Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Lukacs, en vue de préciser la connexion entre aliénation et fétichisme, et en vue de saisir les manifestations objectives et subjectives de la réification subie par les individus prolétarisés dans leur complémentarité, approfondit cette notion de travail abstrait, et lui donne un sens nouveau, en la rattachant de façon originale à certains thèmes marxiens que Marx lui-même n'associait pas directement à sa critique de la valeur. Pour décrire l'achèvement réel du principe en germe dans la détermination temporelle du travail abstrait, Lukacs énonce ceci : « Si l'on suit le chemin que l'évolution du processus du travail parcourt depuis l'artisanat, en passant par la corporation et la manufacture, jusqu'au machinisme industriel, on y voit une rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du travailleur. D'une part, en effet, le processus du travail est morcelé, dans une proportion sans cesse croissante, en opérations partielles abstraitement rationnelles, ce qui disloque la relation du travailleur au produit comme totalité, et réduit son travail à une fonction spéciale se répétant mécaniquement. D'autre part, par la rationalisation, et en conséquence de celle-ci, le temps de travail socialement nécessaire, fondement du calcul rationnel, est produit d'abord comme temps de travail moyen, saisissable de façon simplement empirique, puis, grâce à une mécanisation et à une rationalisation toujours plus poussées du processus du travail, s'oppose au travailleur en une objectivité achevée et close1. »

Pour interpréter ce passage complexe, il faut d'abord tenir compte des mises en garde de Jappe2 : chez Marx, le travail abstrait ne peut s'identifier au contenu du travail, ou à une certaine organisation du travail. Travail concret et travail abstrait ne sont pas deux stades différents du procès de travail. Le travail abstrait au sens de Marx ne sera pas identique à la parcellisation du travail, à son émiettement dans des unités vides de sens. Il serait faux de dire que le travail abstrait « remplace » de plus en plus le travail concret ou que le travail devient « toujours plus abstrait ». Or, Lukacs met ici l'accent sur « l'abstraction » que produit la parcellisation du travail, il donne à la division du travail une importance beaucoup plus grande que ne lui donnait, dans son œuvre tardive, Marx lui-même, lorsqu’il thématisait la question de la valeur. Jappe le rappelle, selon la théorie marxienne du dédoublement du travail, dans la production de marchandises, tout travail est en même temps abstrait et concret. Même l'artisanat ou l'agriculture sont, dans des conditions capitalistes, non seulement travail concret, mais aussi travail abstrait, et même le travail à la chaîne est, non seulement travail abstrait, mais aussi travail concret. Chaque travail producteur de marchandises est toujours forcément abstrait et concret.

La citation de Lukacs qu'on vient de proposer peut donc porter à confusion. Néanmoins, il est possible d'interpréter selon une certaine orientation ce passage précis : « le temps de travail socialement nécessaire, fondement du calcul rationnel, est produit d'abord comme temps de travail moyen, saisissable de façon simplement empirique, puis, grâce à une mécanisation et à une rationalisation toujours plus poussées du processus du travail, s'oppose au travailleur en une objectivité achevée et close. » Ici, Lukacs ne confond peut-être pas purement et simplement la détermination temporelle du travail abstrait et la division rationnelle du travail, mais l'expression « grâce à » indique peut-être qu'il pourrait vouloir simplement les articuler. Autrement dit, le travail abstrait (qui renvoie au temps de travail socialement nécessaire) pourrait simplement conditionner, affecter, une division du travail toujours plus rationnelle (sans s'identifier pour autant à elle). Et ainsi, Lukacs ne produirait pas un contresens, mais complexifierait l'analyse marxienne, en articulant un élément catégoriel (travail abstrait) à une dimension empirique (division du travail).

On remarquera d'ailleurs que Postone lui-même, dans le chapitre IX de Temps, travail et domination sociale, tente également d'articuler le catégoriel et le mode empirique de la production. Cette démarche, même dans le contexte d'une stricte critique de la valeur, reste porteuse et pertinente. Postone dira : « la grande industrie, telle qu'elle s'est constituée historiquement, est (…) l'expression matérialisée d'une forme abstraite de domination sociale. »3

Si l'on tient compte des mises en garde de Jappe, on peut développer la puissance théorique en germe dans le projet qui consiste à articuler (sans les confondre) la catégorie du travail abstrait et un certain mode concret de l'organisation du travail.

