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Extrait de l'intervention que j'avais faite à Cerisy, dans le cadre d'un colloque de théorie critique organisé par le collectif Illusio

 

 

 

 

Première section : De l’espace1

§2 : Exposition métaphysique de ce concept2

  • Démarche kantienne :

L’espace serait une forme a priori de l’intuition, et plus précisément du sens externe : la représentation de l’espace ne pourrait être tirée de l’expérience extérieure, mais c’est l’expérience extérieure qui supposerait cette intuition a priori pour être possible.

Cette intuition a priori fonderait la certitude apodictique des principes géométriques. Si l’espace n’était pas a priori, mais tiré par expérience, les principes géométriques ne seraient pas nécessaires et universels, mais simplement généraux et contingents.

L’unité de l’espace serait donnée avant la pluralité des espaces, dans l’intuition a priori. Cette intuition est l’unité formelle qui inclut en elle et structure la diversité matérielle et empirique des sensations liées aux objets extérieurs.

L’espace serait « donné » comme grandeur infinie : c’est ainsi que le progrès indéfini de l’intuition empirique se développerait, grâce à cette forme a priori du sens externe, dans un cadre transcendantal déterminé.

 

  • Commentaire critique :

 

Il faut d’abord s’arrêter sur une « déduction » kantienne assez singulière, que Kant utilise pour exposer la nécessité de l’espace comme intuition a priori. Kant partirait d’un fait, indubitable pour lui, et ce fait serait « déductible » de l’espace comme intuition a priori. Mais ce fait, comme fait qui s’imposerait, puisqu’il serait déductible de l’espace comme forme a priori, permettrait à son tour d’exposer un tel espace comme étant une telle intuition a priori. Le fait mobilisé par Kant deviendra presque une « preuve », ou une attestation, qu’il utilisera pour fonder la nécessité de l’espace comme intuition a priori.

Ce fait est le suivant : les principes géométriques seraient apodictiques, universels et nécessaires. Ils ne seraient pas tirés de l’expérience, mais s’imposeraient à l’intuition, de façon a priori, comme vérités établies. Par exemple, le fait que la ligne droite est la plus courte entre deux points serait un principe apodictique. Dans cette mesure, l’espace lui-même ne pourrait pas ne pas être une intuition a priori, car c’est seulement s’il est une intuition a priori qu’il peut exister une telle géométrie apodictique.

Cela étant, si le statut de ces principes géométriques est modifié, il semble bien que le statut de l’espace comme forme a priori doit être repensé. Autrement dit, si le fait qui est « déductible » de l’existence de l’espace comme forme a priori est lui-même discuté, critiqué, ou complexifié, alors cet espace reçoit une interprétation nouvelle.

Certaines analyses de Sohn-Rethel devraient rendre pensable une telle critique, ou complexification, de l’idée selon laquelle la géométrie serait « purement » apodictique, et dès lors indépendante de l’expérience, voire inconditionnée socialement et historiquement.

Dans le chapitre 15 de Geistige und körperliche Arbeit (« Travail intellectuel et travail manuel »), Sohn-Rethel explique que les Grecs antiques ont inventé « un nouveau type de démonstration géométrique. Au lieu de tendre des cordes, ils ont tracé des lignes sur une feuille au moyen d'une règle. » Grâce à d'autres lignes droites, ces lignes « formaient une figure à partir de laquelle on pouvait reconnaître des lois géométriques ». Ces « combinaisons de lignes » n'étaient liées « à aucun espace particulier et leur taille était infiniment variable ». C’est alors que « le rapport géométrique à la mesure devint quelque chose de tout à fait différent de la mesure elle-même. L'opération manuelle fut subordonnée à un acte de pure pensée, ne s'intéressant qu'à des lois numériques quantitatives, ou à l'espace abstrait. » Son contenu conceptuel n'était pas seulement « indépendant à l’égard de tel ou tel contenu particulier » ; il était aussi indépendant « à l’égard de toute tâche pratique ». Une abstraction purement formelle émergeait ; elle était reçue par la « pensée réflexive », et se détachait ainsi de toute application. Sohn-Rethel pense que cela advint au fil de l’émergence des premières structures « marchandes », et des premières formes de battage de la monnaie.

 

Dans le même chapitre, Sohn-Rethel ajoute que la « mathématique pure » des Grecs émergea dans le but d'être « une ligne de démarcation infranchissable entre le travail intellectuel et le travail manuel ». Cette signification intellectuelle des mathématiques aurait ainsi été « centrale chez Platon ». Euclide, avec ses Éléments, aurait créé une oeuvre qui semblait découler de « la seule volonté de prouver que la géométrie possède une structure conceptuelle déductive », close et auto-référentielle. Dès lors, le caractère dit « synthétique » de cette pensée ne rendrait pas compte de la relation pragmatique « entre l'homme et la nature ». Reprenant une formule du chapitre 1 du Capital, Sohn-Rethel affirme que, dans cette serre de la pensée grecque, n'entrerait pas « un seul atome de matière naturelle ». Il fait ainsi un parallèle avec ce qui se passe relativement au caractère fétiche des marchandises. Mais il ajoute que le formalisme de cette « seconde nature », dans l’antiquité, resterait « stérile ». Car il aurait échoué à faire baisser le coût de reproduction de l’activité productive humaine de manière notable3.

Ces remarques de Sohn-Rethel permettent de rattacher l’émergence d’une géométrie dite « pure » à une forme de division des activités sociales, relative aux premières formes monétaires et à une structure proto-marchande. Sohn-Rethel nous permet d’envisager l’empiricité historique et sociale qui pourrait se situer à la base des principes dits « apodictiques » de la géométrie. Mais il faudra aussi insister sur la rupture qualitative qui est opérée lorsque la catégorie, moderne, de travail abstrait, intervient dans la production. Lorsque Sohn-Rethel évoque un « travail manuel » antique, il tend à rétroprojeter la catégorie, moderne, de travail « tout court », sur le passé antique. Dans le contexte antique, il faudra davantage parler d’activités productives, multiples et différenciées. De même, Sohn-Rethel rétroprojette, à tort, la catégorie, moderne, de « marchandise », sur un passé antique. Par ailleurs, la structure fétichiste-marchande, que Sohn-Rethel évoque, n’intervient pas systémiquement et socialement dès l’antiquité grecque, même si une forme d’abstraction liée aux échanges semble émerger à cette époque (en effet, d’autres formes de fétichismes, par exemple religieux, coexistent dans l’antiquité avec ces formes sociales de l'échange, et le principe « économique » en tant que tel ne subsume par encore sous lui l’ensemble des activités sociales - ce dernier, comme principe totalisant, étant une spécificité moderne).

