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C’est finalement une grande santé du corps, indissociable d’une grande puissance de l’amour et du verbe, de la pensée incarnée, qui aurait été défendue par ce Jésus de Nazareth. Il n’aurait pas voulu que nous fuyions par l’imagination, et par tristesse, le lieu du corps sensible terrestre, en nous projetant déjà dans l’existence inextensive sans corps visible qui pourrait lui succéder. C’est bien un certain « sens de la terre », bien avant un certain Zarathoustra nietzschéen, que son histoire tâcherait de nous enseigner : ou, plus simplement, c’est un à amour profond et plein qu’il nous inviterait, pour cette vie, terrestre et inextensive, visible, corporelle et invisible, qui nous est donnée.

Concernant cette grande santé, il s’agirait d’envisager la critique qu'un certain moderne adressa à la projection nazaréenne vers un « royaume des cieux » après la mort, récompensant les justes et les déshérités. Nietzsche critiqua un arrière-monde halluciné, qui était une façon de ne pas savoir affirmer la vie et le « sens de la terre », de nier tout ce qui est donné, et de haïr le corps et la matière visible existante, par impuissance, désespoir, sadomasochisme, ou par dérangement mental.

Mais cette critique dénonçait peut-être d’abord des instrumentalisations modernes du religare, l’inversant, et non ses intentions originales en tant que telles.

Intéressons-nous aux relations éventuelles entre le message possible de Jésus et les intentions palpables de Nietzsche.

D'une certaine manière, on peut considérer que Jésus de Nazareth, si l'on s'en tient à sa seule parole, qui requiert toujours des interprétations attentives, aurait voulu lui aussi prôner le « sens de la terre », « l'affirmation de la vie », que le prophète Nietzsche-Zarathoustra a voulu réhabiliter beaucoup plus tard.

En effet, les projections suggérées par cette parole, relatives à un « au-delà », à un « royaume des cieux », ne sont pas nécessairement immédiatement « nihilistes » au sens nietzschéen. D'une certaine manière, je puis très bien me projeter dans un avenir désirable sans pour autant nier purement et simplement cette vie présente qui m'est donnée, ici et maintenant. La projection dans un futur souhaitable peut aussi se mettre au service d'une intensité désirante qui se manifeste au présent, à tel point qu'elle ne fera que magnifier, sublimer cette intensité présente, pour la rendre réellement délicieuse et créative, affirmative et épanouie.

Si je vis un amour beau, actuellement, avec une personne que j'aime, alors le fait que nous évoquions avec joie nos futurs enfants, qui n'existent pas encore dans le présent de notre relation, ou nos futurs voyages, qui ne sont pas encore accomplis, peut aussi signifier que ces projections, espoirs, désirs, se mettent essentiellement au service de la joie présente qui se vit, ici et maintenant. Même si ces désirs ne sont qu'illusions, et qu'une perte inattendue rend finalement impossible leur satisfaction, dans le futur, il n'en demeure pas moins qu'ils auront permis des expériences plus riches et plus douces au présent, plus profondes aussi, et qu'ils auront accompli une forme de vocation précieuse, c'est-à-dire qu'ils auront intensifié cette vie qui se donne au présent.

Nietzsche ne prend pas assez en compte cette objection. Le « royaume des cieux » dont parla Jésus, par exemple, pourrait bien remplir une fonction analogue à la projection douce des amants, des amantes présentes, qui songent présentement à un futur heureux, mais précisément pour que ce présent soit plus beau et plus intense encore. Dès lors, le nazaréen n'aurait pas voulu nier le corps ou la terre, mais il aurait simplement voulu les magnifier. Foi, espérance, et charité, n'auraient pas été d'abord doutes, impuissances, lassitudes, et déceptions, mais accomplissements joyeux et terriens, au présent. Ceci n’exclut ni l’affirmation du présent, ni donc la lutte des esclaves pour cette affirmation, mais tend au contraire à les rendre encore plus nécessaires : sans projection au sein d’une vie qui se transcende et s’émancipe, au sein d’un futur plus souhaitable, l’incarnation affirmative et le refus radical de la souffrance, ne peuvent exister au présent.

