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Première partie : Retourner les armes de la destruction contre elle-même

 

a) La "mise en cohérence" de la morale kantienne

 

Concernant donc, cette relation entre la matière et le concept, nous voyons, avec Lukàcs, que Kant l’aura bien manquée. Ce qui fondera un « sujet transcendantal-dissociateur » des Lumières. Et ainsi une morale bourgeoise qui affirme des formes absolues dont la réalité est souhaitable en elle-même (liberté, égalité, etc.), mais qui produiront le contraire de ce qu’elles disent (exploitation, réification, soumission, discrimination). Nous découvrirons alors progressivement que nous revendiquerons exactement ce que Kant aura revendiqué, mais non pas simplement pour le dire formellement et encourager le contraire réellement, mais aussi pour le faire : effectivement. Comme le suggérait Kant, mais sur un plan théorique clivé, une personne humaine ne saurait être réduite à un moyen, à un instrument, à une simple « fonction », à un « mal nécessaire », à une « ressource » contingente exploitable, mais il est d’abord et avant tout une fin en soi, et il s’agira bien de réaliser ce principe dans les faits, sans s’en tenir à un formalisme finalement creux : il faudra bien critiquer radicalement l’exploitation des travailleurs, le patriarcat, la réification des individus assignés à une « race », la dévaluation des esprits non « normés », non « purs », non « logiques », dits non « productifs », l’extermination méthodique du vivant sensible donc conscient, chose que Kant et les post-kantiens ne font pas, bien au contraire.

La référence à la morale kantienne qui serait « mise en cohérence », vers sa réalisation effective, fera peut-être grincer les dents de certains marxiens profondément anti-kantiens, à juste titre, d’ailleurs, et comme nous-mêmes, d’ailleurs. Toutefois, c’est précisément parce que nous sommes anti-kantiens, que nous défendons la loi morale concrète que Kant aura définie, puisqu’elle fut définie par lui, simplement formellement, pour que se réalise le contraire de ce qu’elle désigne. Que dit donc Marx constamment lorsqu’il analyse la valeur, le fétichisme marchand, le mouvement de l’argent comme fin en soi ? Il dit constamment que ce monde capitaliste est la folie en soi, l’aberration, le scandale, parce qu’il inverse ici systématiquement et méthodiquement les moyens et la fin, l’abstrait et le concret. Or, l’idée d’inversion des choses et des êtres suppose qu’il existe un « ordre » légitime, axiologiquement parlant, de ces choses et de ces êtres, qui aurait été inversé dans les faits. On oppose ici à une valeur inversante, une autre valeur, qui rétablit l’ordre raisonnable et justifiable des relations entre les choses et les êtres (et ce même si cet ordre n’a encore jamais existé). Marx n’est pas un nihiliste, il ne critique pas la valeur économique pour dire qu’il n’y a plus aucune valeur, humaine, sensible, ou vivante, qui ne compte. Nous considérons  donc ici, conformément à ce que Marx dit par ailleurs, que les moyens et l’abstrait évoqués par Marx désignent des choses inertes et idéalisées (marchandises, argent, médiations matérialisées, institutions figées), et que la fin et le concret désignent les subjectivités vivantes des individus souffrants exploités, en chair et en os. Inverser ces deux termes, c’est dire donc, comme le capitaliste, que la chose est la finalité, et que les sujets ne sont plus qu’un moyen (immoralité au sens kantien). Dire que lorsque Marx ici parle de « folie » d’une telle inversion marchande, il n’adopte pas une posture morale en un sens radical (en un sens ontologique, et ici cohérent, non idéologique, car matérialiste et révolutionnaire pratiquement), ce serait supposer que Marx est un cynique absolu, aussi froid et calculateur, aussi « scientifique » et indifférent, que les gestionnaires de l’inversion qu’il dénonce. Il doit exister, affirmons-le avec force, un scandale moral que Marx dénoncera, si l’on admet que Marx aura refusé de considérer « le » « bourgeois » ou « le » « prolétaire » avec les évaluations cyniques et désincarnées, amorales, simplement « scientifiques », que le bourgeois porte lui-même sur les êtres et les choses. Il doit exister un Marx moral et scandalisé, affecté puis réfléchi, voulant réaliser dans les faits ce que le kantisme, abjectement, se sera contenté de dire, pour promouvoir le contraire de ce dire, sans quoi on devra dire que Marx n’aura été qu’un bourgeois comme un autre, soucieux d’encadrer et de gérer formellement, rationnellement, froidement, les affaires « économiques » « humaines ». Ne nous laissons pas mystifier une nouvelle fois. La morale, ou plutôt les idées de « bien », de « justice », d’« ordre »,  ne sont pas des inventions bourgeoises. L’invention bourgeoise consiste plutôt à dire que les bourgeois auraient inventé eux-mêmes l’idée de « bien moral », et que leur négation constante de la vie serait donc « morale », pour mieux faire oublier que la justice en soi et la vérité en soi se situent du côté de celui qui tente de renverser tout pouvoir négateur, dans la mesure où il en souffre, dans la mesure où tous en souffrent. Les « révolutionnaires » aujourd’hui qui seront « relativistes » d’un point de vue moral, ou du point de vue de la justice, ou qui considéreront la lutte « scientifiquement » ou « froidement », de façon « calculatrice », sans ressentir de façon absorbée et réfléchie à un scandale moral révoltant en soi, les « révolutionnaires » qui disent que l’idée de mœurs ou d’attitudes éthiques justes serait dans l’absolu une « invention bourgeoise », sont totalement mystifiés par l’idéologie bourgeoise, et sont devenus eux-mêmes pareils à des gestionnaires bourgeois du « secteur économique ». Ils considéreront « le » « prolétariat » comme un ensemble de pions, de soldats purement réactifs et mécaniquement militarisés, n’obéissant plus qu’à leurs instincts biologiques ou physiologiques, à la manière de robots désincarnés, et n’étant plus animés d’une indignation morale qui fait d’eux des sujets sensibles, et ils oublieront qu’ils sont d’abord eux-mêmes, militants ou prolétaires, des personnes qui tentent de prendre soin d’eux-mêmes et dont il faut prendre soin à titre de fins en soi, puisque toute personnalité exige cette attention, et dont la misère produit d’abord la tristesse et le dégoût, rendant nécessaire la réflexion et le courage d’agir de façon réfléchie, et non immédiatement quelque conscience « professionnelle » de militant spécialisé et « compétent » dans la lutte « logistique ».

 

b) La critique dialectique de l'idéologie politique bourgeoise

 

En outre d’ailleurs, lorsque Marx dit, dans sa « question juive », que les valeurs universelles de liberté et d’égalité des révolutionnaires français, telles qu’elles furent brandies idéologiquement ensuite par une bourgeoisie réalisant la soumission et l’inégalité universelles, ont été ici, en tant que pures formes universelles-abstraites dissociatrices, condamnables en elles-mêmes, il ne dit absolument pas qu’il s’oppose à la liberté et à l’égalité réelles dans le monde, mais il dit exactement le contraire (une chose qu’un abruti abject, raciste, antisémite, et patriarcal, comme Alain de Benoist[1], osant se revendiquer de la pensée marxienne alors qu’il défendit l’apartheid en Afrique du sud et l’Algérie dite « française », développant aujourd’hui, comme une peste brune, son concept foireux et fascisant d’« ethno-différentialisme », n’aura pas été capable de comprendre, en pensant que la critique de l’universel-abstrait chez Marx était la critique de toute universalité « en général », même concrète). De même qu’il y a une injonction « morale » marxienne non relativiste, de même il y a un « républicanisme », un « démocratisme », un « universalisme » réels marxiens, contre tout « communautarisme » identitaire, classiste, « humaniste », patriarcal, colonial, ou raciste, valeurs qui ne sont plus du tout des projets institutionnels clivés, mais des vocations dynamiques et en devenir à réaliser dans le monde, à opposer à la sinistre valeur « économique », valeurs par lesquelles la « chose publique » (res publica) au sens très large est un espace de paix, de partage, de rencontre, et d’émancipation, sans discrimination et sans domination. Ceux qui penseront que le principe « républicain » ou « démocratique », comme principe axiologique qui n’a certainement jamais existé réellement, mais qui fut toujours porté comme projet, comme « attente toujours différée », par tous les esclaves du monde, seraient en eux-mêmes bourgeois, ou signifient la « domination », ont été mystifiés par le mensonge idéologique bourgeois. Lorsque nous combattons par exemple la dite « République Démocratique » « Française », autoritaire et inégalitaire, raciste, colonialiste, patriarcale, et destructrice du vivant, nous ne la combattons pas contre l’idée du « commun », de l’espace public qui se partage et se vit, contre l’égalité réelle de tous, et l’auto-détermination de tous, mais nous la combattons au contraire au nom de tels principes universels très concrets, que nous souhaitons voir réalisés dans le monde, plutôt que de les voir être instrumentalisés pour encourager le pire, et ces principes sont en un sens certain des principes républicains et démocratiques, au sens le plus explicite et le plus vrai possible (anti-autoritaire, anticapitaliste, et anti-fonctionnaliste).

