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  1. Un empoisonnement

 

On pourrait considérer qu’Adam et Eve ont simplement subi un empoisonnement en mangeant le fruit. Cet empoisonnement, comme tout pharmakon, est aussi un remède ; mais tout dépend comment il est aussi assimilé, et traité, par le corps et l'esprit, par la suite.

Remède contre l'ennui mortel de l'immortalité sans désir, par exemple, et contre la solitude à deux, dans le jardin d'Eden. Empoisonnement qui est maladie, imperfection, labeur, souffrance, mort, mais qui est aussi l'émergence de l'aventure humaine, du devenir, et de la beauté fragile des êtres pluriels, nés, éphémères et fugaces.

Leur éternité se situera ailleurs, elle se recueille dans la joie intensive et éphémère. Et elle pourrait devenir plus belle encore que l’immortalité solitaire du jardin d’Eden, si seulement nous le voulions.

Mais dieu-e, comme dynamique sensible-créatrice, immanente en tant que transcendante, émancipée, ne peut condamner dans l'absolu lorsqu'elle accompagne cette auto-médication d'Adam et Eve : cette déité inextensive, ou sensible, qui n’est jamais qu’eux-mêmes, en leur être, tentait d'abord de se soigner, de se protéger, de conseiller, en indiquant le danger de cette auto-médication, mais elle ne peut punir un tel risque, si seulement elle est, comme vie qui s’élève au-dessus d’elle-même, bonne, souhaitable.

Car ce risque est aussi la condition même de possibilité de toutes nos existences et de tout ce que nous aimons ; nous devons savoir qu'il y a risque, poison, mais nous ne pouvons nous en blâmer, ni même nous blâmer d'exister.

Par ailleurs, on ne saurait dire qu'Adam et Eve ont commis une « faute ». Il est dit, au contraire, qu'ils ont « honte ». C'est pourquoi ils se couvrent. Mais ont-ils honte de leur nouvelle situation (la connaissance), ou ont-ils honte de ce qu'ils ont été, avant d'avoir mangé le fruit ? On pourrait inverser la perspective traditionnelle, en considérant qu'ils n'ont pas honte de ce qu'ils sont devenus, mais de ce qu'ils ont été, avant la « chute ». Le fait qu'ils doivent se couvrir signifie qu'ils opèrent désormais une séparation entre eux, et entre eux et le monde, et c'est seulement par cette séparation qu'ils peuvent entrer dans une véritable relation (dans le langage hébraïque, « briser une alliance » et « sceller une alliance » signifient la même chose). Cette « chute » aurait ainsi une dimension salvatrice, de même que le retour à la terre, au « sens de la terre », peut traduire une forme d'attachement nouveau à la vie, après un dangereux séjour au sein de l'inconscience évanescente de quelque « paradis » illusoire.

 

  1. Eve et Lilith

 

Eve n’est en rien « coupable », elle est au contraire celle qui détermine l'émergence des vivants.

Considérons-nous que notre vie ici présente, mortelle et souvent souffrante, mais aussi miraculeuse et joyeuse, est un Don, qu’il faut accueillir avec gratitude ? Avec Sarah, Agar, Abraham, Jésus, Mohammed, mais d’abord, en vertu du fait même de notre vie qui se prolonge, que nous choisissons de ne pas abolir (alors que nous le pouvons chaque fois), que nous choisissons de perpétuer, dans l’effort et le soin, il va de soi que nous éprouvons cette gratitude, même si elle n’est pas quotidiennement consciente et attentive à elle-même.

Ainsi, si nous disons que cette Eve qui a rendu possible cette existence, que celle qui a choisi de renoncer, avec Adam, à son immortalité présente, pour accéder à une connaissance, à un accouplement qui fait que nous pouvons être ici, en vie, au sein d’un monde qui s’ouvre, a commis un « Péché », une « Faute », alors nous nous nions nous-mêmes, et nous affirmons, absurdement, que le fait que nous soyons nés n’est pas une chose souhaitable en elle-même, que nous aurions préféré ne pas être, ne rien connaître, que nous aurions préféré le néant, le non-monde, l’inexistence pure, au fait même d’être là.

