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Sommaire

Introduction

I Dieu et la Nature

II La Raison et la Nature

III La Société et la Nature

IV La Nature comme fondement d’une certaine « morale » spectaculaire

V Notre morale renvoie à une vision esthétique du monde naturel

VI Dépasser une « morale » spectaculaire fondée sur une appréhension esthétique de la Nature

Bibliographie

 

Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Trad. A.Renaut, Paris, GF, 2006

Kant, Emmanuel, Critique de la raison pratique, Trad. J-P. Fussler,Paris, GF, 2003

Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000

Kant, Emmanuel, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Trad. J-M. Muglioni, Paris, Bordas, 1993

Hegel, GWF, Phénoménologie de l’esprit, Trad. J-P. Labarrière, Paris, Gallimard, 1993

Debord, Guy, La Société du Spectacle, Paris, Folio, 1996

Marx, Karl, Le Capital, Trad. M. Rubel, Paris, Folio, 2008

Arendt, Hannah, La crise de la culture, Ed Patrick Levy, Paris, Folio essais, 1989

Nancy, Jean-Luc, et Lacoue-Labarthe, Philippe, Le mythe nazi, Paris, L’aube, 2016

Introduction :

 

Tout « tu dois » s'imposant à l'individu doit avoir pour lui, apparemment, l'objectivité, l'universalité et la nécessité, d'une loi éternelle. Précisément, il faut bien qu'il « s'impose » à l'individu, la source du commandement doit transcender l'individu. Et c'est cette extériorité indispensable de ce qui fonde le devoir (moral) qui serait la condition de son « objectivité ».

Si c'était l'individu seul, en sa singularité irréductible, en son affectivité « propre », qui déterminait pour lui-même son « devoir », alors la particularité, l'arbitraire, la contingence de la prescription paraîtraient inévitables : toute objectivité aurait ici disparu ; à dire vrai, le terme même de « devoir » n'aurait plus de sens dans un tel contexte ; nous aurions affaire plutôt à des préceptes éthiques personnalisés, à des conseils donnés à soi-même pour bien vivre (ou pour bien jouir).

La distinction entre le devoir moral « objectif », dont la source est transcendante, et le précepte éthique subjectif, dont la source est immanente semble, a priori, encore bien établie dans « nos » consciences individuelles, en dépit du passage, dans « nos » sociétés, à un système favorisant la norme plutôt que la loi, et en dépit même de cet « individualisme » qui « gangrènerait » les démocraties occidentales de la modernité tardive (d'ailleurs, les théoriciens ayant observé ces transformations n'occupent-ils pas un point de vue attestant de la permanence d'un cadre moral implicite à travers lequel le monde, toujours déjà, serait pensé ?).

Par exemple, aujourd'hui encore, cela nous choquerait de découvrir que l'interdiction de tuer son prochain, dépend à chaque fois du goût personnel d'un individu déterminé, relève en fait d'une éthique personnelle, contingente et relative, et qu'elle ne trouve pas son fondement à l'extérieur de toute individualité singulière, au sein d'une sorte de sphère intelligible, immuable, et supérieure à toute « subjectivité » sensible située. Le simple fait que certains remords singuliers, spécifiques, nous déterminent encore, psychologiquement, affectivement, de façon éminente, prouverait cette affirmation. Un repentir plus intense que toute inquiétude relative à notre quotidienneté moyenne, même sans Dieu, semble nous ronger encore de l'intérieur à l'occasion de toute violation d'une certaine « loi morale » confusément appréhendée.

Ainsi, un criminel qui aurait pris conscience de ses actes, aujourd'hui, pourrait encore éprouver une terreur face à « l'immensité » de sa faute : il aurait brisé une harmonie supérieure, un ordre sacré transcendant les individus et leurs constructions relatives. Du moins, celles ou ceux qui hypostasieront son « humanité » persistante aimeront croire un tel fait. Ce qui l'atteindrait essentiellement, ce ne serait pas son manque de prudence, le châtiment à venir, ni même sa propre compassion pour les proches de sa victime. Ce ne serait pas non plus le fait d'avoir désobéi à une injonction positive établie par les humains, en tant que telle conventionnelle et contingente. Ce qui l'affligerait, ce serait le fait de s'être écarté de ce qui s'imposerait absolument, objectivement, à « l'humanité ». Par là, il inscrirait la position de son éventuel « goût subjectif » pour le meurtre au sein d'une relativité dépassable, c'est-à-dire dépassée, à travers la reconnaissance d'un commandement contraire, absolu et universel. Par là, il découvrirait le fossé qui distinguerait strictement son ethos subjectif passé de ce qu'une certaine « loi morale » exige éternellement de lui.

 

Pour comprendre cette spécificité d’une certaine « morale », telle qu'elle « nous » conditionnerait encore aujourd'hui, venons-en à des considérations plus précises. Posons donc cette simple question : quelle sera cette source transcendante garantissant l'objectivité, l'universalité et la nécessité, pour la loi morale ? A dire vrai, il y a peut-être des sources, multiples, et historiquement déterminées. Selon une certaine tradition antique grecque, il pourrait sembler que c'est la Nature hypostasiée, son ordre immuable et sacré qui proposerait, voire imposerait aux humains un modèle à suivre. L'extériorité et la supériorité de la légalité physique garantiraient ici, en tant que critères idéaux déterminant analogiquement toute injonction morale, une objectivité certaine pour cette injonction. Un certain « monothéisme », ensuite, définit la source de toute prescription morale au sein d’une foi en un Dieu-juge transcendant, créant et sanctifiant le monde. L'être-absolument-transcendant de Dieu accroît l'objectivité de la loi imposée aux hommes. Le mouvement des Lumières, plus tard, annonçant idéologiquement l'avènement des démocraties occidentales, et promouvant l'autonomie des individus, érige la Raison comme principe de tout commandement s'imposant à la personne humaine. Or, si c'est la personne « autonome » qui s'impose à elle-même désormais sa propre moralité, cela ne signifie pas que le fondement de la morale serait devenu immanent. C'est la Raison hypostasiée, la Raison en tant qu'universalité supérieure, antérieure, et, en un sens, extérieure à toute individualité singulière, qui prescrit ou interdit moralement, c'est-à-dire la Raison en tant qu'elle est structurée selon des principes que l'individu raisonnable et sensible ne choisit pas, qui ne dépendent pas de son goût ou de son bon vouloir, ni même de ses expériences singulières. Enfin, au sein d’une modernité plus tardive, c'est la Société personnifiée, la Société comme hypostase qui transcende ses membres, comme ordre techniquement et méthodiquement structuré (et surtout, observé, contemplé de l’extérieur), qui finit par imposer à l'individu des modèles de comportements. On ne parlera plus ici d'actions morales au sens strict, mais bien de « comportements normés » ; pourtant, une forme de « loi morale » persiste insidieusement. La Société est d'abord statistiquement, théoriquement appréhendée. L'être-quantitatif du social qui découle de là en fait une instance idéale, extérieure aux individus concrets, en chair et en os. La source du commandement, ici encore, demeure donc transcendante, et fonde une objectivité du commandement.

La Nature, Dieu, la Raison, la Société, sont autant de fondements idéaux successifs, puis juxtaposés, de l'être-moral, transcendant les individus et leur affectivité singulière, par lesquels un commandement s'imposerait aux hommes de façon objective, c'est-à-dire dans l'absolu, universellement et nécessairement. Par « l'action » de ces principes, l'individu issu de « nos » sociétés se sent gouverné par un ordre plus grand que lui, ce qui humilie sa prétention et le rassure tout à la fois, donne un sens à son agir : dès lors, il fera la distinction entre son originalité éthique, irréductiblement singulière, et une légalité morale valable « pour tous les humains », qu'il ne choisit pas, qui reste indépendante de sa volonté individuelle.

Sur cette base, il faut bien tenter de penser unitairement l'ensemble de ces fondements idéaux de la morale. Car se superposent aujourd’hui, selon toute vraisemblance, des motifs généalogiquement distincts, au sein de « nos » consciences toujours plus complexes. A dire vrai, « nous » ne sommes peut-être jamais vraiment sortis de la représentation antique d'une Nature transcendante, c'est-à-dire hypostasiée, dont la perfection, l'ordre immuable et nécessaire, devraient inspirer les actions humaines. Cette représentation archaïque se serait simplement développée spécifiquement, auto-différenciée singulièrement, au sein de « notre » histoire. Dieu, la Raison, la Société, ne seraient donc jamais que des renvois implicites à cette Nature déjà sacralisée par les Anciens, jugée supérieure à l'ordre conventionnel de la « culture humaine ». Prenons donc chaque principe séparément pour montrer ce fait.

L’enjeu serait de définir la dimension proprement « spectaculaire », au sens négatif, passif, réactif, dépossédant, du terme, de toute moralité qui semble s’affirmer toujours déjà en nous-mêmes : cette négation de la vie, dans la vie, serait à appréhender, d’abord, généalogiquement. C’est aujourd’hui que nous croyons pleinement apercevoir cette négation, quoique souvent cyniquement ; mais cette actualité dissociée, bien plus inactuelle qu’on ne peut le penser, est certainement le dévoilement de structures très profondes, ou archaïques. La systématisation d’un rapport esthétique au monde, en tant que blessé, aujourd’hui, jusque dans l’acte qualifié de « juste » ou de « bon », devrait pouvoir être, par-delà des ruptures certaines, rattachée à des formes d’aliénations plus anciennes.

Disons-le clairement, toutefois, nulle téléologie douteuse n’interviendra ici : car le dernier stade de cette dépossession, soit le stade de la Société-Personne hypostasiée, ou de la désolation achevée, ne saurait être qualifié de stade « nécessaire » sans obscénité, ou sans nihilisme qualifiant « l’Homme » de désastre en soi ; c’est d’ailleurs sa dimension contingente, a priori évitable, qui rend pensable sa critique, et souhaitable son dépassement.

 

I Dieu et la Nature

 

On peut distinguer quatre arguments « rationnels » sur l'existence de Dieu dans le cadre de la théologie chrétienne, finalement constituée en « dogme » systémique :

  • Le fameux argument ontologique d'Anselme de Cantorbéry (repris par Descartes), qui déduit du concept d'un Dieu parfait son existence nécessaire.
  • L'argument cosmologique, fondé par exemple sur l'impossibilité dans la Nature d'un retour en arrière infini et ordonné (Thomas d'Aquin).
  • L'argument téléologique, qui déduit d'un ordre final dans la Nature l'existence nécessaire d'une cause intelligente et sage (argument que Kant lui-même ne désavouait pas complètement).
  • Et enfin l'argument moral, selon lequel l'absence de Dieu signifierait une absence de morale, morale pourtant constatable dans le monde.

Or, il s'avère que le premier et le dernier argument cités ne sont que des pétitions de principe, ils produisent un concept du divin qui est entièrement vide. Ils reviennent à dire : puisque Dieu doit exister, alors Il existe ; puisqu'il y a de la morale dans le monde, alors un fondement pour la morale doit bien exister. Ainsi, seuls l'argument cosmologique et l'argument téléologique produisent un concept positif du divin. Ils ne sont pas de simples tautologies, de simples jeux verbaux, aveugles à l'empiricité concrète du monde. Ils posent une certaine observation de la Nature comme renvoyant nécessairement à une cause première engendrant ou dirigeant son devenir. Le fait que la Nature soit, et son être-tel apparent (son être-finalisé, ordonné, harmonieux) indiqueraient qu'un Dieu créateur et ordonnateur aurait présidé à son émergence. L'argument ontologique et l'argument moral ne viennent que se surajouter superficiellement, comme des cautions intellectuelles, à cette facticité « empiriquement » éprouvée déterminant toute croyance en Dieu.

« Il y a une harmonie observable dans la Nature, Nature qui suppose en outre une raison suffisante pour exister ». Cette affirmation dédoublée est le point de départ de toute croyance en un Dieu transcendant. La « révélation » elle-même perdrait certainement tout son crédit en l'absence d'une telle affirmation. Elle n'est que dérivée. Dès lors, il apparaît que c'est bien sur la base d'une attention particulière à l'être naturel que s'érige la nécessité de Dieu. L'adoration de Dieu n'est jamais que la prolongation d'une adoration de la Nature. Même la fuite dans la spiritualité pure, même la négation chrétienne de la Nature, ou du monde des apparences, même ce « nihilisme » que Nietzsche aurait voulu dénoncer, dérivent en fait d'une interprétation singulière de l'apparence visible du monde naturel : c'est la finalité visible présente dans les choses qui, en tant que visible, semble devoir renvoyer à un substrat invisible (argument téléologique) ; c'est le fait d'une existence du monde constatable en soi, de façon perceptible, qui semble devoir renvoyer à un premier moteur transcendant inapparent (argument cosmologique). L'Amour et l'obéissance que l’individu « croyant » doit à son Dieu n'est jamais que le déguisement d'un Amour et d'une obéissance qu'il devrait à un ordre naturel mystérieusement « ordonné », et dès lors « sacré » (ou sacralisé).

Chez les chrétiens comme chez les Grecs, avant eux, cette Nature en question demeure idéalisée, c'est en cela qu'elle est transcendante et qu'elle est séparée de l'individu. En outre, en tant que Nature une et ordonnée, elle fonderait une « nature » des choses, une définition essentielle et éternellement valable pour chaque chose.

La Nature idéalisée est première, et l'idée d'un Dieu transcendant en découle. L'observation extatique ou hallucinée d'une « harmonie naturelle » semble être devenue la condition nécessaire et suffisante de toute croyance en un Dieu transcendant, laquelle demeure un phénomène dérivé et secondaire.

Sans un tel naturalisme, d’ailleurs, politiquement parlant, les structures patriarcales, ou les structures de domination sociale, qui accompagnent le développement historique des monothéismes (ou qui les soutiennent matériellement, plutôt, et qu’ils soutiennent en retour, comme idéologies), seraient privées de justifications « théoriques » précieuses. Ainsi, « la » femme, ou l’individu rejeté « hors-humanité » par l’idéologie chrétienne, seront exclu-e-s en vertu d’un argument naturaliste-finaliste qui ne fait que développer spécifiquement l’argument téléologique de l’existence de Dieu : parce que « la » « Femme » serait naturellement faite pour engendrer « la Vie », par exemple, selon une « harmonie finale » préétablie théologiquement, certaines assignations ou réductions sexuelles s’imposeraient « nécessairement ». L’individu dévalué comme « non-humain », « sauvage », « barbare », « étranger », « esclave », ou autre, sera réduit et soumis, de même, en vertu d’un argument téléologique. C’est un « système » total qui s’exprime ici, et qui prolonge des formes de déprises plus anciennes. Un « argument théologique », consolidant finalement des rapports matériels d’oppression, devient dès lors plus effectif qu’une simple « théorisation » farfelue, ou qu’un simple jeu « syllogistique » sans conséquence, contrairement à ce qu’on pourrait d’abord le penser.

Mais, pour revenir à des considérations plus générales concernant le « naturalisme » chrétien, il est bon de se souvenir que les deux hommes qui semblèrent les plus dangereux pour l'Eglise ne furent pas des hérétiques notoires, des blasphémateurs explicites, ni même des kantiens réfutant l'argument ontologique, mais bien des scientifiques transformant les représentations du monde naturel, à savoir celles du ciel et de la vie. Galilée, d'abord, en démontrant, entre autres choses, la cohérence du système héliocentrique, en réfutant le géocentrisme, remit en cause la conception des théologiens scolastiques (fondée sur un aristotélisme dogmatique). Il porta ainsi atteinte de façon considérable, quoique bien malgré lui, au dogme religieux. Après les découvertes des premiers physiciens de la modernité, plus rien ne semblait indiquer dans la Nature que celle-ci avait été créée par Dieu en vue de l'Homme. Une dimension essentielle de « l'harmonie cosmique » susceptible de justifier le récit chrétien, structurellement « anthropocentrique », soit la centralité et la fixité du terrestre, devait disparaître. Si l'Eglise chrétienne avait été à ce point détachée de l'ordre naturel du monde, si elle n'avait été que spiritualité pure détachée du monde, elle n'aurait certainement pas réagi de façon aussi virulente aux découvertes de Galilée. Et si les voies du Seigneur sont censées être impénétrables, il s'avère en fait que l’individu chrétien a besoin de se sentir lui-même pénétré par la puissance de Dieu, précisément en contemplant la Nature. Si un fâcheux vient à rendre seulement discutable l'ordonnancement du monde tel qu'il « devrait être », puisque « Dieu l'a créé sagement », alors un courroux terrible s'abattra sur lui. Darwin, par la suite, désacralisa la sphère de la vie. Après lui, la dignité spécifique de l'Homme, son origine divine, ce qui le différenciait ontologiquement de l'animal ou du végétal, étaient radicalement remis en cause. Ici encore, l'Eglise chrétienne, promouvant l’adoration d'une Nature idéalisée attestant de la « présence » d'un Dieu personnel privilégiant « l’humain », se voyait mortellement atteinte.

Notons bien que, pour autant, Galilée demeura un croyant fervent, et que Darwin, loin d'être athée, mourut quant à lui, en bon scientifique se défiant de tout dogmatisme, en agnostique. A priori, transformer la vision que les humains ont de la Nature, du cosmos ou du vivant, ne devrait pas altérer essentiellement un dogme religieux affirmant l'existence d'un Dieu transcendant et parfait. Car il devrait être posé par principe que la marque qu'un tel Dieu imprimerait sur sa « création », parce que ce Dieu serait infiniment supérieur à l'humain et à ses capacités « herméneutiques », resterait nécessairement indéchiffrable pour lui. « Les voies du Seigneur sont impénétrables ». Le chrétien occulte délibérément et systématiquement cette parole pleine de bon sens, et se lance dans des querelles sans fin touchant des choses qui ne devraient pas le concerner (la physique, la biologie). Mais à vrai dire, ce faisant, il confesse une tendance qui est la sienne, quoiqu'il ne l'assume pas complètement : c'est bien la Nature et son « mystère » qui l'obsède, son harmonie, son ordre, son origine. Sa volonté de domination, au niveau politique, d’ailleurs, explique en partie une telle obsession : mais précisément, un tel mâle devenu esclavagiste, prétendant incarner, idéologiquement, « l’homme universel », n’assume pas cette volonté, qui contredit de fait une parole nazaréenne plus ancienne, si bien qu’il n’assume plus non plus cette obsession, en toute « cohérence », même s’il la développe souterrainement, de façon toujours plus aberrante et dissociée.

C'est donc bien la Nature que le chrétien tend à idolâtrer. Dieu n'est qu'un prétexte pour cette idolâtrie. Tandis qu'il tente de percer à jour les secrets de l'Univers, tandis plutôt qu'il prétend l'avoir fait, le chrétien assure se préoccuper de son âme immortelle et supranaturelle : comprendre le fonctionnement du Tout, ce serait comprendre les commandements moraux prescrits par l'auteur de ce Tout, et pouvoir atteindre un jour, éventuellement, la béatitude absolue, au sein de quelque céleste éternité. Mais à vrai dire, le chrétien s'est perdu en route, et il se complaît depuis bien longtemps déjà, et peut-être sans autre espoir que celui de prolonger cette contemplation éphémère, dans une attention soutenue, mais hallucinée, à cette Nature idéale qu'il « chérit » à son insu.

Ainsi, même au sein de la morale religieuse (ici, chrétienne), le principe transcendant fondant l'objectivité de la loi morale doit bien rester la Nature. Il s'agit toujours d'une Nature idéalisée, dont l'ordre fournirait un modèle analogique pour les actions humaines. Dieu n'est rien en dehors de cette Nature.

Ainsi, il est supposé que c'est par le truchement de signes manifestes dans la Nature apparente qu'un Dieu absent inapparent énonce ses impératifs. Mais de la sorte, Dieu en tant qu'être infiniment parfait s'abolit, puisqu'il est devenu si aisément déchiffrable pour un être imparfait à l'extrême (pour l’animal « rationnel »). Au sein de ce monothéisme, finalement athée et naturaliste malgré lui, incroyant selon ses propres critères, quoique de façon inconsciente, ne reste plus que la contemplation extatique d’une Nature fantasmée, de spectres mensongers et disparaissant, déterminant une certaine « orientation » pour l'agir humain, orientation marquée dès lors essentiellement par la soif de domination barbare, aveugle et inconséquente.

Les démentis « scientifiques » que finit par souffrir cette contemplation ne font qu’accroître une dissociation inguérissable, et une crispation toujours plus autoritaire, patriarcale, raciste, arbitraire, et hypocrite.

 

II La Raison et la Nature

 

La Raison des Lumières, qui tente maintenant d’intégrer certains « progrès scientifiques », renvoie pourtant encore, quoique de façon rénovée, à une Nature idéalisée. Ce fait est on ne peut plus manifeste dans la philosophie kantienne de l'histoire (Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique). Ainsi, chez Kant, le philosophe de l'histoire doit pouvoir reconnaître, rationnellement et raisonnablement, un certain dessein raisonnable de la Nature par lequel les hommes seraient amenés à constituer une société cosmopolitique administrant le droit de façon universelle, condition nécessaire d'un tout moral conçu comme finalité dernière du monde. C'est sur la base d'une certaine observation du vivant que se fonde une telle démarche : tout organe de tout être vivant existe en vue d'une fin, et cette fin doit se réaliser ; cela serait empiriquement reconnaissable. La Raison elle-même, telle qu'elle est présente en l'humain, doit bien également posséder une finalité déterminée, et tendre à achever cette finalité qui est la sienne (la Nature ne saurait rien faire en vain). Mais une telle fin de la Raison doit se réaliser dans l'espèce humaine, et non dans l'individu humain. Là se situerait essentiellement la spécificité humaine : c’est l’aventure d’une « espèce », devenue histoire linéaire, que l’humain en tant qu’humain ferait émerger, et non un projet de simple « survie », chaque fois renouvelée, d’individus biologiques isolés. Usant d'une insociable sociabilité, d'un antagonisme au sein de la Société, la Nature « travaillerait » à la réalisation de cet accomplissement final de la Raison, au cours de l'histoire humaine. La légalité juridique parfaite et cosmopolitique est une étape, décisive, le tout moral universel, l’intériorisation universelle de la loi pratique, l’autonomie achevée de tous les individus, serait la finalité en question.

Ici, des structures patriarcales devront être maintenues, même si elles se développent de façon inédite, de façon plus fonctionnelle, moins « affective » ; de même, ce rationalisme émergent postule finalement une universalité abstraite excluante : tout individu vivant assigné à la non-rationalité, et dès lors instrumentalisé (exploité, tenu sous tutelle, tenu en esclavage) se voit soumis à des nouvelles formes de réifications déshumanisantes. Le « projet naturel » téléologique annonce des structures de dominations nouvelles, d’autant plus destructrices que la transcendance qu’il enveloppe est issue d’une immanence qui serait considérée « en elle-même » et « pour elle-même ». La non-thématisation de ces finalités excluantes, par les premiers théoriciens, peut-être « naïfs », ayant pensé la rationalité pseudo-universelle en question, ne fait qu’aggraver l’impact de ces idéologies. Jusqu’à aujourd’hui, d’ailleurs.

Ainsi, la Raison, en tant que principe fondant l'objectivité de toute loi morale, renverrait bien à une Nature harmonieuse et ordonnée. La Raison ne serait rien si elle ne s'inscrivait pas au sein d'un ordre naturel téléologiquement déterminé, puisqu'alors elle ne possèderait aucun sens, aucune orientation, aucune justification. C'est donc en fait la Nature, telle qu'elle serait susceptible de réaliser une finalité dernière de la Raison à l'intérieur d'un devenir historique ainsi orienté, qui est idolâtrée, tandis que l'individu des Lumières loue une telle Raison. L'idée voltairienne d'un « Grand Horloger », le déisme voltairien, ainsi que la relative tolérance de Kant à l'égard de la preuve physico-théologique, ou téléologique (qu'il réhabilitera même partiellement, ou « réorientera » vers une direction morale, dans sa troisième critique), sont des faits d'ailleurs qui tendent à légitimer une telle affirmation...

A vrai dire, en ce sens, la Raison des Lumières ne fait que développer un certain « naturalisme », certes paradoxal et inconscient, en germe dans les monothéismes, en particulier dans le christianisme. Elle radicalise l'obsession religieuse pour les thèmes d'une harmonie de la Nature, d'un ordre final de l'univers, d'un dessein intelligent à l'origine de toutes choses. Elle tente aussi de les concilier avec certaines « avancées » scientifiques. La Raison n'est jamais que l'instance éminente par laquelle il est nécessaire que la Nature manifeste impérieusement un devenir téléologiquement déterminé. Dieu lui-même n'était pas autre chose. La Raison à son tour n'est jamais que dérivée : en dernière instance s'impose finalement et exclusivement la contemplation extatique d'une Nature rêvée, image prescrivant médiatement un bien-agir humain dans l'absolu.

Ce qui est décisif également, c'est que la Raison elle-même n'est pas simplement un élément de la Nature pour lequel cette Nature, dont on postule l'harmonie, doit régir un devenir finalisé. La Raison est aussi cette faculté de « l'Homme » (comme unité excluante), par laquelle il appréhende l'ordre des fins lui-même, la cohésion et la cohérence du tout. La Raison est un principe sacré également parce que c'est par elle que la Nature dévoilerait ses mystères, son agencement, ses orientations, la signification de ses dispositions et intensités. Ici encore, c'est hypothétiquement, et non dans l'absolu, que la Raison devra être louée : c'est dans la mesure seulement où elle fait apparaître une Nature harmonieuse (et donc susceptible d'imposer un modèle pour l'action bonne) que la Raison est valorisée.

La typique kantienne de la faculté de juger morale (Critique de la raison pratique) énonce d'ailleurs une certaine préséance de la Nature. La Raison prescrivant la loi morale doit fonder un ordre aussi nécessaire et universel que l'ordre légal naturel. Pour juger de la moralité d'une action, le jugeant devra donc user de l'analogie que fournit l'implacable légalité naturelle. Cette démarche analogique indique que la perfection à atteindre, pour la Raison pure pratique, a pour référence ultime la « perfection » de la Nature.

La Raison, en tant qu'elle ne trouve sa finalité, son sens, sa fonction, qu'au sein d'une Nature ordonnée téléologiquement, mais aussi en tant qu'elle rend manifeste cet ordre naturel, est la valeur éminente du siècle des Lumières. Mais c'est alors, doublement, la Nature qui est louée et prise pour modèle. Une Nature idéalisée, hypostasiée, toujours, et dès lors transcendante, susceptible ainsi de conférer une objectivité à la loi morale renvoyant à l'analogie que fournit son ordre nécessaire.

 

 

Certes, pourrait-on dire, la révolution kantienne, l'idéalisme transcendantal, semble annoncer un renoncement à une Nature en soi, immédiatement accessible en tant que telle. L'accent serait mis sur le sujet, sur sa Raison, sur ses facultés, et non plus sur l'objet présent en lui-même dans la Nature. La Nature elle-même, en sa légalité stricte, en tant qu'elle serait intégralement construite par un sujet transcendantal en lequel les catégories de l'entendement seraient de fait la seule vérité disponible, ne serait plus vraiment en cause en tant qu'instance autonome, ou constituant un modèle radicalement extérieur quoique simultanément et absurdement saisissable. Il ne s'agirait donc plus, au siècle de Kant, de cette Nature réifiée dogmatiquement des Anciens ou des théologiens chrétiens, mais d'une Nature dont la réalité est empiriquement construite, renvoyant à la situation d'un être rationnel et sensible.

Néanmoins, une certaine interprétation de l'Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique indique peut-être un dogmatisme des Lumières, même de la part du plus fervent contempteur de tout dogmatisme, dogmatisme des Lumières posant une Nature en soi susceptible de justifier tout le système d'une défense et d'une auto-détermination de la Raison. En effet, pour que la Raison, théorique ou pratique, possède des principes a priori régulant la connaissance empirique, ou détermine a priori l'existence de la loi morale, il faut qu'elle possède une nature en soi, une essence, essence définissant tout connaître ou tout prescrire rationnel en général. Cette essence renvoie elle-même à un certain projet pour la Raison, projet que la Raison ne définit pas elle-même, puisqu'elle n'est pas cause d'elle-même sur le plan de l'exister (« modalement » parlant). En effet, une essence, pour une chose soumise au devenir, n'est pas seulement un ensemble de propriétés fixes et éternelles. La fixité même des propriétés essentielles n'est possible que si la chose en devenir possède une direction précise, une orientation qui la dispose, un point de perfection où l'ensemble des propriétés recevront leur accomplissement. S'il y a une connaissance en soi rationnelle de l'homme, s'il y a un agir en soi raisonnable de l'homme, cela indique que l'existence de cette Raison qu'il possède est projetée vers des finalités qu'il n'a pas lui-même construites. Ces finalités, précisément, c'est la Nature, dont la Raison n'est qu'une partie, qui les pose. Cette Nature est alors une Nature dont l'être-en-soi serait accessible, du moins si l'être de la Raison doit lui-même être accessible (et il l'est, bien sûr, selon Kant lui-même). Une Nature idéale réifiée dogmatiquement. Certes, Kant tient à préciser, dans sa philosophie de l'histoire, qu'un dessein raisonnable de la nature justifiant et dirigeant le devenir de l'être raisonnable, n'est jamais qu'une hypothèse construite par le théoricien recherchant un fil directeur pour donner un sens au devenir apparemment chaotique des affaires humaines : cette hypothèse, en tant que telle, ne serait pas une connaissance dogmatique de l'en soi. Cela étant, cette précaution, conforme à l'idéalisme transcendantal, n'est pas vraiment suivie, si l'on s'attarde sur l'une des pierres d'achoppement de la démarche kantienne. D'une part, en voulant d'abord déterminer dogmatiquement les structures a priori du sujet connaissant, Kant saisit et détermine dogmatiquement, de façon certes implicite, non thématisée, une Nature en soi, qui serait susceptible de projeter l'être rationnel et sensible vers certaines finalités, car précisément, cette projection est une condition nécessaire pour que ledit sujet transcendantal puisse être considéré comme étant doté de propriétés fixes et exposables, voire déductibles - une Nature qui ne déterminerait pas le tout moral comme fin dernière rendrait impossible l'existence même, en l'esprit humain, des catégories de l'entendement en tant que catégories a priori, universelles et nécessaires ; c'est la perspective d'une moralisation progressive et constante de l'humanité qui permet la fixation éternelle des catégories, même sur le plan théorique, car, comme le montre la deuxième critique, ces catégories accomplissent leur fonction dernière dans un cadre pratique, cadre exigeant lui-même une telle moralisation : ainsi la causalité doit être une structure cognitive a priori surtout parce qu'il faut que le sujet moral puisse penser sa liberté transcendantale, c'est-à-dire une causalité pratique spécifique, liberté transcendantale annonçant elle-même un devenir téléologique au sein de la Nature. D'autre part, en ce qui concerne le fait de poser une Raison pure pratique, comme cela vient d'être suggéré, il suffit simplement de préciser qu'il serait absurde que la Raison prescrive à l'individu une action morale sans que s'affirme la perspective d'une moralisation progressive de l'humanité, moralisation permise par un agencement sagement ordonné de la Nature (sur ce point, il est vrai que Kant évite cette difficulté dans la deuxième critique, en postulant l'existence de Dieu et d'une âme immortelle, en se référant à quelque monde intelligible, possible et pensable, où la justice et la moralité régneraient ; mais si l'on considère que la moralité de la personne n'a pas de sens si elle n'a pas pour cadre, outre un ordre surnaturel juste, un ordre naturel où des hommes bien vivants, dans un avenir indéterminé, bénéficieront de tous ses bienfaits, alors l'esquive relative, ou l'indétermination, présentes dans la deuxième critique apparaîtront dans toute leur faiblesse : pour tout dire, on ne peut lire la deuxième critique sans lui associer la philosophie kantienne de l'histoire).

Ainsi donc, malgré l'idéalisme transcendantal, nous assistons bien, à l'ère des Lumières, et ce même avec Kant, à une réification dogmatique d'une Nature idéalisée. La glorification de la Raison n'est jamais qu'une nouvelle façon d'adorer cette Nature hypostasiée dont on attend toujours qu'elle constitue le principe transcendant de l'objectivité morale. Ce qui fait problème, comme on l'a vu, c'est la question de la fondation. La Raison doit fonder l'ordre final du Tout naturel, après la révolution kantienne, mais cet ordre à son tour fonde une telle Raison telle qu'elle serait seulement capable d'appréhender une cohérence dans le monde. La sortie hors de cette circularité sera la détermination implicite (et non assumée, en ce qui concerne Kant) d'un être-en-soi de la Nature, qui aurait la préséance. Cette Nature en soi demeure ce sur quoi se focalise l'attention, alors même que son accès a été interdit (conscient de ces difficultés, Hegel, plus tard, dépassera la distinction kantienne entre noumène et phénomène, vers l'idéalisme absolu). Ceci nous indique à quel point la Raison des Lumières, même en tant que principe de l'autonomie de la personne, demeure un principe transcendant. Elle est elle-même enveloppée par l'extérieur en soi, elle renvoie à cette extériorité radicale, qu'elle doit donc bien déterminer ontologiquement, malgré elle, pour s'exposer elle-même à elle-même, alors même qu'elle a reconnu simultanément son inaccessibilité a priori (absurdité). La transcendance est à son paroxysme (et il s'agit toujours en dernière instance d'une transcendance de la Nature comme pure idée), et donc l'objectivité de la loi morale qu'elle inspire est maximale - la Nature des Anciens et le Dieu judéo-chrétien sont certainement moins radicalement éloignés de l'homme que la Nature ordonnée rationnellement des Lumières ; un commandement moral reposant sur cet ordre rationnel sera donc plus impérieux qu'un précepte stoïcien, et même plus impérieux qu'un commandement divin.

 

III La Société et la Nature

 

La Société personnifiée, principe transcendant au fondement de l'objectivité « morale » dans notre modernité tardive, renvoie elle aussi, en dernière analyse, à une conception théorique de la Nature, à un ordre naturel méthodiquement appréhendé, à une Nature hypostasiée. Voyons cela de plus près.

Le principe de synthèse de la société où règnent les conditions modernes de production est le travail.

Tâchons de définir le labeur de façon générale, pour appréhender un tel « travail », tel qu’il émerge spécifiquement dans la modernité.

Le labeur, au sens traditionnel et courant, est l'activité spécifique par laquelle l'homme, via une métabolisation avec la Nature, construit les conditions de sa survie. Il renvoie également, en tant que secteur déterminé de la vie des hommes, à une complexification progressive, à un processus historique irréversible : la création de nouveaux besoins fonde une division toujours plus complexifiée des activités productives, et réciproquement. Cela étant, cette irréversibilité de principe du procès n'est pas encore palpable avant que le « travail » et ses produits ne s'accumulent massivement (c'est-à-dire avant le capitalisme). De fait, il semblerait que, dans des conditions précapitalistes, ce soit une temporalité cyclique qui rythme les journées de l’individu laborieux. L'alternance des saisons, par exemple, détermine éminemment le labeur agricole, infrastructure fondamentale de toute « production » esclavagiste ou féodale. Le labeur domestique des femmes, au sein de la maisonnée, sera de même rythmé par la répétition monotone de tâches prescrites a priori, à l’intérieur d’une domination patriarcale. Plus essentiellement, le labeur, dans une société précapitaliste, n'est qu'un moyen, un « mal nécessaire » en vue de satisfaire des besoins concrets ; la finalité dernière du labeur étant la consommation (notons que cela vaut également pour les seigneurs qui exigent des serfs un surtravail : c'est la jouissance des biens produits par d’autres qu'ils recherchent, et non la possibilité d'un réinvestissement ultérieur). Dès lors, dans ces sociétés précapitalistes, la temporalité propre à la base productive ou reproductive apparaît comme étant essentiellement cyclique, précisément parce que c'est toujours la même circularité qui se développe : on produit pour consommer, et on consomme pour produire, et ce indéfiniment. La sphère du labeur renvoie, dans les sociétés antiques et médiévales, à la recréation cyclique dans la production de ce qui est systématiquement et entièrement détruit dans la consommation. En ce sens, une telle sphère ne serait pas essentiellement différente de la sphère biologique, elle-même perpétuellement cyclique (principe de reproduction répétée indéfiniment, à tous les niveaux). Dans de telles sociétés, seule la sphère politique est reconnue dans son irréversibilité : ici se déroulerait une « histoire », avec ses événements extraordinaires, ses actions libres, sa linéarité intrinsèque. Cette sphère politique, précisément (citoyens, maîtres, patriarches, seigneurs, rois), maintient par la violence (symbolique et concrète) la cyclicité de la sphère du labeur : on assiste, ici, véritablement, au prélèvement d'une plus-value temporelle[1]. C'est ainsi que la grande masse des individus laborieux demeura très longtemps hors-histoire (esclaves, serfs, femmes). C'est-à-dire, quasiment, hors-humanité (si du moins il est vrai que l'humain s'humanise, ou obtient une « reconnaissance » qui le détermine comme « humain », à travers l'accession à une temporalité historique).

Cela étant posé, en réalité, depuis l'émergence d'une division des activités productives (complexification de la production et du système des besoins), la sphère du labeur s'insère dans un temps irréversible. Du moins si l'on considère les systèmes productifs dans leur globalité. Certes, localement, tout se passe comme si le labeur agricole d'une société précapitaliste, par exemple, demeurait soumis à une cyclicité temporelle implacable. Mais la globalité du système dans lequel il s'insère doit être associée, quant à elle, à une devenir linéaire excluant tout retour du même. Ceci est confirmé par le fait que, cela même qui « régit » formellement cette globalité, le politique, est lui-même, précisément, comme on l'a dit, processus, historicité, irréversibilité. Le politique, de par sa vocation synthétisante (mais de fait superficielle et dérivée) s'arroge la linéarité historique de « l'aventure productive » des masses laborieuses, bénéficiant de l'éparpillement des foyers locaux du labeur, ainsi maintenus dans un « état naturel » et a priori neutralisés.

De même, le mâle dominateur, vivant pour lui-même « son » aventure historique, développe par là-même une autre aventure, invisible, mais elle aussi linéaire, et progressivement complexifiée, même s’il tend à l’abolir systématiquement comme « aventure » : celle de sa domination patriarcale, et donc celle des résistances concrètes développées par les femmes face à une telle domination.

Mais ce sont aussi des synthèses « théocratiques » qu’il faut envisager ici, plus qu’une synthèse « politique » autonome : les confusions du temporel et du « spirituel », du politique et du religieux, ici, permettent d’engager la confusion idéologique entre ce-qui-demeure-à-jamais et ce qui devient, condition de tout prélèvement effectif d’une plus-value temporelle déterminée. Les arguments téléologico-théologiques, dans ce contexte, accompagnent le projet historique du politique, pour mieux exclure, de façon mensongère, les individus laborieux, de ce projet.

La révolution bourgeoise change la donne : la classe qui conquiert le pouvoir politique dès la fin du XVIIIème siècle, en Europe, impose l'historicité irréversible de la sphère du « travail », laquelle est désormais reconnue dans sa dimension globale (du fait d’une concurrence globale entre capitalistes, mais aussi entre salariés, au sein d’un marché séparé, mais toujours plus étendu). Les synthèses religieuses traditionnelles n’ont plus la même nécessité immédiate, car la sphère idéologique de ce-qui-demeure-à-jamais n’a plus le même rôle fonctionnel à jouer. En effet, le capitalisme dévoile, idéologiquement et matériellement, un certain « projet économique » de « l'humanité », qui serait un projet non pas de simple reproduction indéfinie de la vie, mais aussi de transformation continue, linéaire, du donné naturel et humain, projet dérivant lui-même du souci de valoriser indéfiniment la valeur économique.

Dans ces conditions nouvelles, le politique ne sera plus soumis strictement à un ordre religieux traditionnel, mais pourra devenir une fonction dérivant de la religion profane qu’est l’économie : il n’opère donc pas de façon plus autonome les « synthèses sociales » adaptées, mais sa tutelle a toutefois changé de nature.

On a vu que, dans les sociétés précapitalistes, le labeur n'est qu'un moyen, et la consommation la finalité. Ainsi l'illusion, localement, d'une stagnation ou d'une cyclicité possédait des fondements solides. Mais dans la société capitaliste, cette illusion peut s'effondrer définitivement : car le travail, globalement de surcroît, est devenu une fin en soi. Et ce, précisément, en tant qu'il est devenu, comme abstraction (comme durée moyenne quantitativement déterminée) substance de la valeur qu'il s'agit d'accumuler. Le passage de la formule de la circulation M-A-M (Marchandise-Argent-Marchandise) à la formule A-M-A' (Argent-Marchandise-Davantage d'argent)[2] annonce, dans le système capitaliste, la possibilité pour l’individu travaillant, auquel on extorque une survaleur, de participer à l'histoire irréversible de la valeur et de son accumulation. Cette histoire n'a pas de fin, ou plutôt : elle est une finalité constamment renouvelée. Toute cyclicité semble avoir disparu : ou plutôt, les cycles de la production et de la consommation, se perpétuent apparemment, mais sur fond de développement constant et irréversible des conditions objectives et subjectives de production, indissociable d’un processus indéfini de valorisation abstraite. Debord évoque un temps « pseudo-cyclique »[3], effectivement irréversible, propre au développement économique moderne en tant que tel.

Cela étant, paradoxalement, c'est au moment où l’individu travaillant est censé « s'humaniser », entrer dans une histoire linéaire, « grâce » à la révolution bourgeoise, qu'il est aussi éminemment aliéné, dépossédé, réifié...Car il n’est plus qu’un « temps de travail » dépersonnalisé, désormais, morcelé et ignoré, au sein d’une sphère productive en laquelle la dimension « concrète » et vécue de l’activité vivante n’est plus du tout l’essentiel.

Dans le même ordre d’idées, structurellement, les femmes, au sein du capitalisme, par-delà leurs « intégrations » relatives, restent assignées à la tâche de la reproduction de la force de travail exploitable au sein du foyer privé, à la gestation et à l’entretien de la vie bientôt exploitable. Mais si cette exploitation qu’elles doivent permettre est aussi un développement désormais linéaire, irréversible, leurs luttes et préoccupations tendent à s’insérer elles-mêmes au sein d’une histoire, au sein d’une aventure, devenue plus « visible » comme devenir progressif. Mais une telle « entrée dans l’histoire », ici encore, n’est pas nécessairement synonyme d’émancipation pleine : car, subissant ce que tout individu « productif » dans la société capitaliste tend à subir, c’est en tant qu’elle est rendue abstraite, non spécifique, ou indifférente à l’empiricité concrète des existences, que leur « historicité » s’affirme publiquement.

L'irréversibilité de l'accumulation capitaliste de travail abstrait (de valeur) signifie que c'est le travail, ou l’activité reproductive, qui ont su trouver, dans ce moment historique spécifique, une consistance et une existence autonomes.

Au sens strict, le « travail » en tant que tel, le travail « tout court », apparaît avec la société capitaliste. Dans les sociétés précapitalistes, l'activité de métabolisation avec la nature en vue de la survie n'est pas saisie conceptuellement, ni unifiée abstraitement, car elle est un ensemble d’activités hétérogènes qui s'effacent derrière les produits concrets, activités qui ne sont apparemment, horizontalement, qu'une modalité de la vie biologique, confondue avec les autres modalités de cette vie, ou encore qui sera synthétisée, verticalement, par des formes « théocratiques », qui n’engagent pas encore une dépersonnalisation complète des rapports de domination. Lorsque donc était évoqué précédemment le labeur au sens « traditionnel », il s’agissait, non pas d’une généralité qu’on pourrait ramener à l’unité abstraite, mais bien d'un ensemble (problématique) d'activités productives ou reproductives multiples, différenciées, concrètes.

Le travail, le travail « en général », non spécifique et indifférencié, on l’a dit, est le principe de synthèse de « notre » dite « Société » : dans l’inversion idéologique, mais effectivement produite, il est l'activité par laquelle nous pouvons effectivement parler de Société, de système social, de connexions sociales, de comportements sociaux, etc. Précisément, le travail serait devenu le projet global de notre Société. Non pas ses produits, non pas la consommation de ses produits, non pas les « revenus » qu'il permet (même si l’idéologie masquant l’aveuglement des rapports sociaux capitalistes prétend de telles choses, pour mieux entretenir, inconsciemment, un tel aveuglement). Mais bien le travail, le travail en général, en tant que norme idéale, en tant que durée moyenne, en tant que standard de productivité, en tant que quantité abstraite, en tant que pure dépense d'énergie humaine quantifiable en général, et dès lors susceptible d'aller se cristalliser dans les marchandises dont les valeurs, et la possibilité de leur croissance indéfinie seront « le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne » (Debord).

Survivre pour travailler, et non pas agir qualitativement pour vivre : cette aberration devient toujours plus vraie au sein des conditions modernes de production, si seulement l'on considère que c'est l'accumulation de la valeur, abstraite, qui est la finalité de la production (autant dire que la production, ramenée à l’abstraction, devient la finalité de la production effective ; le procès est tautologique).

Cela étant dit, ce n’est pas « derrière » nous, dans un passé idéalisé, que nous pourrons trouver un « faire-œuvre » préservé, puisqu’une telle aliénation moderne ne fait que radicaliser des formes théologico-politiques de dépossessions « traditionnelles », dont le « retour » n’est en rien souhaitable.

Mais la temporalité inédite de la « valeur » moderne engage néanmoins une critique spécifique : l'irréversibilité historique qui émerge ici devient une irréversibilité abstraite, idéale. Elle est l'accroissement d'une quantité, et non pas l'évolution ou la transformation d'une qualité déterminée et différenciée. Elle recouvre une irréversibilité empirique toujours plus désastreuse, qui n'est pas prise en considération (dégradation de l'environnement, barbarisation du patriarcat, des inégalités socio-économiques, d’un racisme fonctionnel, augmentation du chômage, isolement et désolation des individus, du fait des développements aveugles des technologies de communication, etc.).

De fait, une plus-value temporelle ne semble plus effectivement prélevée, comme dans les systèmes précapitalistes, car une certaine historicité de la « base socio-économique » semble maintenant être « reconnue » idéologiquement. En revanche, une plus-value existentielle est très explicitement prélevée : c'est la dimension concrète et multidimensionnelle des existences individuelles, c’est le passage irréversible et concret, complexe, des êtres humains, pluriels et singuliers, sur cette terre, qui sont définitivement niés.

Il y a bien, dans la réalité capitaliste, une personnification de la Société, Société abstraitement définie, contemplée de l’extérieur, transcendant les individus en chair et en os, semblant fonctionner par elle-même, de façon « autonome », et qui renvoie à une Nature elle-même idéalisée, hypostasiée. A dire vrai, ici, l'accomplissement de quelque harmonie naturelle-divine, mais confusément appréhendée (appréhendée selon un athéisme clivé, le plus souvent, aujourd’hui), ou la réalisation d'un dessein raisonnable de la Nature, seraient à l'oeuvre. Notre Société comprendrait les deux moments précédents, « théologique » et « rationaliste », et prétendrait les exposer dans leur « vérité », dans leur « achèvement plein », via une « sécularisation » spécifique. Ce soleil qui ne se couche jamais sur notre passivité moderne « travailliste », ce règne autoréférentiel de la valeur abstraite, seraient devenus la Nature s’accomplissant en vue de l'Homme. Selon une idéologie « sociale » moderne qui voudrait désormais réaliser matériellement ses mensonges et inversions, la linéarité des processus humains aurait été enfin dévoilée par le développement de la Société-Personne, la loi du temps irréversible aurait été mise en lumière, et c'est la Nature qui célébrerait dans ce dévoilement, dans son dévoilement, son épiphanie. C'est elle, qui, par la nécessité qu'elle prescrit, aurait enjoint « l'humain » à outrepasser la cyclicité attachée à la nécessité, pour qu'il atteigne la possibilité d’injecter du nouveau, du linéaire, jusque dans la sphère où cette cyclicité devrait être, éminemment, la seule loi : jusque dans la sphère productive ou reproductive, devenue sphère « économique ». L'histoire de l'humanité apparaîtra ici, idéologiquement, comme une sorte de jeu de séduction opérant entre la Nature, rusée, ne se dévoilant que progressivement, et les humains, face à leur Société-personne, incluant des conceptions diversement complexifiées de cette Nature hypostasiée, jeu de séduction par lequel la découverte de l'irréversibilité de toute temporalité s'affirme finalement : la sphère théocratique, superficiellement, intègre d'abord la forme temporelle irréversible (sociétés précapitalistes) ; puis, par effet de transfert et de contamination, ce contenu, d’abord théologico-politique, pénètre les formes économiques (société bourgeoise).

C’est d’abord une « norme » éminente, la quantité moyenne de travail comme abstraction, qui règle nos pratiques, devenues « comportements » toujours plus automatisés. Pourtant, puisque cette norme intègre, en les accomplissant, des schémas téléologiques plus anciens, théologiques ou rationalistes, elle demeure hantée par une forme morale transcendante. La loi morale n’est pas supprimée, ici, mais sublimée au sein d’un principe plus strict encore, qui abolit toujours plus l’autonomie de l’individuel au profit de l’autonomie de formes fétichisées mouvant cet individuel. Cette morale « immanquable », pour ainsi dire, parce qu’elle n’est même plus thématisée consciemment par la personne qui s’y soumet, affirme son emprise maximale.

Cette morale aura pour fondement objectif cette Société personnifiée qui a fait du travail abstrait, linéairement déployé, son principe de synthèse, et une telle Société renvoie bien, en dernière analyse, à une Nature hypostasiée constituant en elle-même un principe transcendant, à la manière du Dieu judéo-chrétien, ou de la Raison des Lumières. Cette Société contient en outre en elle-même ces deux moments et prétend les rassembler, les conserver, tout en les supprimant (Aufhebung).

 

 

 

Appendice : une citation de Marx

 

« Les sciences de la nature ont déployé une énorme activité et ont fait leur un matériel qui va grandissant. Cependant, la philosophie leur est restée tout aussi étrangère qu'elles sont restées étrangères à la philosophie. Leur union momentanée [dans l'Encyclopédie de Hegel] n'était qu'une illusion de l'imagination. La volonté était là, mais les capacités manquaient. Les historiens eux-mêmes ne se réfèrent aux sciences de la nature qu'en passant, [...]. Mais par le moyen de l'industrie, les sciences de la nature sont intervenues d'autant plus pratiquement dans la vie humaine et l'ont transformée et ont préparé l'émancipation humaine, bien qu'elles aient dû parachever directement la déshumanisation. L'industrie est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences de la nature, avec l'homme [...] en conséquence les sciences de la nature perdront leur orientation abstraitement matérielle ou plutôt idéaliste[4] et deviendront la base de la science humaine, comme elles sont déjà devenues - quoique sous une forme aliénée - la base de la vie réellement humaine [...] la transformation de «l'homme» en objet de la conscience sensible et du besoin de « l'homme en tant qu'homme » en besoin [naturel concret]. L'histoire elle-même est une partie réelle de l'histoire de la nature, de la transformation de la nature en homme. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l'homme, que la science de l'homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science. »[5]

 

 

 

 

 

IV La Nature comme fondement d’une certaine « morale » spectaculaire

Il apparaît bien maintenant que c'est une idéalisation, se développant, s’auto-différenciant, de quelque Nature hypostasiée, qui sera l’arrière-fond des conceptions d'un Dieu judéo-chrétien, de la Raison des Lumières, et de la Société-personne, telles qu'elles seront également les fondements de l'objectivité d’une certaine « moralité » en évolution. Autrement dit, la moralité, par-delà sa complexité en devenir, semble devoir se fonder, jusqu’à aujourd’hui, sur quelque adoration d'un « ordre » naturel sacré.

Autrefois, « les Anciens avaient édifié un ciel avec une ample richesse de pensée et d'images. De tout ce qui est, la signification se trouvait dans le fil de lumière par lequel il était attaché au ciel ; en le suivant au lieu de séjourner dans ce présent, le regard glissait vers le haut, au-delà de lui, vers l'essence divine, vers, si l'on peut dire, un présent de l'au-delà. » (Hegel, Préface de la Phénoménologie de l'Esprit).

La Nature, pour les Anciens, c'est d'abord le ciel, nous dira Hegel : c'est ainsi qu'elle en impose, et peut se « poser » en tant qu'hypostase (elle perdra toujours plus son immanence initiale). Toute cosmologie ou astronomie antique renvoie à la quête d'un premier moteur sacré élucidant quelque harmonie céleste, géométrique et téléologique, qui procure une extase (extase contenue tout de même par l'attitude circonspecte du spécialiste en physiologie rationnelle ou en géométrie naturelle – Eudoxe, Platon).

D'une façon qui n'est pas toujours thématisée, ce qui est le principe de la Nature antique, ce qui est cause motrice, finale et formelle (géométrique) simultanément, de cette Nature, est associé à une vision morale du monde. Et ce principe analogique sera même ce qui fondera la majesté, l'universalité et la nécessité, des lois prescrivant les actions justes et bonnes « en elles-mêmes ». Ainsi, par exemple, la morale idéaliste et ascétique de Platon a certainement pour modèle latent la forme géométrique pure, dépouillée de toute contingence sensible, que saisissent les astronomes antiques lors de leur contemplation sereine et simultanément extatique du ciel. Se contraindre en tant qu'être sensible, a priori avide de plaisirs multiples, purifier son agir, atteindre une attitude spirituelle pour laquelle le corps n'est qu'un tombeau, l'ensemble de cette posture morale n'aurait pas toute cette force, cette universalité et cette nécessité que tout platonicien lui confère, si l'astronome de son côté n'avait pas dévoilé au préalable son correspondant « cosmologique » dans son geste consistant à purifier sa contemplation du tout naturel, à travers l'extraction d'essences mathématiques, éternelles et immuables.

Les Anciens constatent que la vie terrestre en général, et humaine en particulier, est prise au sein de quelque devenir, au sein de quelque transformation continuelle, de quelque corruption, qui détonne avec l'immutabilité du ciel. Cette disproportion les fait souffrir (le monde « sublunaire », situé sous l'orbite de la lune, tel qu'Aristote le définit, paraît relever du hasard désolant et de l'arbitraire pur, en comparaison de l'ordre fixe et statiquement éternel, nécessaire, géométrique, du monde « supralunaire »). Dès lors, un « projet » pour les hommes, projet que la Nature, ou bien quelque « premier moteur » visant également une fin, « désirerait » réaliser, se précise : « l'humanité » aurait pour « mission » d'opérer, par un phénomène d'endosmose, une synthèse entre l'irréversible qui lui est propre, et l'éternité fixe, cyclique, de la Nature céleste. La finalité dernière des humains serait de parvenir à façonner une réalité où l'essence du ciel et l'essence de la terre, a priori opposées, se rejoignent, au sein d'une contamination réciproque : finalement, donc, la Nature serait contaminée par l'irréversible, sans perdre son éternité de principe ; et l'humain injecterait en lui de la fixité, de la pérennité, un ordre géométrique stable, sans perdre son irréversibilité de principe (réciprocité de l'Aufhebung). L'opposition serait alors levée, ou plutôt sursumée, et l'homme historique serait la Nature elle-même, telle qu'elle aurait réalisé son projet pour lui, laquelle Nature d'ailleurs ne verrait plus se distinguer en elle quelque élément « conscient », « terrestre », ou autre, de fait.

Mais il faudra maintenant situer le terrain sur lequel devra se développer cette opération d’ajustement réciproque. Ce terrain semblait déjà implicitement déterminé au sein de l’antiquité grecque, quoique non forcément reconnu en tant que tel. Pour le dire simplement, c’est bien à travers un processus d’abstraction déterminé, abstraction à première vue idéelle, que se constituent les premières notions antiques grecques d’une « Nature » géométriquement ordonnée ; mais ce processus d’abstraction, relevant intrinsèquement d’un logos géométrique, est indissociable, à un niveau plus immanent et matériel (au niveau d’une « abstraction réelle »), de développements déterminés au sein de l’organisation de la sphère productive humaine, et émerge même à partir d’eux. Ainsi, Sohn-Rethel, dans le chapitre 15 de son ouvrage Travail intellectuel et travail manuel, souligne une dimension décisive du « naturalisme » géométrique grec antique, lequel a essentiellement un aspect « social », pour ainsi dire (ce que Hegel n’apercevait pas clairement) :

« Les Grecs inventèrent un nouveau type de démonstration géométrique. Au lieu de tendre des cordes, ils tracèrent des lignes sur une feuille au moyen d'une règle qui, grâce à d'autres lignes droites, formaient une figure à partir de laquelle on pouvait reconnaître des lois géométriques. Ces combinaisons de lignes n'étaient liées à aucun espace particulier et leur taille était infiniment variable. Le rapport géométrique à la mesure devint quelque chose de tout à fait différent de la mesure elle-même. L'opération manuelle fut subordonnée à un acte de pure pensée ne s'intéressant qu'à des lois numériques quantitatives ou à l'espace abstrait. Son contenu conceptuel n'était pas seulement indépendant vis-à-vis de tel ou tel contenu particulier mais de toute tâche pratique. Afin de pouvoir se détacher de toute application il fallait qu’émerge une abstraction purement formelle qui soit reçue par la pensée réflexive. Nous pensons que cela advient au moyen de la généralisation inhérente à la mise en relation de la valeur des marchandises promu par le battage de monnaie. »

Les premières manifestations d’une structure « marchande » ou « monétaire », encore embryonnaire, accompagnent les premières formes intellectuelles géométriques qui permettent à la « Nature » d’être dotée théoriquement de déterminations légales strictes, puis universelles (Milet, puis Athènes). Cette structure « marchande », ou proto-marchande, n’est pas encore la structure marchande moderne capitaliste, puisqu’elle reste essentiellement esclavagiste, et ne suppose pas encore une dimension abstraite, formelle, ou indifférenciée, à l’intérieur de la socialité d’un « travail », déterminé comme travail « tout court ». Mais elle enveloppe déjà un projet d’abstraction, idéel-réel, qui se radicalisera progressivement, en prenant diverses formes, théologiques, politiques, métaphysiques, puis strictement économiques et sociales finalement, au fil de l’histoire occidentale.

Quoi qu’il en soit, au sein d’une antiquité grecque déterminée, philosophique et proto-marchande, qui développe des formes abstraites, logico-pratiques, qui se différencieront spécifiquement par la suite, la relation entre d’une part la contemplation théorique « naturaliste », ou « physiologique », et d’autre part une certaine pratique matérielle, « sociale » et productive, déjà médiatisée par des structures monétaires, peut s’établir, même si elle suppose un certain nombre d’intermédiaires. C’est par cette relation qu’un phénomène d’endosmose entre le légal « naturel » et le légal « conventionnel » s’opère implicitement, jusqu’à déterminer une intention pratique, théorique, et esthétique, souterraine, qui s’auto-différenciera progressivement, jusqu’à aujourd’hui.

C’est sur le terrain de la « morale », mêlant la forme conventionnelle humaine contingente et la forme physique jugée « nécessaire », que le phénomène d’endosmose en question devait pouvoir se produire effectivement. Cette forme « morale », donc, comme principe d’homogénéisation de termes d’abord hétérogènes, ne fera que sublimer certaines déterminations fonctionnelles, ou « sociales », pour les hisser à la dignité d’une légalité « physique » universelle fixe et harmonieuse. Elle doit être finalement contemplée de l’extérieur, esthétiquement, pour remplir une telle fonction assignée. En tant que telle, elle joue aussi un rôle d’obnubilation majeure, et empêche toujours plus, comme moyen terme qui concentre tous les regards, que soit perçue la relation entre les deux ordres légaux, « naturel » et « humain », soit perçue en tant que telle. L’ordre « politique », ou le « théocratique » plutôt, utilise toujours plus cette forme morale comme rempart naturel pour ériger sa domination en puissance nécessaire et indépassable. C’est pourquoi la démystification de la morale devient aussi, toujours plus, le problème critique et politique par excellence, tel qu’il a pour tâche la démystification de la science naturelle matériellement et historiquement déterminée, autant que celle des formes productives idéologiquement naturalisées.

Ainsi, un certain point d’aboutissement (notre Société-personne moderne) et un certain point de départ (une « Nature » antique définie comme critère légal universel) se rejoignent finalement : l’auto-différenciation du critère théorico-pratique est aussi, très certainement, la confirmation apparente d’une intention initiale. Par cette mise en relation entre « l’origine » et le « point d’arrivée », le théologique chrétien et le téléologique « rationnel » des Lumières, comme termes interposés, définissent à leur tour une vocation unitaire : la « Nature », analogiquement, reste ce critère général et transcendant prescrivant quelque « bien-agir » déterminé.