Considérons avec Marx que le travail abstrait n'est que l'autre facette, le double opposé mais complémentaire, du travail concret. Pour spécifier davantage ce dédoublement, ne faut-il pas alors se pencher sur la manifestation empirique d'un certain type de travail qui serait concrètement déterminé, affecté, par la logique évolutive du temps de travail socialement nécessaire ? Certes, l'artisan producteur de marchandises, dans des conditions capitalistes, voit lui aussi les produits de son travail se dédoubler en valeur d'usage et en valeur, son travail est à la fois concret et abstrait, au même titre que le travail à la chaîne. Mais le contenu même de l'artisanat, la façon dont il s'opère concrètement, n'est pas encore affecté totalement par cette abstraction qui est au fondement de l'échange et de la circulation des marchandises (on aura une subsomption peu réalisée de l’activité sous la valeur, dans le cadre de l’artisanat). Le travail parcellaire de la grande industrie, en revanche, sous sa forme visible rationalisée à l'extrême, aurait un contenu concret beaucoup plus affecté par la logique évolutive du temps de travail socialement nécessaire (ce qui nous renvoie au fond à la question d’une subsomption toujours plus réelle de cette activité sous la valeur). Lukacs associe la logique du travail abstrait à une forme empirique du travail, à une certaine spécificité d'un travail typiquement capitaliste. Et, même si sa proposition semble encore confuse, on devra néanmoins affirmer l'inséparabilité du travail concret et du travail abstrait, dans le contexte de sa théorie. Car Lukacs thématise la réification dans le cadre théorique initial de l’analyse marxienne de la marchandise, et il faut simplement tenter avec lui de saisir cette double nature du travail au sein du mode de production empirique qui serait éminemment conditionné par elle, en tant qu’elle peut induire des effets réels sur la production.

Définissons les choses très concrètement pour justifier l’idée lukacsienne selon laquelle le travail abstrait conditionnerait une division du travail toujours plus rationnelle dans les secteurs productifs qu’il affecte le plus. Très pragmatiquement, le travail abstrait renvoie à un standard de productivité moyen, dans une société marchande donnée, globalement considérée. Depuis la première révolution industrielle, il s’avère que, dans certains secteurs productifs « éminents » de cette société marchande, comme le secteur industriel, précisément, le recours aux machines, mais aussi une certaine organisation rationnelle du travail (taylorisme, toyotisme, post-taylorisme, etc.), se développent particulièrement, ce qui fondera une évolution continue de la productivité du travail. Dans ce contexte industriel, la norme temporelle du travail abstrait, ce standard de productivité moyen, évoluera rapidement, car l’automatisation de la production industrielle tendra à s’insérer dans une dynamique toujours plus développée : elle provoquera une concurrence entre capitalistes privés toujours plus poussée, capitalistes qui chercheront toujours plus à rendre rationnelle, efficace, technologique, la production, etc. De ce fait, il est tout à fait sensé de dire que le travail abstrait, en tant qu'il renvoie à la norme du temps de travail socialement nécessaire, norme qui est en constante évolution, conditionne une division du travail toujours plus rationalisée, toujours plus parcellisée, et ce surtout dans les secteurs productifs qui mobilisent le plus de moyens, organisationnels ou techniques, pour intensifier la productivité du travail. Lukacs ne dit pas, au sens strict, que le travail abstrait est identique au contenu du travail divisé rationnellement dans l’industrie. Il semble dire plutôt que la norme associée au travail abstrait, soit le temps de travail socialement nécessaire, est une norme en évolution qui conditionne le développement d’une telle division rationnelle du travail.

En revanche, dans des secteurs marchands qui ne révolutionnent pas régulièrement les conditions techniques de production, comme dans les secteurs artisanaux, la productivité du travail évolue moins rapidement. Dans ce contexte, la norme associée au travail abstrait, comme procès dynamique, affecte certes l'évolution d'une certaine division du travail, et elle affecte également la valeur des produits de l'artisanat, mais la rationalisation de celle-ci ne se développe pas avec la même intensité.

Autrement dit, si l'on tient compte des mises en garde de Jappe, on pourra dire que, certes, le travail abstrait est le double, complémentaire et opposé, du travail concret. Mais  le fait que le travail abstrait renvoie à une norme temporelle en évolution, susceptible de conditionner l'organisation concrète du travail, fait qu’il va pouvoir, dans certains secteurs spécialisés, affecter le travail tel qu’il s’opère concrètement, pour le rendre toujours plus émietté, subdivisé, parcellisé, etc.