De même, l'annonce par les premiers chrétiens des « temps apocalyptiques » peut aussi être comprise comme une manière de dire que la vie sur terre n'est pas éternelle ; et qu'elle a donc quelque chose d'infiniment rare et précieux, qu'il ne faut pas négliger, qu'il faut soigner et protéger. Nietzsche d'ailleurs aura rappelé souvent que nous ne pouvons plus ne pas savoir, nous modernes, que l'humain est éphémère comme espèce vivante, espèce qui a une histoire déterminée, et qui finira par s'éteindre. Il sécularise ici une pensée de fait très ancienne, et ses conclusions, favorables à l'affirmation de la vie, ne sont peut-être pas si éloignées d'une intention nazaréenne initiale.

« Autrefois on cherchait à se donner les sentiment de la majesté de l'homme en invoquant son origine divine : c'est devenu une voie interdite, car sur le seuil se dresse le singe, entouré d'un bestiaire à faire peur : compréhensif, il grince des dents comme pour dire : par là vous n'irez pas plus loin ! On fait donc maintenant des tentatives en direction opposée : le chemin où s'engage l'humanité doit servir à prouver sa majesté et sa filiation divine. Hélas, de nouveau l'effort est vain ! Au bout de cette route se dresse l'urne funéraire du dernier homme, du fossoyeur. Aussi haut que son évolution puisse porter l'humanité – et peut-être se retrouvera-t-elle à la fin plus bas qu'au commencement ! - elle ne peut accéder à un ordre supérieur, pas plus que la fourmi et le perce-oreille ne s'élèvent, au terme de leur « carrière terrestre », à la filiation divine et à l'éternité. Le devenir traîne à sa suite l'avoir été : pourquoi ferait-il dans ce spectacle éternel une exception en faveur d'une vague planète, et ensuite de la vague espèce qui l'habite ! Assez de ce genre de sentimentalité ! »

(Nietzsche, Aurore, 49)

 

Aujourd’hui, l’enjeu écologique ou climatique concrétise la perspective du caractère éphémère de ce monde : mais cette perspective ne doit pas être imposée pour diffuser nihilisme et renoncement à la lutte. Au contraire, elle nous rappelle que notre passage sur cette terre est temporaire, et qu’il faut d’autant plus lutter activement et affirmativement pour faire en sorte que ce passage ne soit pas marqué par la désolation et l’extinction précoce et désastreuse.

On notera que, d'une certaine manière, au plus les amant-e-s sentent que cette projection vers un futur heureux enrichit leur présent et les comble actuellement, au plus ils augmenteront leurs chances de vivre dans le futur un telle projection, pour l'instant virtuelle : leur souhait, leur désir, ou leur foi en leur amour, d'une certaine manière, lorsqu'ils seront posés profondément dans le présent, deviendront plus effectifs, et ils leur donneront plus de chance, ainsi intensifiés, d'accomplir la réalité que cette foi désigne. Cette remarque érotique devient une métaphore pour donner du cœur à la lutte, et de la réalité à l’éternité et à l’espoir.

Certainement en allait-il de même en ce qui concerne le « royaume des cieux »...

 

Nietzsche voudrait donc simplement, peut-être, réorienter le christianisme, qui se serait éloigné de la « source » d'un message qui affirme profondément la vie, et le sens de la terre : il propose quant à lui sa projection affirmative, l'éternel retour du même, mais elle ne fait en fait que radicaliser, ou révéler en son être, en son devenir, en son désir profond, cette idée chrétienne d'un « royaume des cieux ».

En effet, si le présent parvient à se projeter dans un futur souhaitable de telle sorte qu'il parvienne à s'enrichir profondément comme présent, alors il comprend qu'il devient lui-même, ce présent actuellement vécu, le seul futur qu'il s'agirait vraiment de désirer. Par un phénomène temporel d'aller-retour réflexif, projectif et réabsorbé, désirant et remémoré, la radicalisation d'une parole nazaréenne favorable à l'affirmation de la vie, comprend que le futur souhaité n'est rien d'autre que le présent enrichi par ce souhait, soit le souhait d’une répétition, une infinité de fois, à l'identique, dans l'éternité, d'un tel présent donné et éprouvé, ouvert et intensifié par cette ouverture.

Autrement dit, Nietzsche fait résonner de façon nouvelle, ou originalement fidèle, cette parole divine, retranscrite dans le L’Apocalypse : « Et voici, je (re)viens bientôt » (22 : 7).

 

Ces remarques nous engagent à revenir sur les relations entre un christianisme, ou monothéisme, original et primitif, et certaines doctrines grecques antiques, qui tendaient déjà à affirmer l’unité indéfinie de la déité comme principe d’animation, comme souffle de vie.

Dans Ecce Homo, Nietzsche attribue la paternité de la doctrine du « retour éternel » à Héraclite, et l’accorde du bout des lèvres au stoïcisme, qui en aurait « gardé quelques traces ». Pourtant, la doctrine est essentiellement stoïcienne, en tant que doctrine développée et approfondie pleinement (et jusque dans ses conséquences les plus déroutantes).

Le divin, chez les stoïciens, déjà chez Zénon, est un feu à la fois artisan et consumant ; comme âme qui devient et qui donne un souffle à la chair, à la matière, elle détruit aussi ces apparences visibles, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, ou plutôt : jusqu’à ce qu’elle doive créer encore ces mêmes apparences visibles et incarnées, à l’infini, dans l’éternité. Le déterminisme biologique, l’animation du vivant en devenir, qui se développe selon une nécessité organique, s’articule à une « providence divine » qui fait que les êtres incarnés deviendraient ce qu’ils « sont », éternellement.

L’âme, ou ama, comme animation, qui est aussi amour, un tel feu créateur et destructeur, simultanément, ne peut pas ne pas conserver, indéfiniment, les apparences visibles et incarnées qu’il abolit en devenant : il les réaffirme, les réaffirmera, et les a réaffirmées, toujours déjà, dans l’éternelle périodicité de l’être projeté comme devenir. L’ama lia l’être vivant à lui-même, en le liant à tous les autres, et c’est lorsqu’il le découvre à nouveau qu’il sait son éternité en devenir, implacable et irréversible.

 

Notons au passage qu’on retrouve presque une intention analogue dans le concept de tsimtsoum, qui est un concept de la Kabbale. Du moins si on le désire.

Isaac Louria explique : « Comment Dieu créa-t-il le monde ? – Comme un homme qui se concentre et contracte sa respiration, de sorte que le plus petit peut contenir le plus grand. Il a ainsi concentré Sa lumière dans une main, à Sa mesure, et le monde fut laissé dans les ténèbres, et dans ces ténèbres il tailla les rochers et sculpta la pierre. » (Cité par G. Scholem, dans La Kabbale, Le Cerf, 1998)

La création divine, ici, n’est pas simplement un acte d’émanation ou de révélation, mais aussi et d’abord un acte de restriction, de dissimulation, de contraction. Une contraction ou concentration crée le vide, ce qui permet l’acte de création, ou de re-création de soi de la déité.

Le tsimtsoum indique que la déité, ou le souffle vivant, se retire de tout lieu, pour faire advenir la réalité de toute localité possible, de toute proximité possible.

Dans ce retirement, elle se retire comme dans un vase, et c’est la lumière qui perce à travers ce vase qui la fait re-surgir, comme devenir animé.

Avant le retirement, dieu-e est pleine Lumière, pleine éternité qui existe par soi. Mais on pourrait penser que c’est en tant qu’éternité sensible qui devient, qui se perpétue, qui se réaffirme irréversiblement et périodiquement, visiblement et invisiblement, qu’elle est ainsi une plénitude, une pleine Lumière, toujours déjà, avant son retirement. On pourrait penser que cette déité avant le retirement est une déité qui est pleine puissance dans la mesure où elle a déjà consumé tout ce qu’il est possible de consumer, pour le réaffirmer, indéfiniment, à travers une série infinie de retirements, de concentrations, de dissimulations éphémères.

C’est ainsi que le tsimtsoum, qui engagerait une séduction peut-être désirée avec une pensée grecque archaïque, stoïcienne, suggérerait une conciliation possible entre Thomas d’Aquin et Spinoza ou entre la thèse et l’antithèse de la première antinomie cosmologique kantienne de la Critique de la raison pure (le monde a-t-il ou non un commencement dans le temps ?).

 

Si l’on revient donc au stoïcisme, des parentés étonnantes entre ce concept kabbalistique de tsimtsoum et ce « retour éternel » peuvent apparaître plus précisément encore, maintenant avec Chrysippe :

« Le processus qui conduit à l’embrasement du monde selon Chrysippe n’est guère différent de celui décrit par Zénon. Dans le traité Sur la providence (traité où il décrivait aussi le retour à l’identique des individus), Chrysippe décrivait un processus de consumation de la matière. L’âme du monde s’accroissait aux dépens du corps, en consumant toute la matière contenue dans le monde. Il en tirait la conséquence que la destruction de l’univers n’était pas la mort de l’univers, puisque la mort est la séparation de l’âme et du corps : là, au contraire, il y avait absorption du corps par l’âme. Cette description est assez cohérente avec la description du pneuma de l’âme comme exhalaison (3ναθυμBασις) du sang : l’âme se nourrit d’une partie du corps ; aussi, l’âme du monde, à force de se nourrir de la matière du monde, finit par l’absorber tout entière en elle. Elle confirme que le principe divin a un aspect dévorateur et consumant, consubstantiel à son aspect créateur et ordonnateur, comme dans la doctrine de Zénon (…).

Dieu se retire en son âme : il « se consacre à ses pensées ». Dieu ainsi retiré en lui-même n’étant plus que providence, on ne s’étonnera pas que, lors de la restauration du monde, tout soit reformé selon un plan très précis. »

 

(« Eternel retour et temps périodique dans la philosophie stoïcienne », par Jean-Baptiste Gourinat, in : Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2002)

 

Les premiers auteurs chrétiens refusèrent souvent cette doctrine stoïcienne, qui leur semblait bizarre, absurde, et peu fondée, et qui menaçait surtout une certaine interprétation déterminée du « royaume des cieux ». Tatien indiqua que c’était une thèse qu’il faut rejeter (Tatien, Oratio ad Graecos). Origène, le Père de l’exégèse biblique, affirmait que, si elle était vraie, cela supprimerait ce qui est en notre pouvoir (Origène, Contre Celse, IV, 67).

Néanmoins, l’attitude des premiers interprètes chrétiens face à cette doctrine cosmologique et théologique stoïcienne est aussi ambivalente : Origène, contre Celse, l’utilise pour suggérer le fait que la résurrection n’est pas si absurde, puisqu’elle peut avoir un versant « cosmique » au moins pensable. Lactance la trouvait « plus recommandable » que la doctrine de la métempsychose pythagoricienne (Lactance, Divinae institutiones, VII, 23).

Cette ambivalence se retrouve d’ailleurs au sein de l’école stoïcienne elle-même : par exemple, le stoïcien Panétius eut honte de cette doctrine « bizarre » et la rejeta. D’autres la discutèrent, la modifièrent, voulurent réfuter ses incohérences éventuelles.

Mais il s’agirait de se pencher davantage sur le cas d’Origène, qui fut le penseur chrétien à admettre le plus pleinement la possible résonance de cette doctrine (malgré beaucoup de réserves). Il tira toutes ses conséquences strictes :

« Socrate sera de nouveau fils de Sophronisque et Athénien, et Phénarété épousera de nouveau Sophronisque et l’enfantera de nouveau. [...] Socrate ressuscitera, issu du sperme de Sophronisque ; il sera formé dans l’utérus de Phénarété, il sera éduqué à Athènes et deviendra philosophe et sa philosophie antérieure ressuscitera et pareillement ne sera pas différente de sa philosophie antérieure. Et Anytos et Mélétos ressusciteront aussi, de nouveau accusateurs de Socrate, et le conseil de l’Aréopage condamnera Socrate. [...] Socrate portera des vêtements qui ne seront pas différents de ceux de la période précédente, dans une pauvreté qui ne différera pas, dans une cité d’Athènes qui ne différera pas de celle de la période précédente. »

(Origène, Contre Celse, V, 20)


 

Origène n’admet pas la doctrine stoïcienne de la réaffirmation périodique du même. Mais son intérêt prononcé pour cette doctrine donne à penser. Elle pouvait produire en lui, comme chrétien, un certain écho.

Origène distingue trois sens à dégager, pour l’interprétation du texte biblique : le sens littéral, le sens moral et le sens spirituel. Ces trois sens, ou significations, orientations herméneutiques, correspondent aux trois dimensions de l’humain incarné : le corps, l’âme et l’esprit.


 


 

« Il faut donc inscrire trois fois dans sa propre âme les pensées des saintes Écritures : afin que le plus simple soit édifié par ce qui est comme la chair de l’Écriture – nous l’appelons ainsi perception immédiate - ; que celui qui est un peu monté le soit par ce qui est comme son âme ; mais que le parfait … le soit de la loi spirituelle qui contient une ombre des biens à venir. De même que l’homme est composé de corps, d’âme et d’esprit, de même l’Écriture de Dieu a donné dans sa providence pour le salut des hommes. »


 

(Origène, Traité des principes IV, 2, 4)


 

La vie et la parole de Jésus s’adressent d’abord à une pure sensibilité désirante : cette énergie du désir acquiesce au texte comme dire qui désigne un amour simple et charnel pour d’autres êtres sensibles. Puis ce dire désigne l’animation invisible, l’inextensif, comme âme que je protège, et c’est sa signification métaphorique qui apparaît. Puis, porté par l’euphorie métaphorique, je m’élève à la signification indéfiniment « une », spirituelle, de ces mots qui ne sont plus simplement perçus, mais qui transpercent tout l’être : ils désignent une seule et même déité en devenir, dans la compassion, qui s’affirme éternellement.

Il se trouve que l’éternelle réaffirmation stoïcienne n’est pas incompatible avec cette troisième forme de dévoilement herméneutique qui apporte et qu’apporte le message biblique. Mais pour l’envisager, il s’agirait de dépasser certaines limitations contingentes de ces réceptions archaïques.


 

Origène ne peut admettre la doctrine stoïcienne du « retour » car elle nous priverait de liberté, et s’opposerait au message nazaréen, qui dévoile la liberté de la vie, et son ouverture imprévisible pleine, sa dimension miraculeuse. Tatien la rejette complètement, car il considère que la résurrection n’a lieu qu’une seule fois : pour le Jugement dernier, qui est lui aussi unique. Plus tard, Augustin opposera la doctrine de la grâce aux doctrines stoïciennes.

Néanmoins, face à ces objections légitimes, on peut envisager plusieurs possibilités.

D’abord, le recommencement périodique envisagé ici n’implique pas nécessairement que le temps « revient en arrière ». Le temps peut demeurer irréversible, faire surgir continuellement l’absolument nouveau, et développer néanmoins des formes vivantes identiques, éternellement. La temporalité inextensive et continuellement enrichie, par exemple, d’un Bergson, et qui implique la liberté créatrice de tout être sensible et conscient, n’est pas nécessairement contredite par l’idée d’une renaissance périodique des êtres et des choses, puisque celle-ci peut très bien se dérouler dans un flux continu et irréversible.

Ainsi, on peut formuler la version la plus stricte du retour éternel à l’identique des êtres tout en conservant l’idée selon laquelle il y a encore, au sein de cet « identique » ou de cette « réaffirmation », une dimension de différence irréductible, qui est temporelle.

Des agencements spatiaux peuvent très bien revenir à l’identique, par le feu ou par l’amour, mais sur un plan temporel, ces agencements identiques resteront irréductiblement différents, car ils se dérouleront dans des temps différents.

Il se peut toutefois que la réaffirmation d’agencements spatiaux identiques, dans des temps différents, signifie aussi la réaffirmation de la qualité la plus intime de l’âme sensitive, ou de « l’identité personnelle » propre, quoique cela reste indémontrable. Mais c’est précisément au sein de cette possibilité, ou de ce « désir », que se situe une dimension spirituelle et érotique qui relierait une intention grecque et une attention nazaréenne : dans la réminiscence, dans le signe, dans le verbe qui transperce la chair et « annonce » quelque chose, dans un « déjà-vu » qui obtient une faveur folle et belle, dans un pressentiment indicible, l’être incarné sent qu’il a peut-être déjà vécu ce qu’il vit, que les agencements visibles autour de lui ont déjà été perçus ainsi, et que c’est son identité personnelle la plus intime qui semble se conserver au cœur de cette dynamique de persévérance et de réaffirmation indéfinie.

Ce sentiment n’est pas une certitude « rationnelle ». Chrysippe, d’après Lactance, disait de cette renaissance périodique : « Ce n’est pas impossible ». Il ne voulait pas l’imposer dogmatiquement. Il projetait ici un désir, une intuition possible. Mais dans un moment de grande béatitude, l’être voudrait « savoir » que la vie est trop belle et trop bonne pour ne pas avoir à se réaffirmer éternellement, et ses pressentiments, cette synchronicités qu’il a aperçue depuis longtemps, il leur donne un sens qu’ils semblent réclamer. Dans un moment de pur amour pour la vie, on pourrait vouloir qu’elle se maintienne telle qu’elle est, dans l’éternité.

Le raisonnement est simple : il y a des moments de vie qui sont si beaux et vrais qu’on les vit comme un Don total et entier. Mais un Don entier ne peut disparaître, s’évanouir, devenir « rien » ou « néant », sans quoi il serait la moitié d’un Don. Seulement, dans cette vie-là, chaque moment, même joyeux, passe, coule, puis semble s’évaporer. La mémoire qui le conserve semble devoir à son tour l’abolir, dans l’amertume, ou dans la mort. Mais pourtant, ce moment a semblé plein, généreux, et non cruel ou vengeur, lors de son déroulement. « Nécessairement », donc, selon une nécessité désirée, séduite, un tel moment qui devient, doit posséder un être qui perdure, doit se conserver comme ce qui s’offre pour toujours, dans l’éternité. Pour qu’un Don, ou une félicité, qui toujours devient, dans cette vie en devenir, soit effectivement ce Don plein et entier que l’on a accueilli comme tel, il faut que tout l’être recommence périodiquement, que tout revienne à l’identique périodiquement, au sein de la perpétuité irréversible, non seulement les agencements spatiaux, mais aussi les qualités intimes ici manifestes, de telle sorte que ce qui s’est donné aussi intensément offre la certitude qu’il est bien donné pour toujours.

 


 

Pour répondre donc à Origène, Tatien, et Augustin, une telle projection ne nie pas la liberté, l’unicité et la grâce de l’être vivant, sensible et conscient :

  • Cette projection est une possibilité, un souhait, qui se manifeste dans la joie, et qui peut très bien disparaître lorsqu’elle devient accablante ; elle n’est pas un dogme qui s’impose dans l’absolu, et ne définit pas une facticité implacable à laquelle les individus seraient immanquablement soumis.

  • Si cette projection désigne une « réalité » véridique, alors elle ne dit pas que « tout est déjà joué », car elle ne dévoilera jamais un futur qui aurait déjà été vécu, dans la mesure où elle n’offre que des réminiscences suggestives et vagues, et dans la mesure où elle continue à se développer sur un fond temporel irréversible et à chaque fois miraculeux, absolument nouveau : si chaque fois se répète une infinité de fois, chaque fois reste pourtant, à chaque fois, une première fois, éprouvée comme telle, au sein de la plus simple liberté, de la plus stricte ouverture de l’être (à ce titre, l’affirmation spirituelle et charnelle ici en jeu, qui est le plus beau des risques, sera très bien exprimée par la suggestion érotique de Barbara, « A chaque fois »1).


 

  • Liberté et déterminisme qualitatif sont compatibles : la grâce du danseur, ou de la danseuse, suggère ce fait. Dans le chapitre 1 de son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson indique un fait paradoxal : lorsque je contemple une danse qui produit ma faveur, dans la grâce partagée, je puis en effet anticiper le mouvement futur en contemplant le mouvement présent, car les gestes courbes induisent la possibilité d’une prévisualisation. Mais cette prévisualisation est indissociable alors de ma liberté de spectateur, et de la liberté de l'être dansant. Au plus il est manifeste que le futur, qualitativement, pénètre le présent, au plus j’éprouve cette liberté. Le déterminisme qualitatif, ou une forme de fidélité, n’exclut pas la grâce où la liberté, mais l’enveloppe au contraire. Ainsi, la thèse déterministe du retour périodique n’exclura pas nécessairement grâce et liberté, si ce déterminisme se pense comme déterminisme vivant et qualitatif.


 

  • La croix comme acquiescement sans défense, innocent, indique cette ouverture dans la grâce.