La radicalisation du projet géométrique-marchand en germe dans « l’héritage » antique sera exprimée synthétiquement par Sohn-Rethel, dans le chapitre 19 de Travail intellectuel et travail manuel, lorsqu’il évoque la méthode Galiléenne dans sa relation au capitalisme émergent :

« L'association de la matière et du mouvement découle de la définition Galiléenne de l'inertie. Cette définition, nous l'avons vu, fut la touche finale permettant à Galilée de mettre au point la méthode mathématique et expérimentale et de devenir le fondateur de la science moderne. À la lumière de la définition du mouvement inertiel de Galilée le modèle de l'abstraction-échange prend la signification du minimum absolu de ce qui constitue un événement physique. Tout événement pouvant être composé à partir de ce minimum est donc ipso facto concevable en termes de pures catégories théoriques, et susceptible d'un traitement mathématique total. C'est comme cela que la science moderne procède. Des hypothèses théoriques énoncées dans des formes conceptuelles et des formules mathématiques sont mises au point et testées par une confrontation avec la nature, ou avec cette partie soigneusement isolée de la nature dont les hypothèses contiennent les définitions. Cette confrontation représente l’expérience. L’expérience est exécutée à l'aide d'instruments adaptés aux hypothèses, dont ils sont en fait une partie. Le phénomène testé est prévenu de toute altération par une main humaine et produit de telle manière qu'il permette d'enregistrer des mesures spécifiques, qui sont ensuite lues telles qu'elles sont indiquées par les instruments et doivent répondre aux questions posées par les hypothèses. Lire ces valeurs constitue le seul contact direct autorisé de l’expérimentateur avec la nature investiguée. Ces précautions sont indispensables afin d'assurer l'identité du phénomène testé au moyen de l'hypothèse mathématique ; en d'autres termes, indispensables pour conclure l'isolation expérimentale. En raison de l'isolation, un phénomène ne peut être le sujet d'une investigation qu'en tant qu'il est séparé de son contexte originel. Il est donc clair que la science moderne n'a pas pour but d'aider la société dans ses relations avec la nature. Elle étudie la nature seulement du point de vue de la production capitaliste. Si l'expérimentation fournit une preuve fiable de l'hypothèse cette dernière devient alors « une loi de la nature » sous la forme d'une loi de récurrence entre événements. C'est ce résultat que le capitaliste pourra utiliser en vue d'une application technologique dans son usine. Il n'est pas rare que les installations technologiques ressemblent de près à une réplique à grande échelle d'une expérience réussie. Nous pouvons dire que les objets sur lesquels le capital peut exercer son contrôle doit prendre la forme d'une marchandise. C'est là la vérité de la science exacte en tant que connaissance de la nature sous une forme marchande. »

Galilée menace d’abord la théologie « naturaliste » chrétienne, mais accompagne finalement le développement de la religion moderne, matériellement produite du capital. Il sursume les oppositions théocratiques chrétiennes, pour confirmer une intention antique originaire. Kant, strictement galiléen, ou newtonien, sur le plan d’une théorie pure de la connaissance scientifique formulera, sur un plan pratique, une loi morale a priori, rationnelle et pure, adaptée à ces nouveaux ordres théorico-pragmatiques, et aux nouvelles formes d’obnubilations idéologiques qu’ils engagent, dépassant pour mieux les conserver les anciennes injonctions théocratiques (sur le plan cette fois-ci d’un protestantisme « travailliste » adapté à la structure capitaliste naissante).

 

Néanmoins, c’est précisément de façon non téléologique, de façon errante et contingente, que se développe une telle intention : le chaos des affaires humaines finit par engloutir de telles prétentions, chose qui devient éminemment visible, et donc fatalement désespérante, au sein de la Société sans but et sans orientation du « travail productif », qui confond moyen fin, sens et non-sens. C’est finalement l’achèvement ou la fin du procès qui annonce l’inconsistance du procès, dès « l’origine », et c’est l’accomplissement de la dissociation généralisée qu’il exprime donc, et non l’accomplissement de quelque « mission » a priori « programmée » pour quelque « humain destinalement résolu ».

La morale à son tour s’inverse en immoralisme pur, et en légitimation des meurtres de masses et de la terreur, au sein des divers projets totalitaires « travaillistes ».

 

 

Notre morale, qui s'est élevée d'abord du ciel jusqu'à Dieu, puis s'est édifiée rationnellement, et qui s'achève au sein de la Société-personne moderne, a certes évolué depuis les Anciens, mais elle n'a pas dépassé leur paradigme, et n'a pas façonné de nouveaux buts par rapport à eux. On peut même dire que nous vivons aujourd'hui, selon nos propres critères inconscients, et selon les critères des Anciens eux-mêmes, qui se rejoignent « enfin », ce qui était implicitement projeté dans la morale (et dans la politique) desdits Anciens. Mais c’est aussi la vacuité des intentions anciennes, et leur désespérante naïveté, qui s’affirme aujourd’hui. Ce qui implique la nécessité de déterminer de nouveaux critères d’évaluations.

V Notre morale renvoie à une vision esthétique du monde naturel

 

Quittons maintenant la matérialité des affaires humaines, et considérons plus en détails cette forme idéologique obnubilante que sera la « morale » spectaculaire ici questionnée. Comme moyen terme derrière lequel s’effacent les termes hétérogènes (naturels et productifs-humains) pour lesquels elle établit une relation analogique, elle est une forme idéologique majeure, et privilégiée par tous les idéologues conséquents. Il a été dit que cette forme morale sera susceptible de jouer sa fonction obnubilante et idéologique déterminée dans la mesure où elle s’associe à un sens esthétique précis, et où elle purement et simplement contemplée, de façon passive et réactive. Il s’agit de considérer cela de plus près.

 

Revenons donc au point de départ. Si nous voulons dépasser « notre » morale, actuelle dans son inactualité même, « nous » devons dépasser toute morale se fondant implicitement sur une vision idéalisée de la Nature. Cette vision elle-même relève d'un sens esthétique précis.

« Deux choses remplissent l'esprit d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure de la fréquence et de la persévérance avec laquelle la réflexion s'y attache : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres, ou situées dans une région transcendante, au-delà de mon horizon, et je n'ai pas à les conjecturer seulement ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans le monde sensible extérieur, et étend la connexion dont je fais partie à l'immensité indéfinie, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, au temps illimités de leur mouvement périodique, au commencement de ceux-ci et à leur durée. La seconde commence à mon moi invisible, à ma personnalité, et me représente dans un monde ayant une infinité véritable, mais que seul l'entendement peut saisir, et avec lequel (mais en même temps aussi, par là, avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une connexion, non pas seulement contingente comme dans la première, mais universelle et nécessaire » (Kant, Critique de la raison pratique, Conclusion).

Kant pourrait exprimer là assez fidèlement les rapports entre Nature et morale tels qu'ils sont fixés pour « nous », de l'antiquité grecque jusqu'à l’époque moderne, idéalisant quelque Société-personne, par-delà certaines différenciations historiques déterminées. Kant affirme l'immanence de la Nature et de la raison pratique qui prescrit la loi morale. Mais ces principes en réalité lui en imposent : ils sont hypostasiés, et en cela ils paraissent extérieurs à l'individu vivant, en chair et en os. S'ils n'étaient pas des principes transcendants, la moralité elle-même perdrait toute nécessité et toute universalité.

Kant est face au ciel étoilé : c'est un spectacle sublime, au sens strict. Il mobilise une faculté de juger esthétique spécifique. Il est face à l'informe, à l'immensité. Son imagination, en tant que reproductrice, ne peut synthétiser l'appréhension. Et pourtant la raison, avec son Idée d'infini, exige de l'imagination qu'elle produise une telle synthèse. L'imagination est ainsi violentée par la raison. Mais un accord entre les deux facultés se trouve finalement, lorsque l'imagination s'abandonne à la raison et reconnaît l'inaccessibilité de l'Idée rationnelle. La contemplation devient alors purement intellectuelle[6]. La déchirure initiale devient « admiration » et « vénération » sereines (c'est la Nature, comme la raison qui la saisit, qui sont ici simultanément vénérées). Sur cette base, l'être capable d'éprouver sa faculté de contempler le sublime, se sait aussi moral : la Nature qu'il a saisie en Idée (Nature transcendante, car nulle appréhension empirique, immanente, ne saurait saisir l'infini), renvoie à la loi morale qu'il a en lui. Puisqu'il est capable de mobiliser l'Idée d'infini, c'est que le sujet a de l'infini en lui. La loi morale a pour modèle analogique l'infinité de la Nature, et c'est par ce modèle qu'elle trouve son prestige, sa nécessité et son universalité.

La forme géométrique ou mathématique « pure » est impliquée dans cette dialectique du sublime, qui rend possible ses applications théoriques, ainsi que les fonctions productives-matérielles régulatrices de cette forme quantitatives, même si ces articulations souterraines n’apparaissent pas immédiatement.

Dès lors, au moment où Kant contemple le ciel étoilé, sublime, il finit par voir, selon une raison extatique, quelque « histoire universelle » se diriger vers sa « fin » : vers son tout moral. L'infinité spatio-temporelle doit bien intégrer en elle l'infinité de l'être intelligible, de la personne morale. Notre Société du travail, qu'un principe naturel-divin aurait réalisée serait, idéologiquement, cette intégration : elle serait notre « nature » rendue à la Nature sublime, selon un sens esthétique peu conscient.

Aujourd’hui, ce sens esthétique est dissocié au sens où il contient en lui un ethos clivé, simultanément « romantique » et « réaliste ».

La « sublimité » confusément aperçue par Kant annonce donc aussi, au sein d’une dissociation inaperçue, l’horreur, la terreur, la désolation en soi : la pureté a priori, naturelle et morale, qui lui en impose, deviendra un modèle téléologique, à la synthèse indéfiniment ajournée, qui sera exploité, essentiellement, par les systèmes totalitaires modernes. Arendt, dans le chapitre 2 de La crise de la culture, insiste très bien, et à juste titre, sur les relations entre cette téléologie (qui est, en un sens sublime, esthétiquement appréhendée), et les systèmes modernes justifiant les meurtres de masse au nom de la réalisation « finale » d’une humanité « parfaite » et « accomplie » (nazisme, stalinisme). La pureté naturelle-morale, au sens sublime, s’inverse ici en immoralisme absolu, rendant tout « possible et permis », dans la mesure où tout doit faire sens (jusqu’au meurtre), puisque tout doit mener à la « fin », et dans la mesure où plus rien, donc, n’a de valeur au sens strict, pas même la vie humaine, puisque la fin visée reste indéfiniment inaccessible. Mais cette inversion de la morale en immoralisme total, n’est que la perpétuation « logique », ou « dialectique », d’une telle morale, dont la source transcendante viole toujours déjà les exigences humaines concrètes et immanentes.

Le système capitaliste au sens générique, comme téléologie sans fin (A-M-A’, A’-M-A’’, etc., indéfiniment), demeure la condition matérielle et sociale d’émergence des totalitarismes plus autoritaires, et plus systématiquement meurtriers, nationaux-socialistes ou étatico-capitalistes. C’est donc aussi, et surtout, cette agonie sans fin qu’est le capitalisme que Kant aperçoit lorsqu’il sonde « sa » loi morale et « son » ciel étoilé, ou cette « paix perpétuelle » fantasmée, pour leur accorder une valeur « sublime ». La pureté d’une loi pratique qui transcende les individus concrets peut devenir ici, idéologiquement, pureté d’une « race » civilisatrice, justifiant une division internationale du travail (néo)coloniale ; elle peut devenir, idéologiquement, pureté d’une sexualité « productive », justifiant une division patriarcale des activités reproductives, mais aussi condamnation de sexualités jugées « stériles », justifiant les pires discriminations ; elle peut devenir, idéologiquement, pureté et « naturalité » d’une « lutte pour la survie », justifiant des relations de concurrence généralisées, et des inégalités socio-économiques désolantes. L’histoire des idéologues abstraits « se réalise » finalement, sans que cette « fin » ne soit jamais vraiment finie, et ce sont toutes ces désolations, toutes ces désertifications, toutes ces déshumanisations cycliquement réaffirmées, qui constitueront la trame de cette finalité infinie et sans forme, dont l’achèvement « rationnel » n’est rien d’autre que la négation quotidiennement affirmée de tout ce qui existe sensiblement et qualitativement.