 

L’opposition entre travail concret et travail abstrait renvoie finalement à l’opposition entre le travail concret et la valeur. Cette opposition signifie aussi que ces deux sphères s'affectent mutuellement, d'une certaine manière. Cela étant, dans la mesure où valeur et travail concret sont les deux faces d'une même pièce, le dépassement de cette contradiction ne se situe pas dans « l'abolition de la valeur au profit du travail », mais bien dans l'abolition conjointe du travail en tant que tel, même « concret », et de cette valeur. 

 

Marx lui-même aura brièvement envisagé, dans le chapitre XIV du Capital, cette articulation entre l'évolution du temps de travail socialement nécessaire et la rationalisation de la division du travail, déjà dans la manufacture. Il dira : « Dans la période manufacturière on ne tarda guère à reconnaître que son principe n'était que la diminution du temps de travail nécessaire à la production des marchandises, et on s'exprima sur ce point très clairement.4 » Lorsqu'il s'agit de produire une survaleur relative, en diminuant la part du travail nécessaire à la reproduction du travailleur et en augmentant la part de surtravail, il s'agit d'augmenter la productivité du travail, et précisément, la rationalisation de la division du travail dans la manufacture était l'un des moyens de cette augmentation. Mais alors, on faisait baisser le temps de travail socialement nécessaire pour produire les marchandises, si bien que cette évolution s'articulait, de fait, parfaitement, avec le processus de rationalisation de la division du travail. Au fil de l'industrialisation capitaliste, cette tendance se confirma. C'est ainsi que l'évolution historique de la détermination temporelle du travail abstrait s'articule parfaitement avec l'évolution de la parcellisation et de la rationalisation du contenu du travail lui-même. Il semble que Lukacs n'ait fait qu'approfondir cette notion.

 

La notion de fétichisme sera donc finalement approfondie avec Lukacs. Cette autonomisation de la valeur qui apparaît dans la circulation des marchandises, cette occultation des rapports sociaux qui préside à la valorisation des biens, serait associée à la logique évolutive d’un temps de travail moyen qui produit très concrètement l’effacement toujours plus extrême des individus dans le procès de production, à travers une rationalisation toujours plus développée de la division du travail. Si le consommateur fétichiste perçoit de moins en moins l’humanité disloquée au travail qui s’affirme « derrière » la « valeur » des marchandises vendues ou vantées publicitairement, c’est parce que cette valeur tend à abolir de plus en plus toute expression « réelle » de cette humanité au sein même de cette production à laquelle elle est intégrée.

Lukacs propose ensuite une analyse décisive, qui comporte une certaine limitation historique, mais qui pourra évoquer des structures encore agissantes aujourd’hui: « Avec la décomposition moderne « psychologique » du processus du travail (système de Taylor), cette mécanisation rationnelle pénètre jusqu'à l' « âme » du travailleur : même ses propriétés psychologiques sont séparées de l'ensemble de sa personnalité et sont objectivées par rapport à celle-ci, pour pouvoir être intégrées à des systèmes spéciaux rationnels et ramenées au concept calculateur5. » La question du travail abstrait, qui est au fondement du fétichisme et de la réification, est bien associée au concept traditionnel d'aliénation, aliénation prégnante au sein du taylorisme, mais aussi par-delà le taylorisme, au sein du système capitaliste globalement compris. Avec Lukacs, le « concept calculateur » auquel sont ramenées les propriétés psychologiques du travailleur disloqué par une parcellisation de son travail, renvoie, en dernière analyse, au temps de travail socialement nécessaire, ce cadre vide et purement formel qui détermine la grandeur de la valeur au sens capitaliste. C'est pour autant que cette richesse possède un caractère social abstrait que la forme phénoménale de la production industrielle se rationalise radicalement au point de déshumaniser le travailleur : si celui-ci voit une part de son individualité se séparer de sa personne, s'objectiver pour rejoindre le cours autonomisé des marchandises produites, c'est déjà parce que le travail est à la fois travail concret et travail abstrait.

Avec Lukacs, donc, et c’est un élément décisif, critiquer d’une part le scandale qui est à la racine du travail abstrait, de la valeur, de la logique morbide du surdéveloppement du capital fixe, et critiquer d’autre part la logique de l’exploitation, et de toute l’aliénation que cela implique, ce sera critiquer une seule et même chose, une seul et même phénomène, possédant sa cohérence propre (la réification généralisée).

 

1Lukàcs, Histoire et conscience de classe, p. 115


 

2Jappe, Les aventures de la marchandise, pp. 48-49


 

3Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 510

4Capital, I, p. 254

5Lukàcs, Histoire et conscience de classe, p.115


 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :