, de par un surdéveloppement des technologies dans cette production (ce qui arrive aujourd’hui, après la « troisième révolution industrielle »), nous assisterons, au niveau global, à une massive contraction de la production de valeur, qui n’annonce pas hélas une disparition pure et simple du système (puisque ce procès peut développer sa décomposition indéfiniment), mais bien une paupérisation massive des travailleurs ou des chômeurs, au niveau global, c’est-à-dire une extorsion de survaleur toujours plus agressive, liée à un capitalisme devenu proprement « sauvage » en tant qu’il se confronte aux crises qu’il a lui-même engendrées.

Le système capitaliste se base sur des catégories, fallacieusement naturalisées, produisant l’inversion réelle du concret et de l’abstrait, lesquelles catégories fondent une fétichisation des biens produits, et un primat aberrant accordé à une richesse abstraitement considérée, et toute la folie de ce système vient donc finalement se concentrer dans cette formule de la circulation inversée qui fait que le capitalisme est ce qu’il est : A-M-A’.

Or, nous l’avons vu, dans la mesure où cette formule comprend en son sein la question de l’exploitation, de l’extorsion de survaleur, nous ne rejetons pas absolument, finalement, la critique du capitalisme plus « traditionnelle » que les marxistes les plus « orthodoxes » ont mise en avant (et ni donc, bien sûr, la critique de la propriété privée des moyens de production).

Mais il apparaît aussi maintenant que, le fait de critiquer cette forme d’exploitation empirique, cette forme d’extorsion de la survaleur, implique le fait de critiquer, plus en profondeur, toute définition abstraite de la richesse fondant une société aveugle et inconsciente. Critiquer de façon conséquente les mécanismes de l’exploitation ne saurait déboucher sur la préconisation d’une redistribution « plus égalitaire » de la valeur. Car l’exploitation renvoie, en dernière instance, au caractère fou et délirant de la logique abstraite de la valeur, qui ne saurait jamais s’inscrire dans un système réellement égalitaire et « vertueux ». Abolir définitivement l’exploitation, donc, c’est abolir définitivement la valeur, et tout ce qu’elle implique : le travail en tant que tel, la marchandise, et l’argent. Chose que les marxistes traditionnels n’ont pas toujours voulu considérer assez sérieusement, promouvant donc malgré eux, trop souvent, une forme de « capitalisme éternel » (les « socialisme réels » totalitaires, maoïstes ou staliniens par exemple, n’étant, historiquement, jamais que des capitalismes d’Etat, capitalismes d’Etat que voulaient aussi et veulent encore mettre en œuvre, au fond, les « trotskistes » et les« léninistes » les plus dogmatiques).

 

1Ibid., p. 110 ; souligné par nous

 


 

2Homs, Clément, « Sur l'invention grecque du mot « économie » chez Xénophon. Critique d’une supercherie étymologique moderne. », in Sortir de l’économie, 2013

 


 

3Contribution à la critique de l'économie politique, p. 19


 

4Capital, Livre I, p. 64


 

5in Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 394-395, note 3.

 


 

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