 

c) Dénaturaliser le "politique" moderne, vers la réaffirmation d'une politique émancipatrice

Certes, ces conceptions pourraient sembler ne pas être en accord, dans un premier temps, avec celles de théoriciens radicalement critiques soucieux de dénaturaliser toutes les formes de la politique-séparée qui imposent aujourd’hui des cadres clivants et marchands. Exposons leur point de vue légitime, et tentons d’expliquer que nous sommes d’accord avec eux, mais que nous proposons nos conclusions « républicaines » pour cette raison même. Robert Kurz lui-même, par exemple dans sa « critique de la démocratie balistique », indiquera assez clairement que toute « démocratie » conçue par le pouvoir spécialisé dans la gestion politique de l’économie, est en soi historiquement déterminée, si bien qu’elle devient finalement la caution « humaniste » pour justifier la guerre et la destruction liée à l’injonction formulée par le travail abstrait (Kurz écrira ici à l’aube de la seconde guerre en Irak, en 2003). La référence tendancieuse formulée par certains sociaux-démocrates « humanistes », à la « polis » athénienne, déjà esclavagiste et patriarcale d’ailleurs, ne serait qu’une façon fallacieuse d’identifier un « âge d’or » essentiellement mythique de quelque « démocratie » en soi, « raisonnable », qu’il s’agirait de « restaurer », voire de « maintenir » aujourd’hui, là où pourtant toute « démocratie » en tant que secteur spécialisé d’une « fonction » « politique » séparée, n’apparaît fondamentalement qu’à l’ère moderne. L’idée de « république » quant à elle émergerait en même temps que serait fondée une certaine « domination » économique typiquement occidentale et moderne, supposant l’isolement d’un certain « espace public » fonctionnel et relativement séparé (on pensera par exemple à l’idée spinozienne de « République », qui émerge au sein d’une Hollande déjà libérale, au XVIIème siècle). La « république » romaine ne serait qu’une façon de transhistoriciser au mieux un tel principe pourtant propre à notre modernité capitaliste, pour diffuser l’illusion de son caractère « indépassable ». Démocratie et république, avec leurs principes formellement égalitaires, universels, émancipateurs, promouvant une autonomie de l’espace public, et une préservation de l’espace privé, auraient été essentiellement, historiquement, des principes idéologiques instrumentalisés pour organiser la soumission, le repli national, le mondialisme abstrait destructeur et clivant, la biologisation du public (« économie politique ») et la politisation de l’intime (totalitarisme d’une marchandise colonisant les affects). Le fait de « croire » que ces principes modernes étaient déjà actualisés dans la polis antique athénienne et dans la république antique romaine, serait une façon d’ignorer que « le » « politique » comme secteur séparé et spécialisé, fonctionnel et « pratique », opérant une synthèse sociale très spécifique liée à la synthèse économique du travail abstrait qu’il ne fait que « réguler » ou « gérer », est en fait une forme d’organisation très tardive dans l’histoire, très moderne, et ce serait une façon de ne pas voir que les société précapitaliste elles-mêmes étaient fondés sur d’autres formes de synthèses des communautés humaines, formes essentiellement religieuses ou théologiques, et que leurs structures de domination dites « politiques » ne sauraient être interprétées avec nos outils conceptuels modernes sans anachronisme (car nous aurions ici une façon de rétroprojeter fallacieusement des catégories typiquement capitalistes sur des réalités précapitalistes, geste tendancieux qui nous empêcherait de cerner la spécificité du capitalisme, et donc de penser de façon conséquente la possibilité de son dépassement strict).

Les mêmes critiques d’ailleurs s’adresseront à ceux qui ne verraient pas que la « morale » au sens historique, comme forme sécularisée de l’injonction théologique, ne fait qu’accompagner le développement de cette « politique-séparée » au sens moderne, fonctionnelle et économique, sur le plan d’une idéologie pratique typiquement bourgeoise.

 

 

Néanmoins, ayant admis et reconnu cette contingence historique de toute « morale », de toute « démocratie », et de toute « république », une tension demeure. Nous constatons aujourd’hui que ceux qui se diront le plus volontiers immoralistes, anti-démocratiques ou contre l’autonomie de l’espace public, sont parfois des rouges-bruns antisémites (Alain de Benoist le « libertin » « immoraliste », etc.), des dictateurs (fustigeant « l’injonction démocratique »), ou des anarcho-capitalistes (Hayek-le-fou-furieux, défendant une privatisation généralisée de l’espace public). Combattre sans nuance ces « valeurs », même s’il faut continuer à le faire en tant qu’elles sont d’abord des formes modernes de domination, pourrait nous rendre facilement récupérables par le pire qui prolifère aujourd’hui. Nous considérerons donc qu’il y a une manière possible d’interpréter l’idée arendtienne selon laquelle la politique, ou la justice, fondée sur une forme axiologique stricte, renvoie non pas seulement à un fonctionnalisme typiquement moderne, mais plus profondément à une disposition humaine irréductible, en tant que l’humain est aussi une vie sensible et consciente entendue comme événement infiniment improbable, « miraculeuse » en un sens sécularisé, non théologique, émergente et nouvelle en elle-même (cf. le chapitre consacré à la liberté, dans La Crise de la culture). Cette disposition de la vie humaine, de toute vie, fonde la possibilité d’être effectivement « libre », de créer soi-même des événements infiniment improbables, de déclencher des processus entièrement nouveau, et cette possibilité sera rendue possible, pour les individus humains vivant en société, en intervenant, d’une manière déterminée, dans un espace commun, public, où les actes et paroles sont visibles pour les autres. Une telle « liberté » fut essentiellement l’actualisation du désastre, hélas, si l’on se tourne vers le passé. Même la dite « polis » athénienne, patriarcale et esclavagiste, ne fut que la mascarade de cette liberté, son usage instrumentalisé en vue de la domination, et la dite « république » romaine tout autant, voire plus encore. Nous rejetons pour cette raison la référence arendtienne à la dite « démocratie » antique grecque, si elle est interprétée comme une façon « raisonnable » ou « naturelle » de vivre profondément cette liberté dont nous parlons, d’autant plus que de telles formes, encore embrumées par des formes religieuses mystificatrices, idolâtrant de la pierre inerte (temple ou statue), excluaient d’emblée toute émancipation authentique. D’une façon assez triste, Arendt aura été fascinée par l’héritage antique grec, prolongeant à sa manière « positive » et « exotérique », la fascination ésotérique des théoriciens allemands modernes (Hegel, Nietzsche, Heidegger, etc.) pour « l’héritage grec » classique, au sein d’une « nation allemande » tardivement constituée qui voulait déterminer pour elle une filiation symbolique, étymologique, ou mythologique à une « tradition » antique fantasmée, face à une Europe latine qui avait son héritage historique romain « bien établi », délire mythique qu’exploitera de façon immonde le nazisme par la suite. Néanmoins, l’idée fondamentale arendtienne de disposition du vivant, ou de l’humain conscient, à la liberté, à la création de pure nouveauté, qui viendra actualiser une forme de transformation politique au sens fort, résiste, malgré les contingences historiques de ce concept. Et c’est bien finalement cette disposition ontologiquement liée à la réalité de la vie comme miracle au sens sécularisé du terme, que nous voulons défendre dans cet essai critique, lorsque nous affirmons vouloir défendre une vocation universelle-concrète d’émancipation, de transformation, de création d’une liberté pleine, en un certain sens « morale », ou plutôt « éthique », « démocratique », ou « républicaine ». Il va de soi, donc, que ces quatre derniers mots sont, apparemment, très mal choisis pour l’instant, si l’on considère que, dans l’histoire humaine, et en particulier dans l’histoire moderne, ils ne furent brandis que pour rendre possible le contraire de cette disposition telle qu’elle serait effectivement, et de façon cohérente, conséquente, actualisée. Mais si l’on reste sensible au sens même des mots, si l’on exige que les mots eux-mêmes ne soient pas seulement des instruments « idéologiques », mais renvoient aussi à des projets réels, à des désirs sensibles concrets, alors on ne peut en rester là. « Justice ou bien » signifie qu’il y a un ordre juste et légitime des choses et des êtres qu’il faut revendiquer ; « démocratie » signifie qu’il y a une liberté et un principe d’égalité entre les hommes qu’il faut protéger et défendre ; "république" signifie qu’il existe un espace commun et public où ces deux premières formes concrètes peuvent se développer, s’affirmer, se manifester, se rendre visibles dans les actes, dans les paroles, et dans les écrits montrés à tous, et qu’il existe un espace privé préservé où les individus ne sont pas menacés par la conflictualité potentiellement violente de la liberté s’exerçant sur l’espace public. Ces « mots » sont plus que de simples coquilles vides à « déconstruire » ou que des simples instruments idéologiques à combattre dans l’absolu. Si l’on accepte que les concepts ont encore un sens, une définition stricte, et Arendt elle-même restait très soucieuse de ce fait, anticipant avant l’heure la dérive postmoderne (qui était déjà en germe dans les textes heideggériens promouvant la « désobstruction-destruction » ou « l’étymologisation mythifiante »), on ne saurait les congédier sous prétexte qu’ils furent utilisés par des individus qui prônaient et réalisaient le contraire de ce qu’ils désignent. « Justice », « bien », « éthique », « démocratie », « république », « universalité », selon nous, sont des projets n’ayant jamais été actualisés, mais qui renvoient profondément à une disposition fondamentale de toute vie humaine consciente, en tant qu’elle est miraculeuse et créatrice de nouveauté, disposition qui, lorsqu’elle est conforme à sa situation précise, signifie émancipation de tous les individus exploités, mis en esclavage, discriminés, dominés, vers la liberté et l’égalité de tous, universelle et concrète, qui soit la moins imparfaite possible.