 

 

 

 

 

 

VI Dépasser une « morale » spectaculaire fondée sur une appréhension esthétique de la Nature

 

Un criminel qui ne serait pas un psychopathe, aujourd'hui, lorsque la Société le juge, devrait se sentir éminemment coupable, selon une idéologie matériellement agissante : il aurait violé un certain principe sacré ; il aurait violé l'ordre de la Société du travail. Cette Société serait sublime, car en elle « la » Nature aurait achevé son dessein suprême. En elle, une osmose entre « l'Homme » et « la » Nature aurait été rendue possible. La cyclicité éternelle naturelle et l'irréversibilité historique humaine auraient été, en elle, synthétisées. Tuer « son prochain », aujourd'hui, dans l’inversion idéologique, ce pourrait d’abord être : tuer un travailleur, un consommateur, potentiel ou réel, ou une partie aliquote de la valeur économique valorisable ; ou encore : supprimer un rouage fonctionnel de cette mécanique sociale naturalisée et sublime, de façon plus générale (rouage remplissant les fonctions de la gestation et de l’entretien de la vie exploitable, par exemple, s’il est assigné au « féminin »). Ceci constituerait, selon une socio-naturalité fantastique, une Faute absolue : une loi morale, universelle et nécessaire, ayant pour fondement une Société, ou plutôt une Nature sublime, un principe transcendant sublime, n'aurait pas été respectée. Dès lors, le criminel devrait reconnaître que son éthicité singulière était le Mal en soi, et il le reconnaîtra d’ailleurs, dans la mesure où il possède lui aussi le sens tragique et déchirant du sublime, dans la mesure où, lui aussi, il sait contempler extatiquement la Nature (ses juges d'ailleurs lui enjoignent à produire cette contemplation abstraite de façon plus assidue ; c'est parce qu'il se serait laissé aller à ne plus la produire qu'il aurait fauté). Hélas par cette « reconnaissance » abstraite et tronquée, qui est une forme d’aveuglement radical, il continuera à s’insérer dans l’ordre meurtrier de la destruction quotidienne, si bien que sa conversion ne fera que consolider une perversion désolante.

Cette extériorité du principe de la morale, ce sens du sublime qui opère ici, constituent deux facettes d'un même phénomène, et sont très problématiques. C'est le romantisme, qui « sublime » le classicisme antique, qui est aussi en cause, ici : car nous n’accédons à des phénomènes archaïques qu’à travers des yeux modernes, qui déforment tout phénomène plus ancien. C’est un réalisme froid et calculateur qui voudra aussi dissimuler, hypocritement, un tel romantisme.

Nancy et Lacoue-Labarthe, dans Le mythe nazi, décrivent, après Benjamin et Arendt, une façon spécifique d'esthétiser la sphère pratique en général. Toute esthétisation de la sphère pratique, si elle implique une séparation, une disjonction stricte, entre ce qui est donné à voir, comme spectacle et comme injonction, et ce qui se vit concrètement, est potentiellement fasciste, ou totalitaire. L'individu qui obéit à une telle injonction morale (ou politique) est mû par sa seule affectivité isolée, mais désormais solipsiste. Cette affectivité est édification, extase, enthousiasme démesuré, ou encore : terreur. C'est ainsi seulement que l'individu « désolé » croit pouvoir reconnaître la majesté, la nécessité et l'universalité, de la loi qui lui commande de « bien » agir. Mais alors il demeure aveugle au détail de la réalité, à l'empiricité concrète du monde, à ce qui est réellement perçu, et non pas simplement en idée. S'il s'abstient de tuer, c'est parce qu'il est face à un ordre sacré (la Nature infinie) qui n'a ni forme ni visage, qui n'est pas individué, pas humain. Ce n'est pas parce qu'il s'agirait de préserver la vie singulière d'un individu en chair et en os, composé de sa tonalité affective originale et unique, de son émotivité singulière, renvoyant à un être-au-monde absolument irréductible, qu'il s'agirait pour l'individu extatique de ne pas tuer. C'est bien plutôt pour « préserver » un ordre supranaturel de la Nature comme totalité indéterminée, qui se contente alors d'apparaître dans son immensité informe pour en imposer. Or, cette « préservation » idéale peut très bien aussi, parfois, impliquer quelque « nécessité » abjecte du meurtre psychopathologique. Le visage, l'expressivité, la beauté fragile et vivante de l'autre qu'il ne faut pas tuer, importent donc peu dans cette affaire. Ou alors, s'ils importent, c'est dans la mesure où l'ordre naturel transcendant, sublime, les aura préalablement inondés de sa lumière « pure » et « parfaite ».

Une façon d'éprouver « moralement » le monde aujourd'hui sera fort étrange, et assez « inhumaine », d’une certaine manière : Auschwitz, par exemple, semble aussi devoir nous « choquer » parce que certaines images de cette désolation absolue seraient « laides » ; ces « images », que les professeurs d'histoire montrent aux élèves, ou que les musées proposent aux « visiteurs », pour les « édifier », devraient aussi pouvoir mobiliser, idéologiquement puis effectivement, un certain sens esthétique (le sublime en négatif : l'horreur, la terreur). Dans un contexte encore plus explicite, les images des corps abîmés des individus « africains » (ici, « l’Afrique » comme abstraction) souffrant de la faim seront des « publicités » qui devraient nous choquer par leur « laideur », et c’est presque un certain sens esthétique, inconscient ou clivé, qui devra ici nous « inciter » à donner de notre... argent, durement « gagné » en « travaillant »… pour que disparaissent enfin ces images ? Etc. Ces émotions passives et impensées n’élèvent en rien l’individu qui les éprouve, et ne favorisent aucune aide désintéressée ou sincère. Elles favorisent plutôt le sentiment d’impuissance, bientôt sublimé en haine de soi, en culpabilité stérile, ou en nihilisme strict.

Pour dépasser une telle « morale » spectaculaire, il s’agirait de repenser une éthique souple, singulière, attentive aux conditions concrètes de la vie, et de l’auto-création de cette vie.

L'éthicité originale a d'abord été, dans ce texte, définie négativement : en opposition à l'universalité et à la nécessité de toute loi morale. En outre, on pourrait considérer que cette éthicité donne lieu à des comportements parfois « choquants ». Car elle n’est pas nécessairement univoque et n’implique aucun « code » décisif et déterminé.

Cela étant, l'éthicité est malade parce qu'elle s'oppose à une moralité qui la viole constamment. Mais si les individus dépassent une « morale » spectaculaire et abstraite, alors les comportements éthiques deviendront eux-mêmes, même esthétiquement ou moralement parlant, de « bons » comportements (quoique cela ne sera plus du tout l’essentiel).

Si les individus, que nous sommes, devenus plus conscients, pouvaient abolir tout désir relatif à la contemplation extatique d'une Nature « harmonieuse », « éternelle », ils pourraient se réintégrer enfin, corporellement parlant : un visage ne serait jamais qu'un visage, sans rien annoncer de transcendant, et c'est bien lui qu'il faudra préserver. Sa mise-en-gueule, sa mise-en-boîte, ou son étiquetage, qui chaque fois découlent d’une sublimation fantastique de ce que le singulier donne à sentir, ou d’un fonctionnalisme comptable, ne seraient plus du tout de mise. Ce visage ne renverrait qu'à lui-même, et non à quelque infinité fallacieuse.

La singularité d'une éthique pourrait ainsi se conjuguer un jour, non pas à l'universalité, non pas à la généralité, non pas à l'infinité de quelque Nature objective, ou de quelque « nature » de l'homme, mais à l'indéfinité de la rencontre, de la relation, laquelle peut être bonne pour soi-même et pour les autres, simultanément, si du moins certaines médiations impersonnelles s’absentent et s’abolissent.

Qu’on ne s’y trompe pas : une telle projection n’a rien de modeste ou de « facile ». Malgré l’évidence qu’elle enveloppe, elle engage des transformations radicales. Elle projette le désir d’un rapport plus qualitatif au monde naturel non-humain, d’un rapport intégré et incarné, qui engage d’autres pratiques intellectuelles, spirituelles, théoriques ou scientifiques que celles que nous connaissons. Des pratiques non dissociées, non sectorisées, et non séparées les unes des autres. Elle rend également souhaitables une nouvelle façon de se créer soi, collectivement et individuellement, ainsi que des synthèses sociales immanentes et complexes, qui articulent l’autonomie stricte de chacun-e, et l’auto-organisation de tous et de toutes.

Certes, il y aurait là encore un sens esthétique mobilisé. Mais celui-ci ne serait plus solipsiste ou extatique, à la manière du sublime. Il serait politique, au sens fort (tel qu’il n’a jamais existé historiquement, donc). Il supposerait la dialectique, le dialogue, la rencontre. Il s'agirait là peut-être d’un certain sens commun, non pas dogmatiquement affirmé, mais indéfiniment supposé, comme un désir[7] : un sens commun qui aperçoit aussi la beauté des êtres, de leur grâce, soit la beauté des êtres non réifiés, non automatisées, mais aussi des choses, mais des choses non idolâtrées de façon destructrice.

Il s'agirait d'apprendre également à courtiser l'assentiment d'autrui.

Mais c’est simplement dans la lutte, ou dans les luttes, collectives et enfin résolues, de toute façon, que de telles valeurs, ou évaluations tendent à s’affirmer pleinement.

 

Benoît Bohy-Bunel

 

[1] Debord, La société du spectacle, Vème partie, §128

[2] Marx, Capital, Livre I, 1ère section

[3] Debord, La Société du Spectacle, VIème partie

[4]On retrouve la même idée, dans le Capital, vol 1, p.418 : « les lacunes du matérialisme abstrait fondé sur les sciences de la nature et qui exclut le procès historique sont déjà visibles dans les représentations abstraites et idéologiques de ses porte-parole, dès lors qu'ils se hasardent au-delà de leur spécialité. »

[5] Marx Karl, Manuscrits de 1844, éditions sociales, 1972, Paris, p 94-96

[6] Kant, Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime »

[7] Arendt, La crise de la culture, Qu’est-ce que la liberté ?

Tag(s) : #Ethique, #Actualités inactuelles, #Economie politique, #Métaphysique et ontologie
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