Malgré ces nuances, on peut conserver l’idée originale de Sohn-Rethel. Les principes « apodictiques » de la géométrie dite « pure » n’apparaissent, historiquement, que lorsque les premières formes monétaires, et la structure des échanges qu’elles induisent, impliquent une division de l’activité intellectuelle et du « labeur » manuel déterminée. Initialement, la géométrie égyptienne est basée sur la corde et l’arpentage : elle est indissociable d’une pratique matérielle, et n’existe pas sous une forme « pure » et séparée. La géométrie grecque « pure » remplace la corde par la règle et le compas. L’espace, les points, les lignes et les figures qu’elle construit ne sont plus reliés à la matérialité des choses et des corps les disposant, mais sont censés être des éléments d’abord intellectuels, indépendants de toute pratique déterminée.

Pourtant, dans le passage de l’arpentage à la géométrie « pure » s’annonce déjà un processus historique et social de division, et de spécialisation, déterminé. Si bien que la « pureté » revendiquée de cette géométrie, qui a donc une genèse historique et sociale, est contredite par l’existence même de cette genèse. Ce n’est pas « l’esprit humain universel » qui découvrirait ici ses « lois universelles propres » (abstractions idéologiques inversantes), mais c’est plutôt l’émergence (encore balbutiante) d’une nouvelle forme de synthèse sociale, basée sur l’abstraction-échange, qui rend nécessaire la constitution d’un savoir pur, et relativement séparé de la pratique manuelle, pratique que ce savoir doit désormais structurer, encadrer, optimiser, maximiser, au profit d’appropriations sociales « privées » et unilatérales.

Sohn-Rethel précise que le caractère encore trop « pur », trop « immatériel », de cette première géométrie « pure » grecque empêche des applications efficientes dans l’ordre productif. Mais précisément, la géométrie que Kant fondera ne possède plus cette stérilité : car le problème kantien, désormais, est plus physique que « purement » géométrique. Il s’agit bien d’appliquer la « pureté » mathématique au divers des phénomènes dans le monde physique, avec Kant, si bien que le savoir formel pourra affecter plus intimement l’ordre productif. Ce changement correspond à la systématisation de l’appropriation privée et de la structure marchande à l’ère moderne, à son développement juridique et social toujours plus institué. L’espace comme forme pure chez Kant devient bien en effet, avec le temps, le moyen terme par lequel la catégorie peut s’appliquer au divers de l’intuition empirique, si bien que ce n’est pas sa seule forme pure comme terme final qui importe, mais bien sa fonction de médiation entre le monde des formes intellectuelles a priori et le monde des phénomènes empiriques. En ce sens, la notion kantienne d’espace est bien ancrée dans la modernité, et il s’agit de penser les relations de rupture qui la distinguent des théorisations prémodernes, et non simplement les relations de « continuité ».

Quoi qu’il en soit, un fait s’impose : les principes dits « apodictiques » de la géométrie ne sont en fait pas nécessaires et universels, d’un point de vue socio-historique. Autrement dit, le fait de saisir des éléments géométriques purement abstraits, purement intellectuels, immatériels, pour les projeter dans un espace lui-même abstrait et définir les règles de leurs agencements, n’est pas un fait qui s’impose à l’« humain universel », mais devient une exigence sociale, dans certaines conditions déterminées : lorsque l’abstraction-échange, la monnaie, et la division fonctionnelle de la tête et des bras, tendent à émerger, une classe de « théorisants » spécialisés tend à dégager ces formes et ces lois, qui s’accordent avec les impératifs d’une nouvelle synthèse sociale. Ce qui a précédé est une pratique du corps (l’arpentage). Et ce qui est induit par cet arpentage est déjà une façon humaine de se situer, physiquement, dans l’espace, et de s’orienter en lui, sans qu’il soit pourtant déjà « évident » que cet espace est « purement » régi par des lois a priori simplement intellectuelles (mais certes, cela ne signifie en rien que ces sociétés plus anciennes n’étaient pas régies par d’autres formes de dominations et d’extorsions).

C’est ainsi que le « fait » dont part Kant pour exposer finalement l’espace comme forme pure a priori, est lui-même contestable, ou reste peut-être à penser de façon plus complexe et plus concrète. Un principe de la géométrie « pure », certes, une fois que toutes les « règles du jeu » ont été posées, semble bien apodictique. Si l’on admettait qu’on peut projeter l’espace sur une feuille à deux dimensions, qu’on peut schématiser ses formes en recourant au point, à la ligne, à la figure, et qu’on peut comprendre ces éléments selon des rapports quantitatifs et intellectuels, abstraits, alors certes, le principe suivant pourrait s’imposer de façon apodictique : « la ligne droite est la plus courte entre deux points ». Mais ici, ce n’est pas la conclusion isolée qu’il faudrait questionner, ou poser dogmatiquement comme « fait qui s’impose », mais bien aussi, et d’abord, la condition qui la fonde (« si »). Il ne va pas de soi d’opérer de telles abstractions géométriques et spatiales pures, pour en tirer de tels principes « apodictiques ». Cette démarche est elle-même historiquement et socialement, matériellement déterminée, comme l’indique très précisément Sohn-Rethel.

Autrement dit, le principe géométrique est apodictique selon une nécessité simplement conditionnelle, et non selon une nécessité stricte, qui reposerait sur quelque « nature » de l’esprit humain « universel ». Si l’on pose l’émergence de l’abstraction-échange (fait historique non nécessaire), alors certes le principe « devient » apodictique, tout simplement parce qu’un nouveau savoir théorique « pur » a fini par le faire exister comme tel. Mais sans un tel fait, un tel principe, qui ne se formule qu’au travers de certaines médiations intellectuelles et sociales déterminées, ne saurait pas même exister comme principe dicible, appréhendable, conscientisable.

L’a priori du principe géométrique est un a priori historiquement, socialement, empiriquement constitué. Il est a priori d’un point de vue abstrait, ou du point de vue d’une pensée qui isole une conclusion pour occulter sa condition stricte et déterminée, qui isole un résultat final en occultant le processus qui le fonde, qui confond une nécessité simplement conditionnelle avec une nécessité stricte. Il est empiriquement constitué d’un point de vue historique et matérialiste complexe et concret.

Si donc l’espace est exposé comme forme pure et a priori en s’appuyant sur le fait que le principe géométrique serait « pur » et « apodictique », et si ce fait finit par faire problème comme « fait » qui s’impose par soi-même, alors c’est bien l’idée d’espace comme forme a priori qui ne peut plus aller de soi.