 

d) Une origine généalogique possible de la politique au sens fort

 

Cette disposition, pensons-nous, devient, éminemment, consciente, et s’affirme comme une exigence pleine à respecter absolument, du moins dans notre monde marqué par le monothéisme, non pas au sein de la polis athénienne, mais au sein d’un groupe d’individus tenus en esclavages, devenus conscients de leur esclavage, et qui auront dévoilé une vocation émancipatrice radicale, qui ne concernait pas seulement leur propre situation, mais celle de tous les esclaves du monde. L’Exode hors d’Egypte des esclaves juifs primitifs, et la quête de la liberté en dehors du désert, sera, considérons-nous, l’émergence d’un désir qui traversera toute l’humanité exploitée à l’avenir, la découverte d’une disposition de la vie en tant qu’elle serait capable de produire le miracle de l’émancipation dans le monde, et nos mots imparfaits et ambigus tentent de nommer aujourd’hui cela, qui déjà devint par trop ambigu : « justice », « république », « démocratie », fidèles à elles-mêmes, non dévoyées. Le patriarcat, l’idée d’une identité clivante, l’anthropocentrisme, et les brumes théologiques qui accompagnèrent et accompagnent aujourd’hui encore cet Exode, seront pour nous des façons de trahir, s’ils sont maintenus de façon impensée, la vocation qui fut aussi celle d’Abraham et de Sarah, et nous considérons que le développement cohérent et juste de cette vocation initiale, nécessairement imparfaite à l’origine, dans un monde où ceux qui sont réifiés et exclus peuvent eux-mêmes parfois d’abord réifier et exclure, devra dans notre monde contemporain déboucher sur la condamnation de toute soumission des personnes assignées à un genre dévaluant, toute assignation à une « race » dévaluante, tout « humanisme » anthropocentrique dissociateur, et toute hypostase théologique, puisque les individus réifiés d’aujourd’hui, les « esclaves » d’aujourd’hui, pour ainsi dire, qui pourront être pénétrés par le désir immémorial des premiers esclaves ayant avoir voulu fuir l’esclavage, sont aussi, éminemment, des femmes, des personnes « racisées », des vies dont on nie la sensibilité, et des personnes mystifiées par des hypostases transcendantes-séparées. Le « religieux » du judaïsme ici, ou de l’abrahamisme, plutôt, soit du monothéisme en tant que tel (juif, chrétien ou musulman), si l’on considère que tout monothéisme demeure attentif à la vocation initiale d’Abraham et de Sarah, et n’est à chaque fois qu’une réactualisation se voulant fidèle de cette vocation essentiellement une, sera, selon notre interprétation, un religare au sens strict, qui détermine que toute idolâtrie, toute fétichisation des objets inertes, tout sacrifice des individus au nom de totems ou de statuettes, est une façon de ne pas respecter la seule chose unique qui est sacrée, qui comporte une forme de transcendance en tant qu’elle s’élève et s’émancipe, à savoir la vie, ou plutôt les vies elles-mêmes, immanentes en tant qu’elles se dépassent et se transforment, vers l’émancipation (dieu, ou « dieue », n’étant rien d’autre que cette vie, ou que ces vies plurielles, unies dans la sensibilité vibrante et consciente).

Nous ne parlons donc plus ici, à vrai dire, de « la » République, de « la » Démocratie », ou de « la » Morale hypostasiées et absolument séparées, comme « institutions définitives », dotées de frontières et de cadres fétichisés et abstraits, « figés dans le marbre », mais bien plutôt des individus qui font vivre, dans un devenir qui porte un projet qui n’a encore jamais vu exister ce qu’il souhaite, des républiques souhaitables, des démocraties espérées, des mœurs peut-être un jour pacifiées et justes, qui soient les plus joyeuses et les plus sereines possibles, les plus émancipées possibles, fondées dynamiquement, dans la lutte contre la domination, par ces individus réifiés qui savent que l’abolition de leur réification est juste, pour eux-mêmes et pour tous.

Ce que nous disons ici d’une vocation messianique immanente, propre à la vocation abrahamique/sarahique qui reconnaîtrait la puissance de toute vie, au sens politique fort, donc, d’un religare immanent, en tant qu’il se dépasse et se transcende constamment, vers la liberté de tous, concerne uniquement l’héritage de notre culture monothéiste, il faut bien le souligner. Abraham est une fidélité, qui aura d’autres noms, dans d’autres cultures, qu’elles soient issues d’une spiritualité incarnée panthéiste, ou animiste. Le fond commun de toutes ces fidélités, pensons-nous, est la prise de conscience d’un esclavage insupportable à abolir, à dépasser, dans la mesure où c’est le caractère sacré de la vie, de toutes les vies conscientes et sensibles, qui se sera affirmé à ces instants, soit le fait que toute vie comme miracle mérite de vivre ce miracle en tant que tel, d’être protégée en tant que telle, et ce même lorsque ce fondement initial aura pu déboucher sur des divisions insupportables, des hiérarchies entre individus naturalisées, qui n’auront été que des formes dévoyées d’un projet d’émancipation de tous, projet qui toujours déjà comprend sa propre négation en son sein, puisque l’universel qu’il vise sera toujours une façon d’ignorer sa particularité, et de projeter trop souvent un désir de domination, là où il n’était d’abord qu’un désir de liberté.

En disant cela, bien sûr, nous sommes en train de dire que toutes les formes politico-théologiques censées « représenter » aujourd’hui de telles vocations initiales, dites aujourd’hui formes « religieuses », « cléricales », « institutionnelles », « temples », « monastères », « biopouvoir », etc., doivent raisonnablement être combattues en elles-mêmes, puisqu’elles sont la stricte inversion, dans l‘apparence objectivée, de telles vocations, qui pour nous donc, avant toute chose, sont bien des vocations politiques au sens strict, vers l’émancipation au sens fort, vers la possibilité pour tous de vivre une disposition miraculeuse propre à toute vie, pouvant rendre existant le nouveau en tant que nouveau.

 

Cette question de la vocation messianique initialement juive, puis chrétienne et musulmane, est centrale dans notre recherche. Un penseur très proche de la critique de la valeur, Moishe Postone, aura compris que cette critique du travail abstrait, telle qu’elle cible aussi certaines inconséquences de l’anticapitalisme tronqué (simple critique de la finance, etc.), cible des formes d’antisémitismes structurels, liées au développement du capitalisme et au développement des pseudo-résistances qu’il aura suscitées. Nous voulons suivre cette voie proposée par Postone : la critique de la valeur est immédiatement connectée à ce qui aura été appelé « la question juive », pensons-nous très généralement. Nous considérons que Postone propose une sorte de programme à ce propos, et nous tenterons  de développer ce programme, en recourant donc à la pensée arendtienne, très proche de la pensée messianique-politique, non téléologique, de Benjamin, pour élargir les enjeux, et ne pas les restreindre à la seule « critique de l’économie politique » au sens spécialisé du terme.

 

e) Les enjeux stratégiques de cette démarche dialectique

 

Si l’on pouvait montrer aujourd’hui que tout ce qui paraît le plus sacré pour les « instances » générales représentant les dites « religions », la bourgeoisie, le capitalisme, la politique, la société, la domination, du moins si l’on s’intéresse au sens profond et véridique des mots qui sont défendus par « elles » (liberté, égalité, fraternité, démocratie, république, morale, caractère infiniment précieux de toute vie, etc.), si l’on pouvait donc montrer que tout ce qu’« elles » défendent de la façon la plus stricte et la plus absolue dans les mots, « elles » ne font que constamment l’anéantir, le briser, le réifier, le détruire, le subvertir, le trahir, l’insulter, le piétiner, l’abolir, l’empêcher, et qu’« elles »  ne font que constamment protéger, défendre, soigner, entretenir, tout ce qui pourra permettre l’annihilation progressive et méthodique, rationnelle et organisée, de cette sacralité, alors de deux choses l’une :

1.Soit, s’il leur reste une portion de fidélité aux dites « traditions » qu’« elles » défendent, s’il leur reste une portion de sensibilité et d’écoute, si la domination qu’« elles » entretiennent n’est en fait qu’une façon pour « elles » d’être dissociées, inconscientes, mais pas nécessairement « mauvaises » en soi, alors « elles » désireront de ce fait leur auto-abolition, l’auto-abolition du pouvoir et du désert qu’il ne fait qu’accroître.

2.Soit, si « elles » sont définitivement cyniques et non-spécifiques, non-sensibles ou non-humaines, si « elles » sont devenues totalement indifférentes au sens des mots qu’« elles » instrumentalisent, mots n’étant plus pour « elles » que des armes parmi d’autres en vue de maintenir quelque nécessité sanguinaire de la destruction, au point même de finalement s’orienter vers leur propre destruction, au sein d’une cruauté pure et hébétée, amorale, devenue suicidaire malgré elle, et si donc « elles » se sentiront d’abord menacées par le geste critique qui aura dévoilé leur fausseté, leur mensonge, alors « elles » feront tout pour détruire ceux qui posent ce geste, plutôt que de vouloir se conformer à une cohérence qu’il propose.

Puisque nous ne sommes pas utopistes ou idéalistes, et que nous avons encore un certain sens historique, nous savons bien sûr que c’est la deuxième option, hélas, qui est toujours la règle, le passé ne le rappelle que trop bien. Nous ne sommes bien sûr pas aussi naïfs que Socrate, qui pensait peut-être que le « mal » ne serait fait qu’à cause de l’ignorance de celui qui le fait, et dont le « savoir » ou la « conscience » produirait finalement quelque « conversion morale ». Ce « bon » Socrate pensait ici que toute personne humaine était aussi « sage » qu’un philosophe, et oubliait un peu tôt qu’il y a un « réel » « plaisir », spiritualisé et symbolique, provoqué par l’acte cruel ou violant la sacralité de la vie, du point de vue de l’individu personnifiant une logique idéelle de domination impersonnelle commettant cette cruauté amorale, chose que Sade[2] beaucoup plus tard, ce fou furieux abject, se soumettant lui-même à une réification imposée par un fétiche inerte, pour mieux chosifier ses alter egos, et le revendiquant, découvrant que notre modernité aberrante rendait possible l’expression décomplexée d’un « plaisir » sadomasochiste totémiste et insensibilisé, ne nous aura que trop précisément appris (puis Bataille[3] après lui, quoique très différemment).

Cela étant, en ayant posé ce geste critique et démystificateur, en ayant retourné les armes du pouvoir contre lui-même, nous ne nous adresserons certainement pas d’abord aux personnifications contingentes, sans incarnation et clivées, de cette logique auto-mystifiante qui annonce qu’elle détient un tel pouvoir, logique induisant peut-être des individualités isolées ou atomisées croyant « réellement jouir » en instrumentalisant la puissance, pour mieux tuer et massacrer ceux qu’elle doit servir a priori, quoique cette « jouissance » sadique de certains reste encore indécidable, mais nous aurons su peut-être davantage rendre possibles les principes d’une fédération de tous ceux qui subissent ce pouvoir, à qui nous nous adressons avant tout, de tous ceux qui ont intérêt à le renverser, dans la mesure où tous ces individus également, considèrent comme sacrées, ces valeurs instrumentalisées par tel « pouvoir » de façon idéologique, précisément dans la mesure où ce dit « pouvoir » leur impose de telles valeurs qui pour l’instant clivées, deviennent finalement des contre-pouvoirs, lorsqu’un contenu véridique leur est conféré. Dans cette circonstance, ne restera plus qu’une minorité de personnifications de logiques dérisoires, n’étant plus menaçante, ni même « identifiable » ou assignée à une « communauté », minorité indifférenciée et anonyme, sans pouvoir, telle que tous pourront cesser méthodiquement de la servir, pourront la neutraliser, progressivement, si du moins une telle démystification aura pu permettre un désir de s’unir pour faire cesser l’abject. Si la sacralité de la vie devient finalement admise complètement, dans une société plus souhaitable et plus sereine, au mépris, au dégoût et à la rage qui s’adressent d’abord à des logiques non-humaines, doit se substituer impérativement la reconnaissance selon laquelle, des sensibilités absolument clivées et devenues meurtrières, n’ont pas une signification « morale » transcendante-séparée (« satanique » ou « diabolique »), mais relève d’un symptôme psychopathologique, qu’une société devenue attentive, éthique et conséquente, soigne et ne détruit pas.

Cette proposition ici encore, reste bien sûr idéaliste, et ne saurait s’accompagner d’aucune précaution, d’autant plus que toute prise de conscience des individus réifiés n’est rien sans une « politique » qui devient aussi praxis révolutionnaire concrète. Néanmoins, nous avons simplement voulu là projeter une perspective possible, perspective aussi limitée que l’instrument théorique qui la formule.

 

[1] De Benoist, Alain, Au-delà des droits de l’homme

 

[2] Par exemple : Sade, Les 120 jours de Sodome

[3] Par exemple : Bataille, L’expérience intérieure

f) Un autre principe "moral" à "mettre en cohérence", vers sa réalisation : protéger la vie comme création nouvelle

 

Notre second principe moral sera donc, en toute cohérence, arendtien : tout individu, répétons-nous avec Arendt, est une nouveauté absolue, un événement infiniment improbable, qui en tant que tel peut faire surgir le miracle, l’inattendu, et le fait de ne pas prendre soin, de ne pas préserver cette disposition, d’abolir cette réalité et cette virtualité créatrice, sera le crime en soi.

Ici encore, nous nous référerons à la morale d’une auteure, mais parfois« contre » cette auteure, c’est-à-dire pour elle : pour la mettre en accord avec ses visées universelles-concrètes. Car Arendt, hélas, aura tendance parfois à naturaliser une catégorie contingente du capitalisme (travail « en soi »), et à admettre sans assez de réserves, selon nous, des formes d’idéalismes tendancieux (Heidegger), ce qui sera du pain béni pour ses piètres interprètes néo-conservateurs (Finkielkraut, etc.), mais ce qui nous oblige à maintenir et développer en l’étayant, son noyau radicalement critique, pour formuler de façon très claire son principe « éducatif », au sens très large, principe décisif permettant de promouvoir de façon très précise dans le monde la protection des enfants et du vivant nouveau en tant que nouveau, en tant que miracle sécularisé.

 

Insistons bien sur le fait que cette seconde injonction morale, tout comme la première, d’ailleurs, n’est en rien « relative », mais bien absolue. Le « relativisme moral » est un oxymore, et l’idée de « déconstruire » la morale élémentaire, ou la vérité morale de base, nous paraît abjecte et obscène, propre à une pensée bourgeoise « immoraliste » se voulant « rebelle » et « subversive » pour mieux piétiner la majorité des individus qui quant à eux savent que leur douleur est réelle, insupportable et en rien relative (cf. Spinoza, Nietzsche, tels qu’ils seront mal interprétés, parce qu’ayant été trop confus). Au risque de choquer, nous considérons que le relativisme moral, le sadisme ou le « perspectivisme » des dits « libertins » aristocratiques (cf. Alain de Benoist) consisterait par exemple à dire que le point de vue d’Hitler sur les individus et celui d’un Martin Luther King « se valent » « d’une certaine manière », puisque « l’unité de mesure » qui pourrait nous permettre de « hiérarchiser » leurs intentions d’un point de vue moral nous serait inaccessible, cette affirmation reposant sur l’oubli totalement infâme qu’un sens commun élémentaire propre à tout vivant conscient reconnaît de fait le scandale de la violence, du meurtre, et de la douleur (bêtise suprême de ceux qui auront cru qu’une « mort de Dieu » à l’âge moderne, déjà définie de façon très infantile et immature, signifiait une mort de ce qui est bon et juste en soi).

Nous considérons par exemple que le fait d’exploiter un enfant pour anéantir sa nouveauté à petit feu, ou de l’exterminer dans un camp « fonctionnel » « prévu à cet effet », choses que produit le déchaînement de l’autovalorisation de la valeur au sens capitaliste, nous considérons que de tels faits abjects et horribles en soi ne peuvent pas être, « selon un autre point de vue », ou « selon une autre perspective », ou « selon une autre interprétation dérivant d’un autre instinct », quelque peu « justifiable » (certains « postmodernes » caricaturaux et confus ici devraient se sentir concernés). C’est dans l’absolu que de telles horreurs sont condamnables moralement, non pas « relativement » à tel ou tel point de vue « limité » ou « situé » ; quelles que soit nos "origines" sociales, culturelles, nationales, religieuses, notre sensibilité politique ou idéologique, il va de soi que la dislocation, la mutilation, l’abolition, ou l’anéantissement de l’enfance, ou de l’individu, ou du vivant, sont l’abject en soi. Sans cette objectivité de la moralité, sans cette nécessité et universalité fondée sur un sens commun élémentaire, une critique radicale, même politique ou sociale, ne saurait être solide, et s’appuyer sur des bases fermes.

Pour rappeler l’élémentaire, que toute personne consciente se doit d’admettre :

1.On n’extermine pas les enfants, ni méthodiquement, ni sauvagement, ni en ayant des cautions « humanistes », ni directement, ni indirectement, ni de façon délibérée, ni de façon collaborative ou « contributive », c’est-à-dire dans l’absolu. Il faut les soigner et les protéger au contraire.

2.La guerre, quelle que soit son « but », est une chose abjecte en soi, puisqu’elle détruit et abolit l’enfance, celle de l’enfant ou de l’adulte, et il faut combattre par tous les moyens tous ceux qui veulent y participer, y contribuer[1], ou entretenir sa logique.

3.Le meurtre dans l’absolu est une chose injustifiable, quel que soit le vivant humain conscient qu’il abolit (et même si nous parlons ici de l’individu qui ne reconnaît pas cette évidence, qui donc devra être neutralisé de préférence, mais non délibérément ou intentionnellement détruit).

4.Les individus vivants ne sont pas des « choses » qu’on « manipule » pour viser un projet qui les exclut de fait, sous prétexte qu’on aura « décrété » qu’ils auraient une « identité », un « genre », une « race », une « origine » sociale, une « situation » dans la système marchand, une sensibilité moindre, qui auraient une « valeur » peu importante.

5.Toutes les vies, en tant qu’elles comportent une composante d’incarnation, invisible, inextensive (Bergson, Michel Henry), en tant que sensibles, ont quelque chose de « sacré », de beau, qu’il faut protéger par tous les moyens, et tout ce qui vient s’opposer à cette protection nécessaire doit être aboli de fait.

6.Nos vies sont trop courtes et trop miraculeuses pour que nous puissions continuer à ne pas le voir et à ne pas prendre les mesures suscitant la paix et l’harmonie universelles et concrètes les moins imparfaites possibles, mesures qui sont immédiatement induites par cette chance a priori extraordinaire que nous avons d’être « ici », mais qui débouche trop souvent sur un calvaire et un désespoir terribles, du moins jusqu’à aujourd’hui.

 

g) Synthèse : une valeur contre une autre

 

Nous critiquons donc radicalement la valeur au sens capitaliste, en lui opposant des valeurs « morales » (éthiques) et « politiques » issues de ce même monde, mais pour les retourner contre leurs défenseurs eux-mêmes, dans la mesure où ils n’auraient pas respecté leur cohérence propre, ni la nécessité de les réaliser qualitativement et concrètement, dans la vie même. C’est une façon de dire que nous exigeons des représentants du monde de la destruction qu’ils s’auto-abolissent, puisque leur « morale », leur « politique », et même leur « religion », indiquent un « désir » implicite mais confus d’auto-abolition. Stratégiquement, cette manipulation rhétorique pourrait être porteuse. Et surtout, engager des modes d’action moins meurtriers que la pure lutte armée qu’encouragèrent certains marxistes sanguinaires.

Mais comment appellerons-nous en dernière instance une telle « morale » non transcendante, non discriminante, non théologique, au sens dissocié, que nous mettrons en avant pour dénoncer le scandale ignoble, l’horreur absolue du capitalisme et de ses « abstractions réelles » ? Tout simplement : le fait d’aimer la vie, et de considérer que la vie, toute vie, vaut la peine d’être vécue. Il n’y a pas d’autre point de départ « éthique » possible pour une critique radicale d’un système aliénant et destructeur. Et le mot « morale » dans cette affaire, encore préservé, sera peut-être plus une ultime tactique rhétorique qu’une visée « morale » au sens restreint et limité (car historiquement, tout ce qui fut appelé « morale » fut majoritairement le contraire absolu de ce que nous défendons, ce qui pose tout de même un sérieux problème si nous voulons affirmer positivement un tel principe).

 

h) Deux types d'émergences fondent une éthique et une stratégie possibles pour la lutte

 

Nous avons donc finalement posé un absolu : une justice, une politique, un religare, un bien, une vérité, très déterminés, et de ce point de vue nous pouvons dénoncer dans l’absolu le capitalisme totalitaire. Cet absolu repose sur deux types d’émergences dynamiques et vivantes, il est donc un absolu-relatif, ancré et conditionné :

1.L’émergence de la vie sensible en tant que telle, infiniment improbable, « miraculeuse », au sein d’une complexité physique et inerte en laquelle il était presque impensable qu’elle puisse se manifester, ceci fondant une liberté, une créativité, une absolue nouveauté de fait de toute vie, qui rend absolument insupportable sa douleur, son impuissance, ou ce qui l’empêche de de se déployer comme nouveauté, et de persévérer dans son être-tel.

2.L’émergence, dans la communauté humaine, de vies sensibles conscientes, tenues en esclavage, qui auront refusé que les individus humains continuent à être dominés par des objets inertes, qui auront refusé que les individus instaurent de ce fait des clivages et soumissions au sein même de cette communauté humaine, l’émergence donc d’une vocation, qui aura porté et portera une exigence absolue, au nom de la vie elle-même, consistant à abolir de tous les fétiches (idoles, statuettes, puis marchandises) justifiant la déréalisation et l’anéantissement progressif de la vie réelle. Cette émergence donc aujourd’hui, aura une signification politique, éthique, et concerne ce qui nous relie dans l’immanence en tant que ceci nous transcende, nous dépasse, nous pousse à nous transformer et à transformer notre monde (religare de la vie qui s’émancipe).

 

Ainsi donc, nous ne faisons pas de ces exigences politiques et éthiques absolues-relatives des nécessités « éternelle », ni même anhistoriques, puisque le deuxième type d’émergence, qui accomplit pour nous, humains, le sens du premier, renvoie bien à l’idée de fondations historiques situées puis dynamiques. Nous considérons que ces fondations intentionnelles archaïques ne sont fallacieusement « solidifiées » comme « catégories » « capitalistes » que de telle sorte qu’elles seront ici inversées, anéanties, détruites en leur être (Etat, Droit formel bourgeois, Institutions religieuses mises au service de cet Etat et de ce Droit, Famille au sens patriarcal, Nation identitaire, Patrie guerrière, etc.).

 

i) Revendiquer la dimension primordiale de ces vocations émergentes, pour mieux dénaturaliser les catégories capitalistes

 

C’est pour mieux dire que les catégories de l’Etat, de la valeur marchande, du travail comme abstraction indifférenciée, de la marchandise, de l’argent en tant qu’argent, et de l’économie, sont effectivement des catégories spécifiquement capitalistes, non transhistoriques, à « dénaturaliser », et dont nous pourrons donc revendiquer l’abolition pure et simple, que nous dirons que ces dispositions politiques, éthiques, et reliées, au sens fort, n’en sont pas. Trop souvent, hélas, ceux qui voudront dire que ces dispositions intentionnelles archaïques sont simplement propres au capitalisme naturaliseront en retour Etat, économie, valeur marchande, travail, et argent. On songera par exemple à Hayek, qui confond politique et Etat, pour mieux critiquer l’Etat, et le rendre moins « présent » dans l’économie, mais qui tout à la fois ne pourrait se passer de cet Etat comme gestionnaire du marché, dans un système où le libre-échange mondial suppose nécessairement des systèmes protectionnistes forts pour les centres impérialistes, ne serait-ce qu’au niveau de la régulation des « flux migratoires » ou des transactions commerciales internationales. Hayek voudra donc bien évacuer la politique elle-même au sens fort et archaïque de l’émancipation à l’égard du besoin et de la sauvagerie de l’exploitation, et il croit ici critiquer l’Etat, mais il critique en fait ce qui menace l’Etat, pour mieux affirmer malgré lui un principe étatique nécessaire, quoique devant être concentré sur des secteurs précis et restreints selon lui. Il ne s’agit donc pas d’inverser strictement les termes, comme le font tous les libéraux. Et ce n’est pas un hasard  s’ils le font, nous l’avons compris en analysant brièvement la démarche de Hayek : car Etat, valeur marchande, travail et argent sont les catégories matériellement produites qui empêchent toujours plus constamment ces dispositions originales de se manifester, que sont la politique et l’éthique, comme liens, au sens fort, si bien que ce dit « ordre » infâme se fera passer lui-même pour éternel et indépassable dans le même temps où il rendra non fondées, contingentes et tout à fait relatives de telles dispositions qui devraient pouvoir l’abolir.

Pour ces raisons, il ne faudrait pas mal comprendre Anselm Jappe, lorsqu’il dit, sur la place de la Commune à Paris (ex-place de la République), dans le cadre du mouvement social contre la loi El Khomri, le 68 mars 2016 : « La politique n’est pas la solution »[2]. Il aura certainement voulu dire : « l’Etat, le droit formel bourgeois, les partis, les élections, la gestion bureaucratique de la misère « mieux régulée », ne sont évidemment pas la solution. Mais ceci n’est pas la « politique » au sens strict, c’est bien plutôt l’idéologie capitaliste objectivée et mystificatrice qui nous l’aura fait croire. La politique reste bien la solution, et donc la solution contre ceci qui se dit « politique » aujourd’hui, mais qui n’est jamais qu’une forme dérivée de l’économique contingent et typiquement moderne. »

Il s’agit là de défendre une politique qui n’a encore jamais réellement créé les effets qu’elle vise, même si elle s’enracine dans un désir millénaire puissant, qui ne cesse de pas de se déployer, par-delà ses répressions innombrables. Reste donc à inventer à nouveau cette politique, en nous appuyant sur un héritage qui n’est pas absent.

 

j) La question d'une certaine "hiérarchie"

 

Nous voyons donc ici finalement que nous aurons réhabilité une ultime « valeur » qui fut l’apanage obscène des fascistes et des dictateurs de tous les bords, et qui obséda de façon bouffonne tous les nietzschéens qui auront cru qu’elle concernait quelques « divisions » entre les hommes : celle de la hiérarchie.

Selon l’ordre élémentaire, fondé sur notre simple désir de vie et sur notre simple joie d’être en vie, qui nous fait dire que les sujets sensibles et vivants ont une valeur infiniment supérieure aux objets inertes et sans intériorité inextensive, invisible, ou incarnée, nous avons bien établi une hiérarchie de base, qui paraît absolument évidente a priori : n’importe quelle vie est beaucoup plus précieuse, et doit être beaucoup plus prise en charge et soignée, qu’une chose sans vie.

Certes, les objets naturels inertes, purement matériels, permettent à la vie de persévérer dans son être, car la vie est aussi constituée d’éléments physico-chimiques qu’elle doit reconstituer. Maltraiter ou mal disposer, transformer, modifier, les êtres physiques inertes, cela pourrait signifier le fait de maltraiter les vies, de façon au moins indirecte. Pour autant, le fait de prendre soin de la nature physique inerte ne devra jamais rester qu’un pur moyen au service de la vie elle-même, dont la persévérance dans la nouveauté, la création, et le miracle de fait qu’elle est, est une fin en soi. C’est parce que notre monde technico-théorique ne respectera plus du tout ce principe hiérarchique élémentaire, c’est parce qu’il inversera strictement les termes, jusqu’à barbariser cette inversion au sein de notre modernité capitaliste, en fixant un droit formel la régulant et l’institutionnalisant mondialement, que nous prétendons le combattre également sur des questions d’ordre juste et de hiérarchies légitimes à établir.

 

k) La création contre la production

           

A la production, donc, qui n’a été qu’une façon, se déchaînant monstrueusement dans nos sociétés marchandes, de sectoriser, d’isoler, de diviser une partie des activités de la vie pour mieux les soumettre, les asservir, les réifier, les rendre « fonctionnelles », nous opposerons constamment l’exigence et la vérité de fait de toute création, puisque toute vie n’est jamais que le déploiement constant de ce qui en soi est totalement nouveau, continuellement enrichi et accru, même si hélas un tel fait ne fut jamais fondé dans un droit, dans un ordre, dans une auto-organisation stable et durable, et donc ne fut jamais vécu consciemment en tant que tel, mais fut toujours ressenti comme une peine, une routine, une série de discontinuités clivantes et désolantes, morcelantes et disloquantes.

Toutefois, si la production doit perdurer, et ne peut pas ne pas perdurer, même dans un monde moins désastreux, elle ne pourra plus revendiquer aucun primat, mais devra se mettre au service de la création libre, autonome, individuelle et collective, de soi.