 

  • Cette proposition n’est finalement pas incompatible avec la projection d’une âme qui est « plus » que le corps, et qui poursuit une voie intensive continue, pour se faire chair, perpétuellement, périodiquement, mais ponctuellement ; la grande affirmation et la grande consolation s’unissent, pour faire émerger le sens d’un aller-retour réflexif du présent vers le futur et du futur vers le présent, qui fait émerger une nouvelle énergie qui désigne une « autre » projection dans l’inconnu à venir.

 

D’ailleurs, on peut penser que c’est finalement le bouddhisme que Nietzsche « réoriente », plus qu'il ne l'abolit. Puisque le christianisme n'aura lui-même que radicalisé une intention bouddhiste, selon Nietzsche. Cette méditation au présent, ce désir spirituel se désirant lui-même, ne se projetant plus vers un objet qui manque, et que les bouddhistes auront protégé, contre toute avidité, sera finalement préservé, ou sublimé, au sein de cette pensée fluctuante et vibrante de l'éternel retour du même, qui est pensée du futur dans le présent, et pensée du présent dans le futur. Nietzsche veut empêcher donc un certain « bouddhisme » de dégénérer en nihilisme, mais c'est bien pour préserver un certain noyau radical bouddhiste, profondément affirmateur.

Cela étant, ce que Nietzsche n’a pas aperçu, c’est la spécificité radicale de la parole nazaréenne, sa sagesse singulière : Jésus ne se contente pas de prolonger les stoïciens, car il aperçoit une continuité intensive de l’âme qui implique plus que le simple retour périodique, même si elle ne l’exclut pas absolument.

Quoi qu’il en soit, il est devenu clair aujourd’hui que ce « Dieu » qui était désigné par un tel homme, Jésus, ne peut être rien d’autre que la vie telle qu’elle possède une dimension inextensive, qui la transcende en tant qu’elle l’exprime aussi, ou plutôt les vies, qui s’émancipent, et qui accèdent ainsi toujours plus à l’unité de cet inextensif, et à l’invisibilité de chacun et de chacune.

On l’appellerait dieu-e, sans majuscule, et avec un « e », car ce n’est plus une hypostase, une instance personnifiée, un logos masculinisé, mais un principe dynamique, interne à chaque être, qui rend possible leurs liaisons, leurs compositions, leurs créations et leurs unions, mais aussi leurs luttes et leurs résistances contre ce qui empêche ces unions, compositions, créations.

1On pourrait considérer que Barbara s’adresse ici autant à la vie elle-même qu’à son amour, puisque c’est son amour qui aura rendu aussi désirable sa propre vie :

« Chaque fois qu'on parle d'amour, /C'est avec "jamais" et "toujours", /"Viens, viens, je te fais le serment /Qu'avant toi, y avait pas d'avant, /Y avait pas d'ombre et pas de soleil. /Le jour, la nuit c'était pareil./Y avait pas au, creux de mes reins, /Douce, la chaleur de tes mains.", /A chaque fois, à chaque fois, /Chaque fois qu'on parle d'amour. 
Chaque fois qu'on aime d'amour, /C'est avec "jamais" et "toujours". /On refait le même chemin /En ne se souvenant de rien /Et l'on recommence, soumise, /Florence et Naples, /Naples et Venise. /On se le dit, et on y croit, /Que c'est pour la première fois, 

A chaque fois, à chaque fois, /Chaque fois qu'on aime d'amour. /Ah, pouvoir encore et toujours /S'aimer et mentir d'amour /Et, bien qu'on connaisse l'histoire, /Pouvoir s'émerveiller d'y croire /Et se refaire, pour pas une thune, /Des clairs d'amour au clair de lune /Et rester là, c'est merveilleux, /A se rire du fond des yeux. /Ah, pouvoir encore et toujours /S'aimer et mentir d'amour. 
Ah redis-le, redis-le moi, /Que je suis ta première fois. /Viens, et fais-moi le serment /Qu'avant moi, y avait pas d'avant, /Y avait pas d'ombre et pas de soleil. /Le jour, la nuit, c'était pareil. /Y avait pas, au creux de tes reins, /Douce, la chaleur de mes mains. /Ah redis-le, redis-le moi, /Que je suis ta première fois. /Ah, redis-le moi, je te crois. /Je t'aime, c'est la première fois, /Comme à chaque fois, /Comme à chaque fois, /Comme à chaque fois... »


 

Tag(s) : #Métaphysique et ontologie
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