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Un film intéressant (malgré sa dimension sensationnaliste) sur la destruction de l'enfance, qui dans le foyer privé envahi par la masse et la marchandise, est comprimée contre la guerre, la folie invasive et expropriatrice, et menacée par une société voyeuriste et exhibitionniste ultraviolente.

Protégeons le miracle de l’enfance

Benoît Bohy-Bunel

 

  1. Le « miracle » au sens arendtien

 

L’enfance chez Arendt est à comprendre dans sa relation à ce qu’elle appelle « miracle », à la fin du chapitre de La crise de la culture consacré à la liberté.

Qu’est-ce que ce « miracle » ?

Le miracle au sens arendtien n’est pas à comprendre dans un sens immédiatement théologique. Il n’est pas un fait surnaturel, il ne viole pas les lois naturelles, mais il peut au contraire s’insérer dans la série causale des événements naturels sans contradiction.

Néanmoins, le miracle est spécifique au sens où il désigne un événement « infiniment improbable ».

      L’«infiniment improbable » n’est pas un fait « magique », ni même « ésotérique ». Au contraire, comme émergence d’une réalité entièrement nouvelle, il constitue la texture de tout ce que nous appelons « réalité ».

Par exemple, les « conditions initiales » de notre univers étant « données », il était infiniment improbable qu’un système comme notre système solaire émerge en tant que tel. Notre système solaire étant « donné », il était infiniment improbable qu’une planète comme la Terre puisse voir émerger sur son sol quelque chose comme la « vie ». Une vie sensible étant « donnée », il était infiniment improbable qu’une vie « humaine », développant la « parole », émerge en tant que telle. Cette vie « humaine » étant « donnée », il était infiniment improbable que le souci d’une émancipation collective émerge en tant que tel.

Chacune de ces émergences constitue aujourd’hui la texture de ce que nous appelons « réalité » (réalité physique, biologique, sociale, historique, politique), et chacune est un « miracle » au sens arendtien. Chaque émergence peut certes être l’effet, formellement, de causes antérieures, mais la dimension infiniment complexe de cette causalité, et les conditions extrêmement fines de l’émergence, font que celle-ci est à chaque fois quasi-imprévisible.

En un certain sens, le « miracle » au sens arendtien, de par son caractère « infiniment improbable », vient rompre les processus cycliques et répétitifs physiques, biologiques, historiques ou sociaux, pour faire advenir une réalité entièrement nouvelle, qui finit par se constituer en « aventure ».

Cela étant, un « miracle » ici ne sera pas nécessairement un événement immédiat ou brutal, mais pourra faire émerger la nouveauté qu’il est de façon progressive, et indéfiniment (l’émergence de la vie, par exemple, se constitue dans la progressivité d’un long développement, d’abord timidement tâtonnant).

  1. L’enfance comme miracle

Si l’enfance est pensée dans sa relation à ce genre de « miracles », ou à ce genre d’infinies improbabilités, un nouveau type d’émergence se laisse penser.

Le monde social, politique et historique, par exemple, est un monde en lequel des processus cycliques et répétitifs, prévisibles et prévus, se reproduisent indéfiniment.

En effet, si la vie humaine est en soi un « miracle », ou une émergence « infiniment improbable », on peut observer néanmoins que, cette vie humaine étant « donnée », les sociétés humaines finissent par reproduire en leur sein des schémas répétitifs, des cycles productifs prévisibles, des processus prévisibles et « non miraculeux ».

La nécessité de la survie biologique, collective ou individuelle, semble impliquer de tels schémas répétitifs.

Une division formelle des activités productives, définissant des fonctions assignées, en vue de la survie collective, un système de l’échange corrélatif, une structure politique maintenant ces rapports de production et ce système, semblent devoir subsumer rigidement sous eux les devenirs individuels singuliers, de telle sorte qu’ils se déploieront dans un « cadre » fixe en lequel devrait se développer l’éternel retour des mêmes gestes, comportements, attitudes et relations.

C’est l’adulte « formé », s’insérant dans une division des activités déterminée, dans une structure politique déterminée, qui a pour tâche leur reproduction, et qui porte la responsabilité de leur répétitivité et de leur solidité « fixe ». Autrement dit, c’est l’adulte « formé » qui abolirait le « miracle » qu’est la vie, ou la vie humaine, au sens arendtien.