Mais la création dont nous parlons ici ne sera en rien celle des dits « créatifs » productifs standardisés et typiques de notre époque, participant directement, en tant qu’organes de propagande, ou en tant qu’ils sont insérés dans des ordres techno-industriels « brassant du cash », au système de l’abrutissement généralisé, abolissant toute originalité et toute créativité sincère, au profit du maintien de la misère globale et de la désolation. Une star du cinéma industriel, « d’auteur » ou « grand public », une « pop star » ou un rappeur à dollars, une personne starisée qui produit publicitairement un docu pour nous faire espérer en « demain », ou pour casser du « patron » ou du « banquier », de façon populiste et marketing, un publicitaire, un chanteur à pognon, « auteur » ou spécialiste du karaoké, un présentateur télé, le chroniqueur humoristique d’une radio de masse, « publique » ou « privée », un jeune réalisateur « émouvant », « féministe », ou « critique », « plein de promesse », un journaliste « culturel », « politique », « social », ou « intellectuel » dont le discours est produit industriellement, un « philosophe » qui écrit dans « Libé », un écrivaillon industriel, littéraire ou théorique, etc., etc., ne déploieront ici que des formes platement et trivialement « productives », déréalisantes, pour eux comme pour le spectateur, qui s’opposent absolument à la créativité ici projetée, d’autant plus que ces « joies délurées ou profondes », ces « jokes », ces « émotions », ces « bonheurs », cet esthétisme, ces « critiques », ces « beautés », ces « analyses », ces « fictions », ces « divertissements », ces « voix », ces « musiques », n’ont pour vocation inconsciente, mais organisée méthodiquement par un système rationnel et matériel complexe très déterminé, que la perpétuation d’un projet consistant à mettre de façon massivement visible, devant une misère massivement invisible, mais globalement et absolument insupportable, étendue à tous les individus et à tous les aspects de la vie, un voile particulièrement immonde de « légèreté décomplexée ».

Hélas, ou par chance, aujourd’hui ce voile répugnant, empêche de moins en moins d’être vus les sourires atrocement crispés, et affreusement faux, hypocrites et vaniteux, voire méchants, plein de bave, constipés, ou enragés, de ces dits « artistes » déplorables, « accompagnant »  sans conscience et sans conséquence, l’extermination de l’enfance et la mise-en-camp méthodique de tous, en « composant » des mélodies désinvoltes mais sordides, des blagues pathétiques, des théorisations dérisoires, des fictions niaises et pauvres, des pseudo-critiques infantilisantes et insupportables, des « jeux d’acteurs » dont « l’investissement professionnel » fait honte, des « poétisations » qui font pitié, qui augmentent inconsciemment la rage, le dégoût, l’absurdité et le sentiment que plus rien n’est réel, ou que plus rien n’a de sens, dans le même temps où elles donneront l’impression vague et impensée de rendre le monde plus « cool », plus « in », plus « branché », plus « esthétique », plus « intéressant », ou plus « délire ».

Tâchons donc de ne pas mal comprendre ce que nous disons lorsque nous parlons d’inventer la création qui n’a encore jamais pu s’exprimer en droit, contre tout principe productif séparé. Si certains qu’on dit « artistes » aujourd’hui, mais qui pourraient se reconnaître dans la liste des types de personnifications que nous avons cités (non exhaustivement, mais la logique est claire), si donc de tels « artistes », se disaient que dans « leur » monde, avec « leurs » « instruments » abjects, ils pourraient se mettre en tête de servir une telle intention, alors ils seront deux fois ridicules, et deux fois lamentables, et deux fois ils serviront ce qu’ils ont cru pouvoir combattre. Rien toutefois ne les empêche de fuir ces lieux nauséabonds, mais cela est une autre question, car nous ne parlons pas ici de choix individuels orientés et conscients, mais simplement de personnifications de moins en moins incarnées, peut-être souffrantes mais trop clivées pour le comprendre pour l’instant, de logiques abstraites qui nous dépassent tous.

l) Affirmer un principe de réalité contre son instrumentalisation déréalisante

 

C’est finalement bien la notion de réalité que nous tenterons de sauver, et d’extirper des mains de ceux qui auront fait de la valeur « réelle », de la valeur se conservant ou augmentant, de quelque « plus-value », le fait même de l’exploitation des individus par d’autres individus, le fait même de la tristesse, de la misère, de la dépossession et de l’aliénation. Cette idée d’une telle « production » d’une « réalité » en soi totalement aveugle à la sensibilité concrète des vivants, et la maltraitant constamment, doit être abolie, ainsi que ses effets objectifs, au profit d’une valeur éminente et sacrée de la réalité au sens strict, de la véritable réalité, de la puissante réalité, qui n’est rien d’autre que celle de toute vie subjective qui se transcende pour développer la possibilité de sa joie, de sa sérénité et de sa puissance, qui n’est rien d’autre que sa liberté.

Cette réalité est un fait, elle doit devenir un droit, contre toute facticité et toute juridiction qui la déréalisera toujours plus.

 

m) Une proposition benjaminienne qu'il s'agirait de penser à nouveau

 

Un philosophe marxien quelque peu idéaliste, mais pas moins soucieux de la transformation réelle du monde, aura exprimé ce genre de conceptions de façon assez claire.

 

 « La dénomination adamique est si loin d'être un jeu ou un arbitraire que c'est elle, précisément, qui définit comme tel l'état paradisiaque, où il n'était pas besoin de se battre avec la valeur de communication des mots. De même qu'elles se donnent sans intention dans la dénomination, les idées doivent aussi se renouveler dans la contemplation philosophique. Dans ce renouvellement, c'est la perception originelle des mots qui se rétablit.

Et c'est ainsi que dans le cours de son histoire, qui a si souvent été un objet de railleries, la philosophie apparaît avec raison comme une lutte dont l'enjeu est la présentation d'un petit nombre de mots, toujours les mêmes - autrement dit d'idées. Il y a donc lieu de faire des réserves, à l'intérieur du domaine philosophique, sur l'introduction de terminologies nouvelles, dans la mesure où elle ne se limite pas strictement au domaine conceptuel mais vise les objets suprêmes de la contemplation. Il manque à ce genre de terminologies [...] l'objectivité que l'histoire a conférée aux principales expressions caractéristiques de la contemplation philosophique." 
 

Walter Benjamin, préface épistémo-critique de l'Origine du drame baroque allemand.

 

 

 

[1] Nous n’apprécions pas pour cette raison le positionnement très tendancieux, ni le messianisme heideggérien et « communautariste », au sens affectif et presque organique du terme, des « autonomes » de Tiqqun, très visibles aujourd’hui, et qui auront écrit par exemple : Contribution à la guerre en cours. Cette dialectique potentiellement viriliste, et réellement guerrière, presque militaire, qu’ils mettent en place, ne nous paraît pas critiquer suffisamment les valeurs de la destruction, mais ressemble trop à leur réappropriation acritique, et donc dangereuse. Cette portion dite « consciente », donc tendanciellement élitiste et avant-gardiste, du dit « Parti imaginaire », qui n’est rien d’autre que le « Messie » sécularisé avec eux (rien que cela !) n’est pas si nette ni si claire.

[2] Cf. enregistrement audio posté le 17 mai 2016 sur le site internet Palim-Psao, intitulé : « « La politique n’est pas la solution », par Anselm Jappe ».

n) Appendice : un texte de la tradition, à retourner contre l'instrumentalisation moderne de la tradition

 

Texte :  Midrash Bereshit Rabba 38:16 

(Vème-VIème siècle ap. JC)

 

« R. Hiyya petit-fils de R.Ada de Yaffo[dit] :
Terah était idolâtre.
Un jour, il sortit et chargea Abraham de la vente [des idoles].
Si un homme venait acheter une statue, il lui demandait :"Quel âge as-tu ?"
[Le client] répondait: "Cinquante" ou "Soixante ans".
[Abraham] disait alors: "Il a soixante ans, et il veut vénérer une statue d'un jour."
[Le client] se sentait honteux et partait.
Une femme vint un jour, avec un panier de farine. Elle dit: "Voici pour tes dieux."Abraham prit un bâton, et fracassa toutes les idoles, à l'exception de la plus grande, dans la main de laquelle il mit le bâton.
Son père revint et demanda ce qui s'était passé. [Abraham] répondit: "Cacherais-je quoi que ce fût à mon père ? Une femme est venue avec un panier de farine et m'a demandé de les donner à ces dieux." Lorsque je l'ai offerte, un dieu a dit :"Moi d'abord !", un autre "Non, moi d'abord !" Alors, le plus grand s'est levé et a brisé toutes les autres.
[Son père] lui dit : "Te moques-tu de moi ? Comment pourraient-elles faire quoi que ce soit ?"
[Abraham] répondit : "Tes oreilles n'entendraient pas ce que ta bouche vient de dire ?"
Terah emmena [Abraham] chez Nemrod : [Nemrod] lui dit: "Adorons le feu". * [Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons l'eau, puisqu'elle éteint le feu." * [Nemrod] lui dit: "Adorons l'eau". * [Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons les nuages, puisqu'ils portent l'eau." * [Nemrod] lui dit: "Adorons les nuages." * [Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons le vent, puisqu'il disperse les nuages." * [Nemrod] lui dit: "Adorons le vent." * [Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons l'homme, puisqu'il résiste au vent." * [Nemrod] lui dit: "Ce que tu dis est absurde ; je ne m'incline que devant le feu. Je vais t'y précipiter. Que le Dieu devant lequel tu t'inclines vienne et t'en sauve ».
Haran se trouvait là.
Il [se] dit : quoi qu'il en soit, si Abraham s'en sort, je dirai que je suis d'accord avec Abraham ; si c'est Nemrod qui triomphe, je dirai que je soutiens Nemrod.
Après qu'on eut jeté Abraham dans le four, et qu'il en fût sorti indemne, on interrogea [Haran] : "Avec qui es-tu [allié]" ?
Il leur dit : "Je suis avec Abraham."

Deuxième partie : Les concepts de temps, de subjectivité, et de transformation, qu'il s'agirait de défendre

 

a) Travail abstrait et temps spatialisé

 

Un des concepts centraux de la critique radicale du capitalisme sera bien celui de « travail abstrait », tel qu’il fut développé par Marx dans les premières pages du Capital. C’est le développement massivement accéléré de cette norme abstraite-réelle qu’est le travail abstrait qui fondera un processus capitaliste toujours plus colonisateur, toujours plus mondial et toujours plus totalitaire.