En effet, le fait même de penser l’espace kantien, soit un espace homogène, continu, pour lequel on peut distinguer trois dimensions, dans lequel les objets seraient pris dans des relations réglées et quantifiables, renvoie à un processus historique et social d’abstraction, et de dépossession, déterminé. Si cet espace abstrait comme « intuition » qui se dit « a priori » renvoie bien à la géométrie « pure », qui émerge dans un contexte de division sociale des activités déterminée, alors le fait même qu’un tel espace soit conceptualisé de la sorte renvoie bien à un processus historique déterminé, particulier, contingent, et non pas à quelque « nature humaine » universelle et éternelle.

Dans le chapitre 6 de Geistige und körperliche Arbeit (e. « Le temps abstrait et l’espace abstrait »), Sohn-Rethel revient sur les formes de l’espace et du temps, dans leur relation à l’abstraction-échange. Il affirme que l'abstraction de la quantité pure s'amplifie « lorsqu'elle se trouve associée aux phénomènes d'abstraction intervenant sur le temps et l'espace » ; ceux-ci se trouveraient « appliqués aux actes d'échange, et non plus seulement aux actes d'usage ». Pour Sohn-Rethel, dans l'usage, compris comme « la sphère entière des échanges entre les hommes et la nature », le temps et l'espace se trouveraient être « inséparablement liés aux événements de la nature ainsi qu'aux activités matérielles de l'homme : la maturation des cultures agricoles, l’enchaînement des saisons, la chasse, les naissances et les morts et tout ce qui se produit pendant la durée d'une vie ». L'activité d'échange ferait « abstraction de toutes ces choses », car les objets échangés devraient « rester immuables durant tout le temps de la transaction ». Certes, cette transaction se déroulerait « selon son propre temps, incluant le temps de la livraison de la marchandise et celui de l'acte de paiement après la conclusion d'une affaire ». Mais ce temps serait « vidé de la réalité matérielle qui en forme le contenu au sein de la sphère de l'usage ». Ce phénomène s'appliquerait « également à l'espace, c'est-à-dire à la distance que les marchandises doivent parcourir lorsqu'elles changent de propriétaires ». L'échange viderait « le temps et l'espace de leur matérialité ». Ainsi, le temps et l'espace, lorsqu'ils se trouveraient appliqués à l'échange, seraient supposés être « absolument homogènes ». Ils seraient également « continus », dans la mesure où ils permettraient « n'importe quelle interruption dans le parcours de la marchandise, sans pour autant remettre en cause l'égalité dans l'échange ». Le temps et l'espace rendus abstrait sous l'influence de l'échange marchand seraient « marqués par l’homogénéité, la continuité, et l’absence de tout contenu matériel ou naturel, visible ou invisible (par exemple l'air) ». L'abstraction-échange exclurait « tout ce qui est du registre de l'histoire, de l'humain et même de l'histoire naturelle ». Toute la réalité empirique des faits et des événements par laquelle un instant ou un endroit de l'espace est rendu différenciable d’un autre, serait « annihilée ». Sohn-Rethel affirme finalement que le temps et l'espace auraient alors un caractère de « totale atemporalité et de totale universalité », qui marqueraient « le tout de l'abstraction-échange », ainsi que « chacune de ses composantes ».

L’abstraction-échange projette donc les choses produites dans un espace et dans un temps abstraits. Parce que ceux-ci sont ramenés au quantitatif homogène, ils ne sont plus marqués par les différenciations qualitatives de la vie en mouvement. Pour compléter Sohn-Rethel, on peut dire aussi qu’au niveau de la production, cette abstraction-échange engage une gestion de l’espace productif qui doit obéir à ces relations quantifiées : la spatialité du labeur matériel doit être structurée par un pouvoir gestionnaire qui encadre chaque mouvement du laborieux, ce qui renvoie à un phénomène d’abstraction et de dématérialisation, ensuite, dans la sphère fétichiste de l’échange. De même que la valeur marchande est une relation purement abstraite, formelle, immatérielle, de même la spatialité de la production de marchandises sera régie par des relations idéales, abstraites, et ces deux faits, qui enveloppent finalement une seule et même dépossession, engagent finalement la théorisation séparée d’un espace et d’un temps continus, abstraits, homogènes, régis par des principes quantitatifs stricts et implacables.

On pourrait toutefois reprocher à Sohn-Rethel de penser de façon trop « ontologique » une « nature » ou un « usage » dits « qualitatifs » qui resteraient « préservés », ou de valoriser implicitement quelque « première nature ». En effet, on peut considérer que cette notion de « première nature », et que l’opposition humain/nature, ne peuvent être ontologisées, mais qu’elles émergent elles-mêmes dans un contexte historique déterminé. C’est surtout lorsque la « seconde nature » marchande se développera systématiquement, dans la modernité, que le souci « naturaliste » de déterminer une « première nature » tendra à émerger. De même, l’idée d’usage « en général » intervient essentiellement lorsque l’abstraction de la valeur impose son hégémonie, dans les rapports capitalistes fétichistes (elle détermine ainsi l’abstraction d’une valeur d’usage « tout court »). On peut certes conserver l’idée que des formes d’activités collectives et qualitatives restent non-identiques, subjectivement, aux formes spatio-temporelles pensées par l’intellect spécialisé, sans les rattacher toutefois immédiatement aux notions ambiguës de « nature », ou d’« usage » (en soi). La tentation « ontologique » de Sohn-Rethel pourra également s’exprimer dans son souci de définir une notion transhistorique d’échange marchand, là où il faudrait cerner davantage la spécificité historique du système économique de valorisation moderne (et, en particulier, la spécificité historique de la catégorie marxienne de « travail abstrait »). Néanmoins, malgré ces remarques, on peut conserver l’idée que la géométrie antique est liée à une première forme de genèse sociale relative à des formes d'abstractions sociales spécifiques, genèse sociale qui définit une forme de continuité avec la modernité marchande, sur fond de rupture qualitative.