Néanmoins, ce que ne peut systématiquement « prévoir », ou « structurer a priori », le monde adulte social, répétitif et cyclique, sera, précisément, l’enfance.

L’enfance sera, comme naissance, l’émergence d’une radicale nouveauté au sein du monde adulte social. L’enfance sera l’émergence quotidienne, au sein du monde adulte, du miracle, ou de l’infinie improbabilité.

En effet, la naissance de l’enfant réaffirme par le fait, quotidiennement, le miracle de fait qu’est la vie en tant que telle, et qu’est la vie humaine en tant que telle.

Chaque enfant qui naît, et qui finit par affirmer sa naissance en se développant, sera la possibilité de faire émerger dans le monde adulte social des événements infiniment improbables, venant briser le caractère répétitif des processus historiques, politiques ou sociaux (en un certain sens, chaque enfant qui naît pourrait être la possibilité de la révolution).

  1. Education et instruction : l’encadrement du miracle

Mais certes, le monde adulte social encadre, structure dès la naissance cette enfance miraculeuse, pour l’insérer au plus vite dans les cycles répétitifs de la production et de la consommation sociales instituées.

Le monde adulte social tend à étouffer les potentialités miraculeuses de l’enfance comme nouveauté, dès sa naissance (car ces potentialités semblent être aussi un grand danger, de son point de vue).

L’éducation, en tant qu’elle doit permettre chez l’enfant l’intériorisation des schémas répétitifs institués dans le monde adulte social, et en tant qu’elle est prise en charge par l’adulte « formé », peut jouer ce rôle d’étouffement.

L’instruction, en tant qu’elle est la transmission d’un savoir formel cristallisant la division sociale des activités productives, et en tant qu’elle doit permettre la reproduction des fonctions assignées à la naissance (en fonction du genre, ou de « l’origine sociale »), peut aussi devenir ce vecteur d’étouffement du miracle révolutionnaire qu’est en soi chaque enfance.

L’adulte ayant été cet enfant ainsi « structuré » sera devenu incapable de faire valoir l’enfance révolutionnaire qu’il est, et reproduira finalement, indéfiniment, les schémas circulaires et prévisibles qui lui auront été  transmis.

 

 

 

 

  1. Le monde adulte social capitaliste : un étouffement systématique du nouveau comme nouveau

 

Dans notre modernité capitaliste tardive (en laquelle les aberrations de la structure marchande sont pleinement développées), il semble qu’il est devenu toujours plus difficile de faire valoir cette enfance révolutionnaire que chacun est en lui-même.

En effet, le monde adulte social semble à présent, plus que dans n’importe quelle autre société, être mû par des catégories abstraites automatisées, en lesquelles l’émergence du nouveau comme nouveau semble impossible.

La manière dont les sociétés s’organisent pour se reproduire matériellement sera médiatisée par la marchandise. La marchandise, structure typiquement moderne, possède une valeur et une valeur d’usage. Comme valeur d’usage, elle satisfait un besoin concret, mais comme valeur, comme condition et finalité de l’échange, elle est une pure quantité abstraite. La valeur de la marchandise renvoie au travail abstrait : soit à une conception abstraite d’un travail « tout court » (réduit à l’unité conceptuelle), qui comme « catégorie » de la production est aussi associée à un standard de productivité moyen, à une durée moyenne de travail qui serait nécessaire, dans une société donnée, pour produire une marchandise.

Le travail abstrait serait la « substance » de la valeur, dont la manifestation empirique sera finalement : l’argent.

Dans la société capitaliste, le travail abstrait, la valeur, ou l’argent, deviennent la finalité automatique du procès de production, et le monde social concret, déterminé par des besoins et désirs individuels réels et concret, n’est plus qu’un moyen pour cette fin. Cette inversion délirante fonde un monde destructeur et autodestructeur, en tant que monde conditionné par des schémas abstraits cycliques et répétitifs, en lequel s’affirment indéfiniment les mêmes critères unidimensionnels et quantitatifs.

Marchandise, valeur, travail abstrait, argent, deviennent finalement des catégories sociales qui fixent automatiquement les finalités de ce monde social concret, dont la temporalité qualitative, a priori irréversible, est écrasée par l’éternel retour des mêmes schémas abstraits. Ces catégories sociales, comme catégories homogènes en lesquelles opèrent toujours les mêmes critères quantitatifs, contaminent le monde vécu, pour le soumettre à une rationalité aveugle, folle, machinique, répétant indéfiniment sa folie aveugle et automatisée.