Or, le travail abstrait renvoie d’abord à une certaine dimension temporelle des activités humaines devenues « marchandises », et produisant des marchandises. En effet, le travail abstrait, nous dit Marx, renvoie au « temps de travail socialement nécessaire » pour produire des marchandises. Il renvoie à un standard de productivité moyen, au sein du système capitaliste globalement compris, qui détermine la valeur des marchandises, et en tant que tel il est ce qui s’accumule tandis que s’accumule cette valeur, qui prend la forme phénoménale de l’argent, historiquement.

Mais ce temps n’est pas le temps subjectif vécu, au sens qualitatif du terme, par l’être actif ou oeuvrant, il n’est pas le temps fluide et continu éprouvé en première personne par la conscience intime et incarnée de l’individu qui est immédiatement au monde. Il sera plutôt un temps symbolisé, abstrait, spatialisé, c’est-à-dire un temps quantifié, ramené aux dimensions du chiffre, de la mesure et du calcul.

            Le travail abstrait, comme réduction des travaux à l'unité abstraite, renvoie au temps de travail moyen et quantifié, à une norme idéale qui vient se juxtaposer à la réalité qualitative de l’effort vécu par l’individu au travail. Mais cette norme n’est hélas pas simplement idéale : en tant que norme en constante évolution, en fonction des progrès techniques dans la production industrielle de marchandises, elle conditionne également une technologisation toujours plus développée des facteurs objectifs de production (machines, capital fixe), et une division toujours plus rationnelle, toujours plus poussée, du travail lui-même. Ce rôle « matériel » que joue la norme abstraite découlant du travail abstrait fait que le temps comme pure quantité sans substance subjective ou vivante, que le temps comme pur calcul et pure spatialisation, finit par disloquer, comme norme agissant à même le réel productif, la temporalité immanente vécue par l’individu au travail, qui voit son activité toujours plus parcellisée, spécialisée, et ses facultés devenir toujours plus de simples appendices de la machine automatisée, fonctionnant à partir d’une théorie pure de la nature qui désubstantialise le temps à sa racine même.

            Il apparaît donc que, au sein du développement du capitalisme, le temps n’est pas seulement conçu, par les gestionnaires bourgeois, comme travail abstrait, comme pure quantité scindante, comme pure division d’intervalles sans qualité, homogènes, et « égaux » numériquement entre eux, mais qu’il est aussi toujours plus vécu, éprouvé tel, par les personnes soumises aux ordres productifs socio-techniques, dans la mesure où elles seront soumises toujours plus à ces déterminations qui sont aussi présentes matériellement dans les facteurs automatisés de la production.

            Nous aurons donc trois déterminations pour penser le temps :

1.une norme idéale, une pure conception, qui découle du travail abstrait, une temporalité purement quantitative et spatialisée, symbolisée, pour rendre possible le calcul et la mesure, et ainsi la détermination d’une « valeur » des marchandises ;

2.une réalité de l'activité du travailleur, elle-même contaminée, affectée concrètement par cette norme, dans la mesure où cette dernière aura tendance à s'objectiver à travers une certaine organisation toujours plus rationnelle du travail, ou à travers une technologisation toujours plus poussée de la production ; autrement dit : un temps subjectif vécu qui paraît toujours plus désusbstantialisé, toujours moins fluide et continu, toujours plus dépourvu de mémoire, de projection vive, de sentiment qualitatif d’incarnation ;

3.un temps subjectif qui lui-même, sur fond d’objectivation idéale du temps, et sur fond de déréalisation tendancielle du temps subjectif concrètement vécu, ne cesse pas pour autant d’être, dans les faits, pur surgissement continuel de l’absolument nouveau, mémoire intégrale, au sein d’une continuité a priori de toute temporalité éprouvée par la conscience intime de l'individu vivant. Ce sera la dissociation toujours plus aggravée entre cette facticité d’un temps a priori fluide et intensif, inquantifiable, continu, éprouvé en première personne, et un sentiment et une conscience souffrante relatifs à la dislocation temporelle lié aux deux premières dimensions du temps évoquées, qui favorisera une fracture toujours plus nette conditionnant, soit une révolte et une lutte devenues absolument nécessaires, soit une soumission totalement hébétée, qui finit par devenir psychotique.

 

Quels seront les fondements théoriques d’une conception abstraite, spatialisée, du temps, dans la modernité ?

Il nous semble que Hume et Kant, en tant que penseurs éminents des Lumières bourgeoises européennes, auront exprimé des conceptions épistémologiques qui auront permis à la doctrine bourgeoise  de s’appuyer sur une philosophie du « travail abstrait » très cohérente, mais pas moins destructrice, en tant qu’elles dotèrent, peut-être malgré les intentions de leurs auteurs, mais certainement, les ordres productifs socio-techniques industriels réifiant les individus exploités, d’une métaphysique de la temporalité propre à quelque « nature humaine » ou à quelque « sujet transcendantal », très précise, et apparemment très rigoureuse.

b) La conception humienne du temps : un cadre théorique adapté à la société du travail abstrait 

         

Dès 1739, le temps, chez Hume[1], comme ordre de la distribution des impressions sensibles dans la succession, est constitué d’atomes temporels, d’instants indivisibles, tout comme l’espace est constitué d’atomes spatiaux, d’éléments insécables. En effet, les « idées simples » chez Hume, copies réfléchies dans l’esprit des impressions sensibles immédiates, ne peuvent être simples que si l’on suppose en arrière-fond un atomisme du temps et de l’espace. Les idées simples, ainsi entendues, se combinent suivant un procédé automatique, que Hume aura appelé l'association. L’association chez Hume l’empiriste serait à la nature de l’esprit humain ce que la gravitation chez Newton serait à la nature de l’univers physique. L'association est une espèce d'attraction qui unifie les représentations mentales en vertu de quelque affinité naturelle qui leur serait propre. Cette affinité se manifeste sous trois formes différentes, dans la mesure où il existerait trois « lois » de l'association : la ressemblance, la contiguïté dans le temps et dans l'espace, et la causalité. Ces lois renvoient à des tendances « naturelles » de l’esprit qui est porté à complexifier les données simples qu’il reçoit par expérience.

Les lois de l’association, qui viennent donner une forme de continuité à l’expérience du sujet dans le temps, n’interviennent donc qu’a posteriori. Ce qui est d’abord donné pour un sujet, empiriquement, avec Hume, c’est un ensemble d’instants a priori séparés les uns des autres, qui n’auront un lien entre eux que de façon contingente, non nécessaire. La causalité chez Hume, par exemple, le principe qui connecte deux idées simples entre elles, n’est déterminée par l’esprit humain que par habitude à relier de la sorte les choses entre elles, mais ne repose pas sur quelque nature en soi des choses. Dès lors, elle n’est ni universelle ni nécessaire : elle est une loi dont l’humain a besoin pour se repérer dans le monde, mais qui ne détermine pas quelque vérité apodictique.

A un niveau beaucoup plus fondamental, Hume niera l’idée qu’il existerait une « identité personnelle » fixe et unitaire. Puisque ne sont donnés dans l’expérience que des atomes temporels entièrement distincts les uns des autres, nul principe immuable de continuité ne saurait s’affirmer de telle sorte que puisse s’affirmer quelque substance subjective identique à elle-même. Cette réfutation humienne de l’identité personnelle s’appuie très fondamentalement sur une conception atomiste, discontinuiste du temps, et sur l’idée selon laquelle les lois de l’association, conférant à cette temporalité subjective une continuité simplement a posteriori, ne sont que tendances surajoutées à un temps d’abord scindé en moments sans communication entre eux.

 

Hume fut l’ami d’Adam Smith, dont la théorie des sentiments moraux développe également un associationnisme empiriste. Smith fonda avec Hume et d’autres « humanistes » libéraux écossais, en 1754, la Société d’Edimbourg, « pour encourager les arts, les sciences l’industrie, et l’agriculture en Ecosse ».

Smith, par ailleurs, avant Marx, et de façon plus confuse que Marx, mais avec une certaine lucidité déjà, considérait en 1776, dans ses Recherches sur la nature et les causes des richesses des nations, que la valeur d’une marchandise se mesurait à la quantité de travail que le propriétaire peut commander en échange de cette marchandise. Autrement dit, Smith, fondateur de l’économie politique moderne, avait déjà compris que la valeur des marchandises, pour exister, avait besoin d’une détermination quantitative d’un travail « en général », et donc de ce fait, que le temps de travail lui-même devait bien être ramené à des déterminations quantitatives.

Hume ainsi donc, dès 1739, aura développé une théorie de la temporalité subjective empirique, atomiste et discontinuiste, parfaitement adaptée à l’économie politique qu’un Adam Smith tentera de fonder peu de temps après. La détermination quantitative du temps de travail, nécessaire du point de vue de l’économie capitaliste pensée par Smith, suppose que soit admis plus profondément des instants insécables bien différenciés les uns des autres, bien distincts, et qui pourront définir ensuite des intervalles mesurables, que l’on peut soumettre au nombre ou à la mesure, par une association d’un type précis.

            Pour tout dire, en 1739, Hume n’est pas en train de définir une « nature » en soi de la temporalité subjective empirique, en définissant un indéterminisme ou un discontinuisme ontologique…En vertu d’un matérialisme historique qui reconnaît là une idéologie reflétant fidèlement une réalité capitaliste émergente, nous considérerons que Hume développe de fait une philosophie du temps qui ne fait que consolider une logique de désubstantialisation du temps qui est nécessaire du point de vue d’un système économique qui a besoin de rendre quantitatif le temps des travailleurs exploités.

            La théorie humienne décrit donc deux choses, si l’on reprend ce que nous avons dit plus haut, et en tant que telle elle n’est qu’un empirisme idéologique, qui ne développe qu’une idée réduite et abstraite de l’expérience : un temps abstrait et discontinu, qui n’est rien d’autre que la norme du travail abstrait se substituant à la durée subjective de l’effort vécu ; et un temps subjectif vécu par l’individu au travail, qui tend à se disloquer, se diviser, s’atomiser réellement, sous l’effet d’une telle norme abstraite-réelle jouant à même l’expérience concrète du travail.