La confusion de la genèse sociale antique et de la genèse sociale moderne de la spatialité « pure » tend à autoriser la rétroprojection de la « raison » moderne sur quelque réalité « archaïque ». Mais précisément, c’est en déterminant une continuité au moins relative entre ces deux moments qu’on peut apercevoir davantage leurs relations de rupture, ce pourquoi la référence (critique) à Sohn-Rethel reste très utile. La spatialité « pure » et l’intellect modernes restent bien spécifiques, malgré cet « héritage » antique, dans la mesure où ils dérivent de la systématisation de la forme-marchandise. L’espace « pur » moderne, qui engage des applications techniques, et qui engage la possibilité de mathématiser le physique, radicalise à la fois la « pureté » de la mathématique et sa fonction de division sociale. On ne saurait donc dire que l’intellect kantien qui pense cet espace « pur » n’est pas profondément moderne. Néanmoins, en pensant la relation de cet intellect moderne avec les savoirs formels antiques, on découvre qu’il radicalise une disposition antérieure, et on cerne d’autant mieux sa particularité. Par ailleurs, la genèse sociale antique de la géométrie « pure » établie par Sohn-Rethel a le grand avantage de rattacher cette prétendue « pureté » à une empiricité historique déterminée.

Une interprétation téléologique de ces phénomènes serait pernicieuse, car elle définirait une forme de nécessité transhistorique du capitalisme. Penser des formes de continuité dans un cadre non-finaliste (qui préserve la contingence de l'historique) reste un enjeu décisif, précisément pour éviter toutes les formes de naturalisations de la domination. Insister sur la rupture, de même, et sur la spécificité radicale de la société capitaliste, et de la forme-valeur, est nécessaire, pour critiquer celle-ci, et pour envisager son dépassement.

On pourra maintenant revenir à l’exposition kantienne de l’espace comme forme « pure » de l’intuition. Ce que Kant n’assume pas assez, c’est le fait que sont déjà injectées, dans l’intuition dite « pure » que serait l’espace, des formes intellectuelles produites par l’entendement gestionnaire. L’espace n’est « donné » comme espace homogène, continu et abstrait, pour lequel on distingue trois dimensions isolées, que si l’on a déjà pensé, en amont, et intellectuellement, certains rapports spatiaux déterminés. En effet, c’est en constatant que les principes géométriques seraient « apodictiques » que Kant affirme, réflexivement, que l’espace ne peut qu’être une intuition « pure » et « a priori ». Mais en posant cette affirmation, ou attestation, il ne peut supprimer alors les médiations intellectuelles (mesure, construction, abstraction, schématisation) par lesquelles le principe géométrique a été posé, pour simplement « revenir » à l’intuition de l’espace comme intuition, comme si elle n’avait pas été affectée comme intuition à travers un tel « détour ». Autrement dit, la « preuve » ambivalente par laquelle l’espace serait « exposé » affecte cette exposition : une fois revenu à l’espace, via une telle « preuve », on découvre qu’il n’est plus une simple intuition immédiate, mais qu’il est devenu, au fil de ce processus d’attestation, lui-même un concept, intellectuellement déterminé, car supposant des médiations intellectuelles.

Or, ces médiations, comme on l’a vu, sont aussi historiquement, socialement construites.

On en arrive à la conclusion suivante : l’espace n’est une immédiateté, une intuition « pure », que comme résultat final isolé du processus qui l’engendre, mais lorsqu’on réinsère cette idéologie « transcendantale » dans le processus historique et social qui lui correspond, on découvre que cette apparente intuition est construite intellectuellement, et qu’elle s’enracine dans l’abstraction-échange, et dans un projet de division sociale de la tête et des bras corrélatif.

Pour s’en convaincre, on reviendra brièvement sur deux déterminations supplémentaires de cet espace kantien :

  • Il serait une unité incluant une multiplicité d’espaces, unité par laquelle ces espaces peuvent être saisies comme parties d’un tout.

  • Il serait « donné » comme grandeur infinie.

Or, la subsomption du divers sous l’unité est déjà une opération intellectuelle d’abstraction qui suppose des constructions, des médiations, et ne s’intuitionne donc pas a priori. C’est l’exigence de l’abstraction-échange qui fonde l’exigence de ces constructions et médiations. En outre, la continuité de l’espace qui fonderait son infinité suppose une hypostase qui ne devient nécessaire que lorsqu’un projet de maîtrise technique totale de l’humain sur la « nature » (elle-même hypostasiée) se développe systématiquement : elle suppose elle aussi des constructions et médiations conceptuelles qui sont historiquement et socialement déterminées.

Il ne s’agit pas de dire que les individus, avant le développement de la structure marchande, ne s’orientaient pas dans un espace, ou dans des espaces déterminés. Ils développaient par le fait des rapports spatiaux déterminés, connus et expérimentés, ne serait-ce qu’en oeuvrant dans cet espace. Mais on peut dire toutefois que l’idée d’un espace abstrait, homogène, continu, infini, réglé par des rapports quantitatifs déterminés, tel qu’il serait pensé comme « intuition a priori », est une idée historiquement et socialement déterminée, et surtout : une conception idéologique. Dans cette idée d’espace comme « intuition pure », Kant injecte des formes conceptuelles socialement déterminées qui pourtant ne vont pas de soi « intuitivement », et ce pour mieux masquer ces formes, pour mieux naturaliser ces formes, et pour mieux rendre évident et indépassable un certain rapport idéal et abstrait au monde.

 

§3 Exposition transcendantale du concept de l’espace4

 

La géométrie définirait les propriétés de l’espace via des jugements synthétiques a priori. Autrement dit, elle poserait des jugements extensifs, qui lient entre eux des concepts non analytiquement associés, et ce de façon universelle et nécessaire.

Si l’espace était un simple concept, on ne pourrait produire la synthèse permettant le passage à un autre concept. Autrement dit, la proposition géométrique serait analytique, et non synthétique. L’espace devrait donc être une intuition, selon Kant, pour que le savoir géométrique soit extensif.

Si cette intuition n’était pas elle-même a priori, les propositions géométriques seraient généralement vraies, car issues de l’expérience, mais elles ne seraient donc pas apodictiques.

C’est ainsi que l’espace devrait être une intuition a priori, selon Kant.

Cela étant, on a vu que la constitution d’une géométrie formelle et pure, qui sépare les structures et les propriétés intellectuelles de l’espace de la praxis manuelle qui se développe dans l’espace, n’est pas quelque chose qui va de soi, mais renvoie à un contexte historique et social déterminé (abstraction-échange, division sociale déterminée). Si bien que la conscience qui projette cette géométrie s’est développée de telle sorte que ce qui apparaîtra finalement pour elle comme « immédiat » ou « pur » renvoie en fait à un processus de formation, d’abstraction, et d’extorsion déterminé. Dans la modernité capitaliste, ces dispositions se développent systématiquement, et de façon spécifique. L’immédiateté que revendique la conscience, ou son « intuition a priori », qui permettrait l’apodicticité de ses principes géométriques, renferme en réalité en elle un développement empirique de la séparation sociale entre la tête et les bras, mais aussi une conceptualité déterminée qui n’est pas toujours déjà « intuitive ».