Mais alors ici nous ne ferions que contredire, par exemple, ce que professa Jésus, ses ancêtres, et ses continuateurs : car ils nous « apprennent », ou nous rappellent, que toute vie consciente et sensible dans le monde est sacrée, qu’elle est une offrande divine en soi (et ici, une vie actuellement éprouvée : non pas une simple « potentialité de vie », mythologique ou physico-chimique).

Si nous considérons vraiment qu’Eve, ou quelque « principe féminin » réifié, « diabolisé », a commis une « Faute » dans l’absolu, alors la seule cohérence qui s’impose est le suicide immédiat, l’auto-abolition définitive, puisque nous pourrions considérer que tout ce qui veut s’affirmer sur la base du « Mal en soi » doit immédiatement disparaître.

Mais personne ne pense ainsi, et personne, ou presque, ne commet un tel « suicide cohérent » : les patriarches diabolisant le « féminin », parce qu’ils figent ou contredisent les sens du Texte, et les sens du geste d’Eve, et qui ne se sont pas encore suicidés, ou auto-abolis, sont dans la contradiction permanente, et le savent. Mais ne se suicidant pas, ils reconnaissent donc, par le fait, et malgré leurs affirmations idéologiques et mensongères, qu’ils sont infiniment reconnaissant face à Eve faisant un tel choix, et qu’il n’y a pas de « principe satanique originaire » existant positivement.

Si leur désir de rester en vie n’est plus fondé par le désir sadique et inconscient, vengeur et réactif, de brimer les individus innocents parce qu’ils se détestent déjà eux-mêmes, s’il est affirmation érotique plus sereine, via l’autocritique radicale d’un pouvoir sans puissance, alors ils accèdent peut-être un jour à cette vérité qu’enveloppe leur non-suicide quotidien, et cessent de s’autodétruire en détruisant les personnes qui sont vibrantes, sensibles, souffrantes et animées, mais insupportablement opprimées.

Avant l'apparition d'Eve, Dieu aurait créé l'humain, masculin et féminin. Ainsi, la tradition juive envisage qu'Adam aurait pu avoir une première femme, Lilith, qui deviendrait par la suite un démon menaçant. Lilith ne serait pas soumise à Adam, car elle émergerait en même temps que lui. Elle représente un érotisme féminin libre (sa sexualité n'est pas soumise à la reproduction, et elle se met au-dessus d'Adam), ce qui explique en grande partie sa diabolisation. Elle serait punie par la stérilité, fait muet qui désigne encore une forme d'autonomie négative. Le satanique, en grande partie, renvoie selon le dogme religieux patriarcal, au plaisir féminin en tant que fin en soi, ne désignant que lui-même. Pourtant, du point de vue de l'émancipation des individus, des esclaves, et en particulier des femmes, Lilith devrait représenter une forme positive de libération. Lilith aurait convaincu le serpent de séduire Eve. Mais ici, Lilith ne cherche peut-être pas à se venger d'Eve. Par ce geste, elle montre plutôt par le fait la violence autoritaire du Dieu (faux) des patriarches qui punit, et qui assigne « la » Femme à la gestation exclusive, et à la soumission au mari. Le conflit entre Caïn et Abel, et la mort d'Abel, achèvent dramatiquement cette dynamique. Abel est d'abord l'enfant d'Eve, il lui appartient singulièrement, et son activité fait de lui un nomade (renvoyant au désir du lointain qu'Eve formule peut-être). Caïn, sédentaire, tue le nomade (et cette sédentarité représente aussi l'assignation de « la » Femme à ses fonctions de reproduction). La « faute », si faute il y a, devient celle du patriarche qui diabolise le féminin émancipé, et qui porte la responsabilité, symboliquement, de la mort du fils, via la médiation du (faux) Dieu autoritaire. L'alliance éventuelle de Lilith et du serpent se contente de montrer cette faute, mais elle n'est pas en elle-même fautive (au contraire, elle pourrait même désigner la nécessité de l'émancipation d'Eve, et de ses descendantes ; or, l'élan messianique n'est-il pas une dynamique d'émancipation de tou-te-s les esclaves?). L'alliance éventuelle de Lilith et du serpent, même si elle implique une souffrance déchirante, pourrait ainsi se transmuer un jour en véritable Don, si seulement ce qui est véritablement « fautif » dans cette affaire (le patriarche) est suffisamment dévoilé.

 

  1. Sens possibles de la séduction du serpent

 

Le serpent est un allié comme un adversaire, dans cette affaire : comme principe séducteur, il détourne Adam et Eve d’un chemin prévu, programmé. L’imprévisible qu’il provoque suscite deux affects contraires, l’un passif et triste, l’autre potentiellement actif, potentiellement émancipateur, joyeux : il provoque d’abord la terreur de l’inconnu, l’édification sublime et extatique, l’incompréhension hébétée, la sortie hors de soi, le déracinement ; l’Homme qui aurait voulu maîtriser son destin, le contrôler, le prévoir, éprouve de la haine face à cet imprévisible terrifiant, face à cette liberté non choisie, et il développe un esprit vengeur, réactif, qui le détruit comme il détruit les autres. Mais cet imprévisible, qui est pluralisation de l’être, naissances, miracles, nouveautés, souffrances et joies fluctuantes, remous inattendus, raretés éphémères, peut aussi provoquer la faveur, l’étonnement qui acquiesce, l’émerveillement, l’ouverture du regard, l’admiration face à la beauté, la musicalité recueillie, la fluidité qui apporte et emporte, pour autant que l’être sensible qui se vit, après une telle séduction réussie, parvient à se laisser être comme être qui accueille sa vie propre, la prolonge, la soigne.

Le serpent, comme sagesse dangereuse mais précieuse, tend à devenir le principe dialectique de l’opposition à soi, qui engage une réconciliation avec soi, toujours différée, qui serait d’autant plus souhaitable qu’elle aurait su s’enrichir en combattant les obstacles de l’opposition.

Cela étant, dans un monde où le désastre absolu est déjà advenu, et se prolonge encore, dans un monde qui aura rendu possibles les colonisations, les guerres, le massacre des enfants, les génocides et les camps, il semble que cette aventure humaine qui a séduit d’abord est un fruit pourri, et qu’il n’y a plus rien à faire. L’argument « dialectique » devient insupportable, sur un plan historique, car le désastre absolu ne peut devenir une « condition », comme simple « opposition », de quelque épanouissement « final ». Avec notre passé, tout « espoir » tourné vers un « monde parfait », vers quelque « paix perpétuelle parfaite », est absolument obscène, oublieux, et il tend d’ailleurs à conserver le désastre obnubilant, avec de telles intentions cyniques et solipsistes.

Mais on devine aussi que la séduction ici en jeu ne concerne plus quelque « histoire de l’espèce ». Elle ne peut plus la désigner, sans quoi toute « origine » figurée semblerait devenir« satanique » en soi, et c’est le suicide collectif immédiat qui semblerait, atrocement, s’imposer.

Cette séduction, donc, peut-être, s’adresse à chaque sensibilité intime, irréductible et singulière.

La personne la plus souffrante, la plus absolue victime de l’absurdité de « l’Histoire », enveloppe cette séduction. Chacun, chacune, la porte en soi, comme une infinie blessure, au sein d’un principe d’unification de l’inextensif, dans l’empathie, la compassion, l’amour, la dignité et la gravité. Même si personne ne pourra jamais souffrir à sa place. Même si la plupart des individus préfèrent occulter, le plus souvent, cette présence déchirante en soi. Et pourtant, selon une interpénétration évidente de toutes les vies actuellement affirmées, données, passées, présentes, ou « à venir », cette victime absolue s’affirme ici même. Or, il se trouve que je puis actuellement être infiniment joyeux, infiniment ouvert, plein de gratitude, de ferveur et de faveur. Cette joie est-elle obscène, mauvaise, puisqu’elle cohabite avec la présence en moi de cette absolue souffrance passée, irréversible, irréparable, non consolée, pour l’éternité ? Il ne me semble pas, car la condition de cette joie pleine et ouverte est justement mon ouverture la plus complète, mon attention la plus déchirante, à cette blessure vive et infinie d’un autre être sensible. Elle n’est pas « plaisir hédoniste » inconscient, inconséquence et solipsisme indifférent, mais elle est tout le contraire, et c’est pourquoi elle est à ce point vraie et intense, invisiblement.

Mais si elle s’autorise à être joie, malgré tout, si elle s’autorise, malgré sa pleine lucidité désespérée, à être augmentation de soi, et non renoncement complet et dépression totale, que dit-elle, que découvre-t-elle ? Elle découvre d’abord que le fait d’honorer cette présence déchirante en soi, d’en prendre soin, de la consoler pour soi, implique non pas l’autodestruction, qui perpétue la destruction des autres, mais l’affirmation assumée de soi, et l’accroissement de soi, dans la dignité et la résolution. Elle découvre qu’elle ne peut plus admettre la possibilité d’une autre victime absolue, d’une autre enfance ravagée, dans l’avenir ou dans le présent, et qu’elle a le devoir de puiser en elle, en sa plénitude, les ressources qui lui permettront de s’engager dans une lutte qui priverait le désastre de tout avenir. Mais surtout, elle croit découvrir la seule chose qui lui importe : l’être qui éprouve cette joie douloureuse a éprouvé lui aussi une souffrance extrême qui ne fut pas moins horrible que cette souffrance infinie de la victime absolue. Son entrée dans le monde, sa naissance même, ont enveloppé la souffrance la plus déchirante : comme être qui naît, tout être sensible fut l’ouverture la plus radicale, portant avec son premier cri la connaissance indicible de toutes les souffrances infinies qui l’ont précédé. Sans pouvoir se différencier d’abord de ce chaos sensible de souffrances, divisées dans la chair de façon contingente, l’être en train de naître reçoit la plus horrible déchirure, pour l’oublier ensuite toujours plus. Le regard ouvert et serein du nouveau-né, enveloppe une certitude qui est faveur et horreur, simultanément. Mais pourtant, je m’ouvre à une joie pleine, actuellement. Après avoir enduré le pire, et en continuant de l’endurer, puisque cette première enfance se prolonge toujours déjà, au sein d’une temporalité fluide et continue. J’aimerais donc infiniment penser, croire, sentir, « déduire » affectivement un fait, qui me permettrait de ne pas considérer toute expérience « séduisante » initiale comme une malédiction en soi : si ma joie propre peut émerger sur un tel fond déchiré et mutilé, alors il aura été possible, peut-être, que cette victime absolue, que ce noyau de souffrance pure, que cette perle enfouie au fond de l’océan, qui ne sera jamais vue ou réellement remémorée, qui restera à jamais oubliée, ait pu elle aussi éprouver, lors d’un moment éphémère mais plein, lors d’une sérénité fugace mais véridique, lors d’un refuge inattendu mais accueilli, une pure joie, un pur sentiment de grâce et de faveur, une pure ouverture à l’être, qui aurait été tellement puissante qu’elle aurait rendu la vie elle-même digne d’être vécue, dans son intégralité, par-delà toutes les souffrances atroces.

Ici se recueille peut-être l’éternité messianique désirée, qui devrait pouvoir être vécue par chacun, par chacune, et de façon plus durable et moins amère, dans un avenir indéterminé, si la lutte a un sens. Et ici, peut-être, se réaffirme la position développée plus haut : la séduction entre Eve, Adam et le serpent, comme pharmakon, enveloppe le risque, le danger extrême, mais aussi la faveur possible, l’ouverture envisageable, si bien qu’ils ne seront plus nécessairement des « principes sataniques », « coupables dans l’absolu », mais des engagements, des épreuves, des Dons infiniment exigeants, infiniment difficiles à recevoir, mais aussi, infiniment généreux : c’est lorsque nous parviendrions à prendre conscience de cette dimension généreuse que, peut-être, nous rendrions effective et tangible, consistante et expérimentable cette générosité, dans la joie et le partage reconnus, ce qui n’exclut pas la gravité et la mémoire endolorie, mais ce qui les suppose au contraire.

Cette éternité messianique aura aussi une dimension fondamentalement éphémère, du point de vue du temps biographique, ou linéaire. Mais précisément, pour la penser, il s'agit de renoncer au messianisme téléologique, à toute philosophie téléologique de l'histoire, en laquelle on imagine que seules les dernières générations seraient « sauvées ». Parce qu'il est proprement insupportable de supposer que les négations passées des vivants singuliers ne seraient que de simples « moyens » pour la joie future des derniers humains, il s'agirait d'envisager que dans chaque vie singulière, passée, présente, ou future, par-delà toute sa souffrance irréparable, se situe la possibilité pleine d'une participation à la joie messianique, à la fois éternelle (car définissant une brèche dans le temps, et impliquant la possibilité du retour), et éphémère (car disparaissant). On sortirait ainsi du « dilemme spectral » (Quentin Meillassoux), mais sans pour autant envisager que la seule « rédemption » possible (ou manifestation du divin) se situerait dans un futur hypothétique.

Satan, comme pure négativité, n’existe pas, c’est ce que Sarah, Agar, Abraham, Jésus et Mohammed, auraient pu nous rappeler clairement. S’il n’y a qu’une seule déité, vivante, vibrante et aimante, indéfiniment une, qui s’affirme, tout autre « principe » est inexistence, songe, illusion. La négativité est le refus de s’ouvrir à l’être, le repli solipsiste, qui est aussi le désir de se venger d’une horrible mutilation que l’enfant en soi a subi. L’adulte vengeur croit ici que l’enfant qu’il fut a subi une souffrance atroce parce qu’il aurait été « coupable », « dès la naissance », d’un « crime » impardonnable. Sa vengeance est indissociable de ce sentiment de culpabilité : puisqu’il a souffert comme enfance, alors il est intégralement coupable, comme être qui naît, et puisqu’il est mauvais, coupable, alors il admet le « Mal » qu’il est, et le développe, en faisant d’autres victimes. Mais en faisant d’autres victimes, il croit aussi leur apporter la « révélation » qu’il aurait reçue : « toute vie serait coupable », et le bourreau qui viendrait mutiler la victime permettrait à cette victime de ressentir sa culpabilité ontologique, en lui administrant une souffrance absurde et incompréhensible. En détruisant la victime, par vengeance et par haine, cet enfant traumatisé, et se sentant coupable, s’autodétruit également toujours plus : sa haine le décompose toujours plus psychiquement, et produit son solipsisme passif et triste, toujours plus, soit une solitude complète. En souffrant de la sorte, il voudrait expier ses péchés, pour laver sa culpabilité. Une telle « logique » insensée, qui découle de clivages et dissociations aberrantes, pourrait être déconstruite avec soin et patience, en rappelant un fait élémentaire : tout enfant qui naît recevra une souffrance, une déchirure infinie, mais il n’est en rien responsable de cette souffrance. Il n’est pas responsable du monde dans lequel il vient d’être jeté, et il ne fait que recevoir toute sa misère : il n’a en rien « produit » cette misère. Partant, n’étant en rien coupable, cette enfance a besoin d’exiger des soins, réparations, consolations. C’est lorsque l’adulte clivé et solipsiste comprend que son sadisme ne repose pas sur quelque « Mal » moral, mais sur un besoin de réparation qui n’a pas été satisfait dans son enfance, c’est lorsqu’il commence à respecter sincèrement sa souffrance, qu’un mouvement d’auto-abolition de son pouvoir sans puissance s’engage. Mais une telle compréhension du patriarche sadique n’est provoquée que par les luttes qui s’opposent à lui, mais qui viennent aussi le libérer, le consoler comme enfance, toujours plus précisément.

Le diable n’est pas un principe extérieur au vivant, lequel est a priori innocent, comme enfance déchirée. Il est donc lui aussi innocence, s’il devait être « quelque chose ». Mais il est une maladie, également, un empoisonnement mal supporté, qui provoque un mal-dire, un Verbe fétichisé et impérieux, séparé et assignant, qui voudrait produire une vengeance insensée, enveloppant un sentiment de culpabilité illusoire. Un tel Verbe réifié, devenu impersonnel, nomme finalement, essentiellement, le mal-être de ceux qui le trahissent pour dominer. Il est leur façon de projeter à l’extérieur d’eux-mêmes une peste morale qui les encombre.