L’échange, dans la société capitaliste, finit par être déterminé par une circulation inversée de la valeur : A-M-A’ (Argent-Marchandise-Davantage d’argent). Le capitaliste achète des facteurs de production : matières premières, instruments, force de travail (A-M). Et il obtient, après la vente des marchandises, une valeur supplémentaire, dans la mesure où il a exploité de la force de travail – le salarié recevant une valeur inférieure à celle qu’il produit (M-A’). La valeur, une pure quantité idéale indifférente à la dimension concrète du monde vécu, est au départ et à l’arrivée de ce procès, et elle finit par ne désigner plus qu’elle-même, tautologiquement, de façon indéfiniment répétée.

Une pure abstraction, la valeur (indissociable des catégories abstraites de la marchandise, du travail abstrait et de l’argent) guide automatiquement le devenir social concret, lequel finit par reproduire cycliquement une même logique homogène, indéfiniment identique à elle-même.

Certes, dans un tel monde, on peut dire aussi que les conditions technologiques de production seraient régulièrement « révolutionnées ». Mais c’est sur fond de développement répétitif et homogène du quantitatif indéfiniment identique à lui-même que de telles « révolutions » se développeront, si bien qu’elles ne feront elles-mêmes que réaffirmer cycliquement les mêmes points de vues abstraits et catégoriels sur le social.

Les cycles de consommation et de production sociales finiront par s’insérer mécaniquement dans le développement de ces catégories automatisées, si bien que l’émergence d’une quelconque nouveauté, ou d’un quelconque « miracle » semble presque impossible au sein d’un tel monde.

  1. L’enfance dans la modernité capitaliste

Dans un tel monde, l’éducation semble devoir être systématiquement médiatisée par la structure marchande et la valeur.

La « parentalité », comme temps improductif, devient un produit vendu aux individus, en tant qu’elle doit pouvoir compléter adéquatement les temps productifs ou « valorisables » (le parent doit reproduire sa force de travail de façon efficiente, lors de son temps improductif « auprès de l’enfant »). Comme « temps de loisir » de l’adulte, mais comme « temps de loisir » qui doit pouvoir s’insérer dans les cycles valorisables de la production et de la consommation, l’éducation de l’enfant est de fait structurée par la valeur. Comme temps de la consommation, la « parentalité » est contaminée systématiquement par la marchandise, qui doit pouvoir trouver ici des « débouchés » garantis : ici, ces besoins « parentaux », ou les besoins de l’enfant, ne sont que des prétextes contingents pour cette structure marchande, qui ne vise d’abord que la valorisation sans qualité. On expose également l’enfant, devenu « client », ou « cible prioritaire » pour les « études de marché », à des images promotionnelles qui affectent sa créativité et son imaginaire, et qui orientent déjà son attention vers l’unidimensionnalité abstraite de la valeur opérant dans le monde adulte social. Dès lors, « l’esprit de sérieux » à l’œuvre dans la rationalité instrumentale délirante de la société marchande contamine très vite le jeu a priori désintéressé de l’enfant, ce qui rend déjà, implicitement, l’enfant responsable d’un monde destructif et étouffant.  

L’instruction de l’enfant, ou sa « formation », vise la formation d’une force de travail potentiellement expoitable, ou valorisable, dans le futur. Le « désintéressement » du « savoir pour le savoir », dans une société fonctionnelle et gestionnaire, n’a plus vraiment sa place, ou alors il doit devenir à son tour une médiation valorisable, de manière détournée (la « culture générale », par exemple, peut devenir une compétence mesurable et un critère sélectif pour les « candidats à l’embauche » : ainsi, les apprentissage relatifs à la littérature, à l’histoire ou à la philosophie, auraient trouvé leur « fonctionnalité » propre, soumise à l’injonction d’une valeur abstraite et sans qualité).