On peut supposer que Kant fait reposer la dimension intuitive a priori de l’espace sur un autre fait, qui lui paraît indubitable, mais qui pourtant ne va pas de soi : la géométrie « pure » serait une science qui s’impose à la « nature humaine » « universelle », et elle produirait des jugements synthétiques a priori. En effet, puisqu’un tel « fait », selon Kant, s’affirme par soi-même, sans qu’il faille le questionner, on doit reconnaître aussi qu’il ne peut exister que parce que l’espace serait une intuition a priori. Donc l’espace serait une intuition a priori dans ce contexte, et ce qui l’attesterait serait bien un tel « fait », pourtant non questionné réellement en sa légitimité de « fait avéré ». Sitôt qu’on réinstalle ce fait dans son empiricité historique contingente et particulière, non nécessaire et non universelle, on découvre que le postulat kantien de départ s’effondre, et que c’est l’espace comme forme intuitive a priori qui devient lui-même sujet à caution.

En réalité, Kant a injecté les médiations conceptuelles de la géométrie « pure », dans son espace. Si bien que cet espace n’est lui-même plus une intuition immédiate. L’espace dépouillé de toute sensation, de toute matérialité, ramené à quelque homogénéité stricte, continue, et même quantitativement déterminée (trois dimensions), en effet, n’est pas une réalité qu’on appréhende immédiatement, mais il a fallu déjà passer par les médiations conceptuelles de la géométrie « pure » pour en arriver à un tel degré d’abstraction. D’abord sont schématisés géométriquement les points, lignes, et figures, sur un espace en deux dimensions (feuille de papier), qui peut formellement inclure la représentation de la troisième (schématisation de la profondeur). Et c’est seulement lorsqu’est questionné le contenant abstrait de ces schématisations, ou leur condition de possibilité, que l’espace abstrait kantien s’isole comme espace « pur ». Cet espace abstrait, de fait, reste tributaire des figures et propriétés géométriques, intellectuellement déterminées, et dont la suppression idéale conditionne sa spatialité comme spatialité « pure ». Dès lors, si l’espace est lui aussi un concept, une médiation, et non une intuition immédiate, alors on peut déjà dire une première chose : les propositions de la géométrie ne sont plus synthétiques, mais elles ne peuvent qu’être analytiques. Elles tirent d’un concept déterminé, et construit (espace abstrait et homogène) ce qui est simplement contenu dans ce concept (propositions géométriques : propriétés et structures de l’espace).

Mais cela n’est vrai que d’un point de vue partiel.

Ou encore : cet analytique géométrique fort singulier, qui émerge via un processus historique d’extorsion et de division de l’activité intellectuelle et de la pratique matérielle, est peut-être a priori comme résultat isolé, mais son a prioricité est aussi empiriquement, socialement construite.

Si l’on considère maintenant que la géométrie est bien construite historiquement et socialement, selon le processus évoqué plus haut, alors la « nécessité » de ses propositions sera elle-même empiriquement construite. Comme résultat final d’un processus historique occulté par ce résultat, certes, la proposition géométrique, pour l’entendement adulte « sain », semble bien a priori. Mais comme processus de dépossession, d’extorsion, et d’abstraction, historiquement déterminé, cette proposition n’est jamais que devenue a priori. Initialement, c’est par l’expérience du corps se mouvant dans le monde, et le transformant, que ces propriétés spatiales se sont progressivement dévoilées comme propriétés attestables, jusqu’à ce qu’un sujet purement contemplatif les figes dans une immuabilité « formelle » superficielle et fallacieuse, pour des raisons sociales et fonctionnelles.

On résumera ainsi la critique de l’espace kantien comme intuition « pure » :

  • L’espace est un concept construit, et non une intuition immédiate, si bien que les propositions géométriques sont, à première vue, des jugements analytiques, tautologiques, et non synthétiques.

  • L’espace abstrait kantien semble être une représentation a priori, mais il renvoie à un processus historique et social déterminé, comme représentation déterminée. En outre, les jugements de la géométrie s’arrogent une puissance de la pratique manuelle, en se prétendant synthétiques. C’est à propos de ce point précis que leur dimension séparée et pure, et que leur a prioricité, montrent qu’elles s’enracinent dans une genèse sociale déterminée. Qu’est-ce que l’analytique géométrique ? Il devient une façon de projeter dans la simple contemplation pure ce qui se construit d’abord dans la praxis, de l’isoler, et de le thématiser séparément. Sur cette base, les formes « pures » théoriques se contiennent les unes dans les autres, sans qu’elles puissent jamais étendre la connaissance. Ce savoir reste purement tautologique. Ses premiers principes (espace à trois dimensions, continu, homogène, quantitativement déterminé) contiennent déjà analytiquement toutes ses « connaissances » possibles. Néanmoins, c’est sur la base d’une appropriation de ce qui se déroule dans la praxis concrète que de tels premiers principes ont pu se penser séparément. Le sujet contemplatif théorisant aura projeté dans un espace idéal, purement intellectuel, la spatialité des sujets laborieux et oeuvrant, pour figer ce qui est d’abord en devenir. À partir de cette extorsion, le sujet contemplatif peut faire passer son appropriation pour une « intuition » immédiate qu’il posséderait en propre, et c’est ainsi qu’il prétend pouvoir poser des jugements synthétiques a priori. Il ignore qu’il ne fait jamais que développer des purs jeux verbaux abstraits et tautologiques, de simples pétitions de principe analytiques, car il a fini par ignorer son geste d’extorsion, historiquement et socialement situé. Il confond donc son savoir simplement explicatif avec un savoir extensif, mais il ignore en outre la dimension empiriquement, socialement conditionnée de cette a prioricité analytique vide et abstraite qu’il développe.

  • Le sujet transcendantal kantien, néanmoins, est de bonne fois : il a réellement oublié que cet espace homogène et abstrait est une construction conceptuelle analytique extorquée, et il a fini par vivre lui-même cet espace comme intuition immédiate. Son idéologie quantitativiste a tellement imprégné tout son être perceptif qu’il lui semble bien maintenant qu’il aurait la capacité d’intuitionner immédiatement, et constamment, un tel espace abstrait, pour le projeter comme « cadre » nécessaire de tout ce qui serait appréhendé. Il en déduit « logiquement », selon lui, que les jugements géométriques sont bien extensifs, synthétiques. En outre, il vit cet espace comme nécessité universelle, de même qu’il expérimente, selon sa conscience tronquée, l’universalité et la nécessité a priori des propositions géométriques, si bien qu’il n’est tout simplement plus capable de saisir la contingence historiquement déterminée de cette géométrie, et de cet espace. Ce vécu qui s’impose à lui quotidiennement, il le nomme faculté transcendantale, mais c’est qu’il est devenu impuissant à reconnaître les médiations intellectuelles et sociales qui ont rendu possible un tel vécu quotidien. Il se contentera donc de développer un savoir vide, sans contenu (analytique, tautologique), et qui lorsqu’il se veut en outre synthétique et totalement a priori, affirme son illusion idéologique, et sa façon d’occulter purement et simplement un processus d’extorsion et de dépossession historiquement déterminé.