Le satanique, comme principe de mutilation et de délabrement de la vie, dans un tel contexte, renverra à une tendance à personnifier cet impersonnel, cette abstraction séparée. Les noms de « Eve », de « Lilith », du « serpent », du « pervers », de la « séduction », sont autant de façons, pour les dominateurs clivés qui figent la Lettre vivante, de personnifier un impersonnel, mettant à distance d’eux-mêmes leur propre maladie morale, leur traumatisme d’enfance, leur incapacité à la dire, leur mal-dire : les femmes en chair et en os, les « pervers », les individus assignés au « non-verbal », les « interprètes critiques », seront les personnifications possibles de leur propre mal-être, et lorsqu’ils voudront les mutiler, les anéantir, les contrôler, c’est eux-mêmes qu’ils voudront, de façon aberrante, « guérir ». L’assignation au « satanique » est elle-même sadique, mais à chaque fois, c’est bien l’innocence d’une enfance blessée qui n’a pas su se dire, si bien qu’un tel principe sadique ne saurait être défini lui-même comme « Mal en soi », « coupable dans l’absolu », même s’il est atrocement malsain, maladif et dissocié.

 

 

 

d) La connaissance

 

 

La connaissance que nous obtenons ici, par le serpent, est donc un risque : le verbe pourra s’élever au-dessus de nous-même, et forger un faux « Dieu », une Lettre inerte et réifiée, fétichisée.

Il pourra justifier la violence, le meurtre, et la domination. Mais il pourra aussi, par une séduction dialectique, un jour peut-être, intensifier à l’infini notre amour pour les autres, et pour nous-mêmes.

Dans l’accouplement, ce connaître sensible et intellectuel, singulier et situé, qui se transcende par amour, deviendrait la plus haute joie, en même temps que la plus haute vérité. Lorsqu’il crée, parfois, une enfance nouvelle, il accomplit un nouvel amour possible, si du moins elle est pleinement désirée.

Mais il faudrait un jour apprendre à façonner un monde où la mise au monde d’un enfant ne soit plus une atroce déchirure pour lui, et où la vie vaudrait vraiment la peine d’être vécue, sans qu’elle soit clivée, dissociée. Etre parents sans être en lutte contre le désastre, sans entrer en résistance contre le pire, sans s’engager vers l'abolition radicale de la désolation moderne, aujourd’hui, c’est affirmer l’incohérence et la cruauté en soi. C’est être parents, précisément, de façon « biologique » ou « mécanique », mais sans conscience et sans connaissance.

 

Ici, dans cette vie terrienne, nous pourrions simplement tâcher de faire de cette auto-médication originaire, un remède présent contre le néant et la tristesse de la mort, pour que cette mort nous empoisonne toujours moins, et pour que le monde futur ne soit plus désespoir et désolation.

Qu’a dit finalement le serpent ? Il a sous-entendu peut-être : « si tu goûtes ce fruit, son goût à la fois acide et délicieux, à la fois amer et sucré, te dévoilera une vérité sur la vie éternelle que tu crois vivre. En réalité, cette vie, te « dira » ce goût, est à la fois merveilleuse et douloureuse, amère, acide : son « éternité » n’est pas une éternité purement linéaire, indéfiniment différée, ou différente ; dans cette vie, tu vas vieillir, mourir, c’est un fait qui est, et qui était déjà le cas avant que je te parle. Puis tu recommenceras le même chemin, à l'identique, indéfiniment. Découvrir ce fait changera la donne pour vous deux : vous ne voudrez plus répéter périodiquement et éternellement une vie simplement à deux. Vous découvrirez qu’il vous faut engendrer, pour ne pas subir une éternité réaffirmée mortellement désespérante, à deux. Vous découvrirez donc la nécessité de l'érotisme comme simple « reproduction », et cela créera votre pudeur et votre « honte ». L’un travaillera pour produire un monde où devront habiter d’autres, et l’autre sera assignée, violemment, à la reproduction de la vie. Mais si vous vivez ces obstacles comme séductions, comme obstacles dont la destruction à venir crée une intensité démultipliée, alors vous comprenez la « bonté » de ce fruit acide et juteux. Si vous les vivez comme compagnie d’une humanité multiple et mouvante, vous comprenez la générosité de ce fruit. Si vous les vivez comme culpabilité qui finit par rendre excitante la violation de l’interdit, et donc infiniment précieux l'érotisme comme fin en soi, alors vous bénirez un jour ce fruit, ou votre descendance. »

 


 


 


 

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