La transmission d’un savoir formel, ou simplement « théorique », coupé du savoir-faire (excluant les jeunes gens qui n’auraient pas reçu « l’éducation » leur permettant de s’y « adapter ») reproduit en outre la division fonctionnelle des activités sociales opposant une gestion théorisante et une production dépossédée. Dans ce contexte, d’ailleurs, même le « bon élève » tend à développer une « connaissance » tronquée, toujours plus formelle et indifférente au monde vécu, qui devra pouvoir servir la sphère de l’encadrement unidimensionnel de la valeur.

Dès lors, dans notre société de la valeur, du travail abstrait et de la marchandise, la structuration de l’enfance par le monde adulte semble devenir toujours plus étouffante pour le miracle de fait qu’est l’enfance, car ce monde adulte social est lui-même mû par des catégories abstraites automatisés, qu’il ne contrôle même plus (elles paraissent s’imposer à lui comme une « seconde nature »), et par lesquelles des schémas toujours plus répétitifs, aveuglément, semblent devoir s’imposer au monde vécu, implacablement.

  1. Protéger le miracle de l’enfance, aujourd’hui

Malgré tout cela, l’enfance ne cesse pas d’être ce miracle de fait, cette absolue nouveauté, réaffirmant par le fait de sa naissance le miracle de la vie émergente en tant que telle.

Les adultes qui viseraient l’émancipation à l’égard de ce monde marchand pourraient s’efforcer de laisser-être davantage cette nouveauté de l’enfance, plutôt que de vouloir la structurer rigidement, à travers des schémas étouffants, qui contiennent le projet d’une « intégration » effrayante, au sein d’un monde fou, destructeur, aveugle et inconscient.

Une enfance miraculeuse qui émerge dans un monde automatisé et destructeur, et qui n’en est pas responsable, en tant qu’elle est nouveauté, mais qu’on voudrait rendre trop vite « responsable » de lui (en l’y intégrant), si on lui laissait un champ d’expression réel, libre et non « structuré » selon des principes automatisés, ne pourrait que souligner la négativité de ce monde, et son être-morbide. L’enfance ferait ainsi valoir en droit le miracle qu’elle est en fait, et exprimerait la nécessité de briser ces cycles répétitifs à l’œuvre dans le monde adulte social, en tant qu’ils écrasent la nouveauté qu’elle est.

      L’adulte « formé » qui parviendrait à accéder à nouveau à cette enfance qui souffre encore (la sienne et celle de l’enfant qu’il accompagne), et qui voudrait faire valoir lui aussi ce miracle, se réapproprierait son sens original, et développerait peut-être une notion nouvelle de l’émancipation sociale, et une pratique modifiée. Mais dans cette dynamique, cet adulte, même s’il se dit « révolutionnaire », ne devra jamais plaquer sur l’enfant ses propres schémas « révolutionnaires », car ce serait encore étouffer cette enfance en la soumettant à des logiques qui, de son point de vue d’enfance, sont déjà des logiques d’un monde ancien et « solidifié ».

Laissons s’exprimer le refus de l’enfant, s’il veut se manifester, face à ce monde délirant dans lequel on voudrait, de façon délirante, « l’intégrer », pour faire valoir à nouveau la possibilité de l’émergence. Ce « laisser-être » accompagnant l’enfant, dans un monde automatisé et synthétisé abstraitement, est devenu une condition nécessaire de l’émancipation collective à l’égard des structures sociales réifiantes. Et ce, même si ce monde adulte social ne peut faire de ce « laisser-être » de l’enfant un moyen « au profit » de son émancipation, dans la mesure où l’émergence de l’enfance comme enfance, et son soin, doivent être d’abord compris comme fins en soi, se suffisant à elles-mêmes.

Ce n’est aussi qu’en aimant l’enfant pour ce qu’il est, comme nouveauté miraculeuse, qui laisse transparaître à nouveau le miracle de la vie émergeant en tant que telle, et non en le réduisant à un être « docile » à simplement « dresser », qu’on pourrait laisser s’exprimer cette parole originale de l’enfant, et engager un dialogue original avec lui. Il n’existe pas de « méthode » déjà disponible pour développer ce dialogue, car il est unique pour chaque enfant, dans la mesure où le miracle qu’est l’enfant fait de lui, également, un être irréductiblement singulier. Cet enfant émergeant ainsi devrait pouvoir encourager l’adulte à développer une faculté singulière, que le monde social « normé » tend à abolir toujours plus : soit la faculté à improviser, et à se laisser surprendre.

 

 

 

 

 

 

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