 

 

Conclusion

En un certain sens, donc, on pourrait poser une question fort paradoxale, mais qui paraîtra maintenant sensée, dans le contexte d’une approche matérialiste de la critique kantienne de la raison pure, question qui renverserait strictement la perspective kantienne : Comment les jugements analytiques a posteriori des sciences formelles et spéciales sont-ils possibles, et comment se font-ils passer pour des jugements synthétiques a priori ?

 

Note explicative

  • Ces jugements seront analytiques au sens où ils se situent sur un terrain théorique purement formel, tautologique, exclusivement conceptuel, et clos sur lui-même (ses premiers principes contiennent formellement toutes ses connaissances possibles).

  • Ces jugements sont a posteriori au sens où ils émergent au sein d’un processus historique et social d’extorsion et d’appropriation déterminé (leur « apodicticité » relative est donc empiriquement construite).

  • Ces jugements confondent idéologiquement cette dimension a posteriori avec une synthèse qui leur serait propre (alors que la synthèse véritable se développe au niveau social), et ils empruntent à l’analytique sa dimension a priori, sans saisir le fait que cet a priori repose sur une extorsion empiriquement conditionnée. Ils sont des jugements analytiques a posteriori qui se pensent, idéologiquement, comme jugement synthétiques a priori. C’est en requestionnant les relations sociales entre praxis matérielle et activité intellectuelle, mais aussi la disposition de la sphère théorique comme sphère de la gestion économique, ainsi que l’abstraction-échange et l’abstraction-marchandise au sein de la société moderne, que l’on pourra développer une telle monstration, puis une telle critique.

 

 

 

 

Conséquences des concepts précédents5

 

Kant explique ici que l’espace est simplement la condition a priori de toute intuition subjective des phénomènes, mais qu’il ne peut être une propriété des choses en soi, ou de leurs relations. En effet, l’espace serait simplement la forme pure de notre réceptivité sensible, et non des choses en en soi, telles qu’elles sont inconditionnées, et donc indépendantes de notre subjectivité.

Il est avéré que Kant injecte dans son espace abstrait des déterminations intellectuelles de l’entendement, quoique malgré son intention. L’espace serait un concept construit, qui semblerait devenir intuition, dans l’expérience immédiate de l’entendement « sain » formé, après l’intériorisation de cette conceptualité. Sa continuité, son homogénéité, sa capacité à subsumer sous l’unité une multiplicité indéfinie, son infinité, ses trois dimensions, comprendraient en effet déjà la détermination de certaines catégories de l’entendement :

  • Causalité (les « mêmes » causes produisent les « mêmes » effets sera une proposition fondant la continuité de l’espace, qui ne va pas de soi a priori).

  • Communauté (la réciprocité de l’action et de la réaction fonde l’homogénéité de cet espace abstrait).

  • Permanence (la continuité et l’homogénéité de l’espace supposent a priori la permanence de la substance).

  • Unité, pluralité, totalité (subsomption des espaces multiples sous un espace abstrait unique et singulier, rassemblant la totalité de l’existant phénoménal extérieur ; détermination d’une pluralité déterminée de dimensions – largeur, longueur, profondeur).

  • Existence, possibilité, nécessité (l’espace comme « intuition » a priori apparente se pense comme nécessaire condition de possibilité de toute existence extérieure)

  • Réalité, négation (l’espace définit un champ de réalité phénoménale déterminé, qui repose aussi sur la négation de ce qui n’est pas dans l’espace).

 

C’est pourquoi les propositions de la géométrie, qui sont déjà contenues dans ces concepts, seront-elles-mêmes analytiques, et non synthétiques.

En outre, cette définition conceptuelle de l’espace renvoie à un processus social et historique déterminé. Un tel espace résulte de la constitution d’une géométrie « pure », laquelle repose aussi sur l’extorsion d’un savoir-faire pragmatique déterminé, et sur l’isolement des dimensions les plus formelles et les plus abstraites de ce savoir-faire. Ses déductions « a priori » reposent donc sur des connaissances acquises pragmatiquement, expérimentalement, et elles sont elles-mêmes issues de processus empiriques de dépossession, au niveau social, déterminés. Leur a prioricité comporte une dimension a posteriori fondamentale, et ce à double titre.

Au niveau individuel-biographique, l’enfant, aujourd’hui, acquiert progressivement des savoirs théoriques par lesquels un tel espace semble devenir finalement une intuition a priori. Mais cet espace qui s’affirme, au fil du processus éducatif, toujours plus comme espace abstrait et homogène qui serait la spatialité de tout sujet constitué et « sain », n’existe que parce que sa rationalisation formelle, en amont, et historiquement, a été opérée, via le développement social d’une dépossession relative à la division de la tête et des bras. L’adulte formé vit cet espace comme immédiateté indiscutable qui serait la condition de toute expérience, et ne voit plus ce double processus, individuel-biographique et collectif-historique, par lequel il expérimente une telle structuration de sa contemplation du monde.

La seule connaissance possible, au sens kantien, renvoie à la phénoménalité des étants qui apparaissent pour un sujet transcendantal situé. Mais dans le geste kantien, il existe une contradiction au sein même de ce projet.

Il s’agirait d’abord de questionner une proposition dogmatique que Kant pose dans ce contexte, sans la fonder, et sans même la thématiser comme « problème » : « le » subjectif « universel » serait saisissable en ses structures transcendantales, universelles et nécessaires, par un sujet singulier isolé.

Autrement dit : un seul sujet isolé, tel le philosophe Kant, pourrait déterminer sans difficulté ce que tous les sujets, sans exception, expérimentent. Un seul sujet pourrait donc « pénétrer », de façon assez mystérieuse, la totalité existante, mais aussi possible, des subjectivités humaines intuitionnant le monde, pour déterminer leur structuration universelle et nécessaire.

Cette proposition semble contredite par l’idéalisme postulé ici : en effet, Kant suppose que les phénomènes ne sont perçus que par un sujet intuitionnant situé, relativement à sa perception située. Ce qui outrepasse cette phénoménalité ne saurait être accessible pour un tel sujet situé. Les objets ne seraient jamais que des objets tels qu’ils sont pour ce sujet, ils ne sont connaissables qu’en tant que phénomènes. Or, un autre être vivant, un autre « sujet », de ce point de vue, ne peut lui-même jamais être que ce phénomène tel qu’il apparaît pour un unique sujet situé, et la règle qui s’appliquait à l’appréhension de l’objet doit s’appliquer également à l’appréhension de cet autre sujet : l’autre sujet ne peut être connu que comme phénomène. Cela étant, qu’est-ce que l’intuition a priori de cet autre sujet, si ce n’est une composante de son de son intériorité inextensive, a priori inaccessible, a priori non saisissable phénoménalement ? Lorsque je perçois un autre sujet, lorsqu’il est donc pour moi un phénomène, je ne saurais accéder à son intériorité invisible, ou à la manière dont il appréhende lui-même le monde ; la manière dont il expérimente le monde est pour moi un inextensif inaccessible, car elle n’est perceptible nulle part chez lui, ni même autour de lui. « Inextensif » ici signifie : qui n’occupe aucun espace, qui n’apparaît pas comme phénomène dans l’espace (et qui n’apparaît d’ailleurs pas non plus comme phénomène dans le sens interne du sujet situé, puisqu’un sujet situé ne peut expérimenter ce qu’éprouve une autre conscience, même dans le sens interne). La manière dont un autre sujet expérimente l’espace est bien inextensive, non-phénoménale, puisqu’elle n’est pas apparente à travers la manifestation de son corps, elle appartient au contraire à son intimité privée et privative. Autrement dit, selon cette perspective, il ne devrait pas être possible de connaître la manière dont est structurée l’intuition a priori d’un autre sujet.

Si donc l’idéaliste prétend qu’il peut connaître la manière dont l’autre sujet expérimente le monde, et la manière dont son intuition est structurée a priori, alors il trahit son principe idéaliste, car il prétend ici pouvoir pénétrer l’intériorité inextensive de cet autre sujet, lequel n’est pourtant encore jamais qu’un phénomène pour lui. S’il prétend pouvoir saisir l’intuition a priori de tous les sujets existants et possibles, il viole son principe idéaliste de façon encore plus évidente, car il dépasse maintenant infiniment le champ de toute expérience possible (il voudrait pénétrer d’un coup la totalité des intériorités transcendantales subjectives).

On semble certes ici dire que Kant devrait être solipsiste, en toute « cohérence » ; mais de fait, il pourrait l’être, si l’on réduisait tout ce qui est perceptible (et donc également les autres sujets vivants) à la phénoménalité, et si l’on réduisait tout ce qui est connaissable à une telle phénoménalité. En réalité, parce qu’il suppose qu’on pourrait connaître l’intériorité transcendantale de « toutes les autres subjectivités », Kant n’est pas solipsiste. Mais alors il trahit ici, sans même le thématiser, son principe idéaliste, qui pourrait et devrait demeurer solipsiste, si l’on radicalisait ses intentions et sa position. Pour être plus kantien que Kant (en refusant strictement de déterminer toute intériorité inextensive, et même l’intériorité des subjectivités autres), on voudra être solipsiste, mais alors on reprochera à Kant de ne pas assumer ce solipsisme jusqu’au bout, puisque Kant voudrait déterminer quelques structures transcendantales de « tout sujet » en général.

On tourne certes ici dans un cercle aporétique : pour déterminer un idéalisme transcendantal, on doit déterminer des structures a priori de l’expérience ; mais cet idéalisme, qui refuse de dépasser le champ de l’expérience possible, devrait ainsi interdire l’accès à la manière dont est structurée cette expérience pour les autres ; pourtant, ne serait-ce que pour définir une telle dimension transcendantale, et une telle expérience structurée a priori, il paraît indispensable de ménager un accès à cette structuration de l’expérience des autres. Les interdits impliqués par l’idéalisme transcendantal semblent interdire par eux-mêmes le projet de cet idéalisme transcendantal.

En même temps qu’il présente la limitation induite par l’idéalisme transcendantal (l’être connaissable est l’être phénoménal), Kant dépasse donc malgré lui une telle limitation (il prétend qu’on pourrait à accéder à l’inextensif non-phénoménal des autres subjectivités, alors qu’elles ne sont d’abord perçues que comme phénomènes).

Il faut donc maintenant admettre, avec Kant, quoique contre ses intentions affichées, qu’un certain inextensif non-phénoménal est accessible : l’inextensif des subjectivités expérimentant le monde, lesquelles seront donc des « phénomènes » très singuliers, qui ne se réduisent pas à un pur apparaître sans intérieur, mais qui annoncent par eux-mêmes leur manière interne d’être affectés par l’extérieur. Sans cela, on tomberait dans la pensée solipsiste pathologique. Chose que Kant refuse donc avec conséquence, mais sans reconnaître, avec la même conséquence, qu’il vient ici d’accéder à un inextensif, dépassant tout le champ de l’expérience phénoménale possible.

Comment se ménage un tel accès à un tel inextensif ? Il s’agirait de répondre à cette question que Kant ne pose même pas.

Je perçois, là, devant moi, le corps visible et perceptible d’un autre être humain. Il se déplace dans un environnement immédiat qui est aussi le mien, et il semble, à travers ces déplacements, saisir les propriétés de cet espace selon certaines règles, qui régissent également mes déplacements propres. En outre, il désigne aussi par le verbe certaines qualités de cet espace, en désignant les objets et choses qu’il contiendrait. Cette désignation me confirme qu’il partage avec moi certains principes de structuration de l’espace déterminés. Pourtant, à ce stade, rien ne me confirme encore qu’il expérimente lui-même, cognitivement et intérieurement, exactement la même forme spatiale que celle que j’expérimente actuellement. Je ne suis encore que face à un corps visible, que face à un phénomène en mouvement, qui produit certes des mouvements et des sonorités (paroles) à partir desquels je déduis une certaines structuration de son « intérieur » « en lui-même », mais dont la phénoménalité extérieure, pourtant, n’autorise pas encore une telle déduction relativement à cet intérieur. En effet, il se pourrait très bien qu’un tel corps, qu’un tel phénomène, ait le même comportement extérieur et apparent que le mien face au monde et aux choses, mais que son expérience intime des êtres et des choses soit absolument différente de la mienne, ainsi que la structuration a priori d’une telle expérience. Puisqu’une telle intimité est pour moi, a priori, l’inaccessible en soi, rien n’indique pour l’instant qu’un tel individu ne perçoit pas quatre dimensions de l’espace au lieu de trois, ou encore une discontinuité spatiale, et non une continuité, etc. Lorsque je prétends donc que je peux connaître a priori les déterminations a priori de l’intuition a priori d’un tel sujet autre, mais aussi de tous les sujets autres en général, j’opère une déduction qui n’est pas légitime, d’un point de vue idéaliste transcendantal, du moins tant que j’en reste à la phénoménalité exclusive de ces sujets.

Il faut trouver donc un principe d’attestation plus convaincant de cet inextensif de l’autre sujet. L’opération ne peut plus être déductive. Car on ne peut déduire quoi que ce soit d’un phénomène, quant à son inextensif.

Néanmoins, on peut « sentir » cet inextensif, de façon assez singulière. Côtoyant autrui, je sens que la manière dont il interagit avec les choses et le monde, analogue à la mienne, induit que nous partageons une même manière d’être affectés par ce monde. Un tel « sentir » ne me livre pas ici une « vérité » rationnelle. À dire vrai, il se pourrait très bien qu’il ne renvoie qu’à une illusion, quoique cela reste encore indécidable. Un tel « sentir », à vrai dire, est absolument nécessaire à mon adaptation au monde terrestre et humain, et même à ma survie. Si je ne supposais pas, via ce « sentir », que la structuration du sentir d’autrui est analogue à la mienne, alors je me retrouverais, face à autrui, face à une radicale altérité avec laquelle je ne pourrais pas même collaborer. Si je pensais que je suis, par exemple, le seul individu existant à éprouver une spatialité déterminée, et que les autres individus semblables à moi, phénoménalement, vivent dans une spatialité (ou non-spatialité) radicalement autre, je ne pourrais m’intégrer au monde collectif et humain, pour le transformer en vue de l’adaptation. De même, le collectif lui-même ne pourrait se maintenir comme collectif, si une certitude collective relative à la « communauté spatiale » n'existait pas, mais chaque monade individuelle isolée oeuvrerait pour et dans sa spatialité propre, jusqu’à ce que le faire-œuvre social disparaisse complètement.

C’est donc via un certain sentir, nécessaire pragmatiquement, individuellement et collectivement, que je pose un accès déterminé à l’inextensif des subjectivités autres. Puisque ces autres subjectivités sont supposées mobiliser un tel sentir, si l’on considère leurs comportements apparents, je peux en conclure que chacun posera un tel accès comme étant une nécessité en soi, et c’est ainsi que j’affirmerai l’existence d’une intuition a priori propre à toutes les subjectivités « humaines », existantes et possibles.

Revenons maintenant aux propositions antérieures. En réalité, l’espace kantien ne serait pas une intuition a priori, mais un concept construit, sur la base d’une extorsion socialement et historiquement déterminée, et les propositions géométriques seraient ainsi des propositions analytiques a posteriori d’un genre singulier. Dès lors, Kant suppose accéder à un inextensif des autres subjectivités très déterminé : cet inextensif renverrait à la manière dont l’espace a fini par se constituer géométriquement comme espace abstrait homogène et continu, via un processus d’abstraction et de dépossession déterminé. Si l’on admet que c’est un « sentir » visant l’adaptation sociale collective (contre le solipsisme pathologique et empêchant l’agir fédéré), qui oriente ici Kant, quoique inconsciemment, non thématiquement, alors on arrive à cette interprétation : Kant ici affirme la nécessité de poser l’accès pour chacun à une spatialité transcendantale commune formellement déterminée, pour que la manière dont la gestion formelle-théorique structure la reproduction sociale trouve l’autorité, la consistance, et la fermeté, de l’universel et du nécessaire. Il faut que soit postulé que chacun structure son expérience via quelque « intuition » spatiale a priori géométriquement déterminée, afin que soit posée une expérience nécessaire des phénomènes « pour tous » qui rendra possible et pensable l’organisation unidimensionnelle du social induite par une rationalité instrumentale inédite. Le « sentir » du théorisant bourgeois, pragmatiquement déterminé, prétend pénétrer l’inextensif des subjectivités autres, en tant qu’il serait structuré conformément aux formes géométriques pures de la gestion productive et systémique. Il nie donc toute autre intériorité possible, pour les refouler hors humanité, à travers un geste violent (qui certes s’ignore comme violent).

Si l’on questionne maintenant l’espace abstrait kantien tel qu’il n’est plus cette « intuition pure », mais tel qu’il serait un concept construit, que peut-on conclure ? Au sein de l’adaptation progressive aux espaces et environnements déterminés, les individus s’inscrivent dans une co-spatialité de fait, mais ils ne la thématisent pas encore comme « forme a priori ». Ils établissent cette co-spatialité par le fait, via un labeur fédéré. Le « sentir » par lequel ils pénètrent l’inextensif des spatialités autres n’est pas une prise de conscience, ou une thèse à part entière, mais il s’affirme par le fait du faire-œuvre. L’espace ici n’est pas encore une entité séparée, isolée, possédant des propriétés fixes et déterminées, mais ses qualités communes sont induites par une co-action déterminée. La question d’un solipsisme possible ne se pose même pas, puisque la réfutation de ce solipsisme s’affirme par le fait, au sein de la possibilité et de l’existence d’un faire-œuvre commun.

En ce qui concerne l’enfant en formation, de même, ses interactions avec autrui et le monde induisent par le fait l’existence de spatialités communes et articulées, sans qu’il soit nécessaire de poser d’emblée la nécessité de quelque « intuition a priori ».

C’est lorsqu’apparaissent les conditions sociales et historiques d’un espace comme espace abstrait en lequel on a supprimé tout objet étendu possible que la question d’un solipsisme possible se pose : le dépassement nécessaire de ce solipsisme, à des fins pragmatiques, souligne et met en valeur ces fins pragmatiques, désormais associées à une division déterminée de la théorie et de la praxis matérielle.

Pour tout dire, les premières formes d’expériences spatiales assument le fait d’accéder à l’inextensif, puisqu’elles l’établissent par le fait, sans réfléchir à ce fait. Mais les deuxièmes formes, abstraites et théorisantes, n’assument plus cet accès, puisqu’elles le rendent illégitime, dans le même temps où elles le rendent indispensable.

1Ibid., pp. 55-61

2Ibid., pp. 55-57

3La restitution en français de ces passages de l’oeuvre de Sohn-Rethel est issue d’une traduction faite par Paul Wormser.

4Ibid., pp. 57-58

5Ibid., pp. 58-61

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