            Hume ne décrit pas « le temps en soi », mais bien une nouvelle conception (bourgeoise) du temps et ce qui deviendrait une nouvelle expérience du temps (prolétaire), qui tendent déjà à émerger spécifiquement dans l’Europe libérale du XVIIIème siècle. D’une certaine manière, il prolonge aussi la conception discontinuiste du temps de Descartes, qui pouvait également exprimer ici, au moins partiellement, l’idéologie libérale de la Hollande du XVIIème siècle, par exemple.

            Quand on considère donc aujourd’hui les tentatives théoriques d’un Quentin Meillassoux, en France, totalement abstraites et métaphysiques, de fonder une discours ontologique sur le temps « en général » en repartant des conceptions humiennes sur la temporalité, sans que ne se manifeste vraiment le souci de réinscrire Hume dans son moment matériel et historique particulier, on ne peut qu’être interloqué. Meillassoux, développant un indéterminisme ontologique issu d’une telle conception libérale, ne semble pas vraiment assumer qu’il considère de façon idéaliste que la temporalité pensée par les premiers idéologues du système du travail abstrait serait la temporalité « en soi », authentique ou « réelle ». Le comble de l’ironie est qu’il prétend, sur ces bases, penser l’émergence du communisme comme virtualité imprévisible (indéterminée) ! Comme si la temporalité capitaliste par excellence pouvait être le cadre adéquat pour penser le dépassement temporel du capitalisme ! Quentin Meillassoux, de ce fait, ne sera jamais qu’un idéologue favorable à la bourgeoisie, ou un idiot utile du capital qui s’ignore. A ce dont se satisfait l’esprit, on peut mesurer l’ampleur de sa perte… 

 

c) La théorisation kantienne de l'ordre de la succession : achèvement théorique de la conception bourgeoise du temps

 

            Kant, le plus grand représentant européen des Lumières, réfutera le scepticisme de Hume, son empirisme atomistique, en posant la question des jugements synthétiques a priori. La causalité, avec Kant, n’est plus un principe simplement empirique, fondé sur l’habitude, et en tant que tel contingent, mais il est un principe a priori de l’entendement, condition de possibilité de toute expérience possible des phénomènes se situant dans l’espace et dans le temps.

            Pour autant, Kant reconnaît que Hume l’aura réveillé de son « sommeil dogmatique » en ce qui concerne sa théorie de la connaissance. Hume est un moment sceptique par lequel il faut bien « passer » pour dépasser le moment dogmatique, et parvenir finalement au moment critique. On peut voir la tentative spéculative kantienne de la Critique de la raison pure comme la tentative de surmonter Hume pour mieux conserver ses postulats généraux en ce qui concerne un temps spatialisé, une liaison subjective des phénomènes fondée « en nature », et une possibilité de fonder une détermination rationnelle du temps opératoire et fonctionnelle.

            D’abord, dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, le temps, comme réalité empirique et comme idéalité transcendantale, est l’ordre de la succession des phénomènes comme forme pure a priori de l’intuition sensible. En tant que tel, nous dit Kant, il est bien lui-même une intuition, puisqu’il peut analogiquement être représenté dans l’intuition extérieure comme ligne droite (infinie) dans l’espace. Mais une ligne droite, par principe, est divisible, on peut sur elle définir des intervalles, et mesurer dès lors des grandeurs, des quantités. L’atomisme temporel ontologico-empirique de Hume est réfuté par Kant, mais le symbolisme spatial du temps qui est ici admis, sur un plan transcendantal, n’interdit pas sa mesure, ni donc les idées abstraites d’instants, d’intervalles, de parties du temps.

            En ce qui concerne les « principes de l’entendement pur », dans sa « logique transcendantale », Kant, à propos des « axiomes de l’intuition », définit une synthèse a priori du divers temporel qui, de même, permet une segmentation quantitative du temps, d’un point de vue mathématique. La synthèse temporelle est une synthèse successive partie par partie. Kant refuse de penser un atome temporel ontologisé dans ce contexte, mais c’est pour mieux sauver la possibilité de quantifier extensivement le temps (mais aussi l’espace), d’un point de vue logique ou transcendantal. Le continuisme temporel de Kant ici, qui considère que la synthèse dans la succession ne définit aucune discontinuité ontologique, fonde en fait un discontinuisme logiquement permis, puisque l’entendement qui définit des grandeurs temporelles distinctes peut le faire selon ses propres principes logiques. Kant réfute le discontinuisme ontologique pour mieux l’affirmer sur le plan logique ou transcendantal. Les fondements d’une mesure quantitative du temps sont renforcés de ce fait, car la confusion humienne entre l’empirique et l’ontologique ne faisait que brouiller les conditions épistémologiques de cette mesure.

            Dans les « anticipations de la perception », le projet consistant à quantifier mathématiquement l’expérience intuitive dans le temps se radicalise : c’est maintenant la sensation qualitative elle-même qui est déterminée quantitativement ; elle possède une grandeur intensive, ou un « degré ». L’optique qui se constitue à cette époque avait besoin de telles précisions.

            Dans les « analogies de l’expérience », Kant affirme que certains principes a priori de l’entendement rendent possibles toute expérience en général des phénomènes, dynamiquement parlant : le principe de la permanence d’une substance dans le temps, sur le fond de laquelle se produisent des changements, ou se détachent des accidents ; le principe selon lequel, en ce qui concerne la production d’un phénomène, tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède, d’après une règle (principe de la causalité) ; et le principe selon lequel toutes les substances en tant que simultanées sont dans une communauté universelle, soit dans un état d’action réciproque. Sont déterminés ainsi un principe d’inhérence nécessaire, de liaison nécessaire, et de coexistence nécessaire, qui sont la manière dont le sujet transcendantal conditionne, avec les règles a priori de son entendement, toute expérience dans le temps, d’un point de vue donc dynamique.

            Dans les « postulats de la pensée empirique en général », les principes de ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (le possible), matérielles (le réel), ou générales (le nécessaire), sont également définis comme principes a priori de l’entendement rendant possible, et déterminant spécifiquement, les phénomènes eux-mêmes.

            Sur la question de « l’identité personnelle », que Hume aura réfutée, Kant indiquera, dans sa « déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement », par-delà cette réfutation humienne, qu’un « je pense » pur, comme aperception transcendantale, en tant que fonction synthétique définie comme détermination transcendantale du temps, s’affirme de fait comme principe de continuité dans le temps, ne serait-ce que pour permettre des jugements de connaissance. Ce « je pense » est constitué ainsi par cet ensemble de principes a priori de l’entendement pur que nous avons brièvement exposés : ce sont ces principes, en tant que constitutifs de l’entendement, qui fondent la possibilité d’une aperception transcendantale, et donc d’une forme de permanence au moins logique (mais non ontologique) du « moi ».

            Selon nous, tous ces aspects de la théorie kantienne de la connaissance, dans la mesure où elle est essentiellement une théorie des déterminations transcendantales de la temporalité du sujet, peuvent être compris et critiqués à partir d’un fait très significatif, indiqué dès l’Esthétique transcendantale : le temps lui-même, comme forme pure a priori de l’intuition, peut être analogiquement représenté, avec Kant, par une ligne droite. Kant autorise d’emblée la spatialisation du temps, soit le fait de substituer au temps immanent vécu par le sujet, qualitatif et inextensif, une détermination extensive visible, qui rend possible la mesure du temps, sa quantification, sa saisie comme « grandeur ».

            Les principes mathématiques a priori de l’expérience et ses principes dynamiques ne font que « bénéficier » d’une telle spatialisation analogique, possible et permise, du temps : grandeur extensive et grandeur intensive dans le temps définissent des intervalles supposés homogènes entre eux, sur la ligne du temps, ou à l’intérieur de parties temporelles elles-mêmes isolées des autres ; l’inhérence postule une continuité homogène qui admet des discontinuités accidentelles identifiables sur fond d’homogénéité permanente ; la production causale suppose des parties temporelles « semblables », ou égales, conditionnant d’autres parties elles aussi égales (les « mêmes » causes entraînent les « mêmes » effets) ; la communauté suppose une homogénéité de l’espace fondant donc une homogénéité du temps lui-même ; possibilité, réalité et nécessité, sont finalement fondés sur de telles conditions de l’expérience en lesquelles le temps comme forme homogène et spatialisée est proprement désubstantialisé.

            Kant finalement fonde de ce fait la possibilité de calculer, mesurer, quantifier le temps, de façon beaucoup plus efficace que Hume lui-même : avec Hume, la confusion entre la donnée empirique et la chose en soi, débouchant sur un scepticisme problématique en ce qui concerne l’association, rendait le discontinuisme temporel lui-même, condition de possibilité de toute mesure du temps, fort problématique. Kant réfute tout discontinuisme ontologique, mais c’est pour mieux rendre efficient un discontinuisme transcendantal ou logique, qui possède par lui-même sa nécessité et son universalité, dans la mesure où le sujet transcendantal lui-même, avec ses principes mathématiques et dynamiques, devient la condition nécessaire et universelle de possibilité de toute expérience possible.

 

            Mais ce n’est plus alors l’économie politique moderne qui est en jeu avec Kant, du moins pas directement. C’est plutôt la physique moderne, galiléenne puis newtonienne, que Kant tente d’affermir en ses principes épistémologiques. Galilée déjà, pour effectuer ses mesures, et pour « purifier » l’expérimentation scientifique, avait dû définir le mouvement de façon purement mathématique, sans plus considérer la qualité même du temps vécu, la dimension de sensation ou d’affection du temps vécu. Newton de même, radicalisant cette démarche, définira des lois du mouvement (inertie, gravitation) purement quantitatives, mathématiques. Galilée comme Newton durent définir le temps de façon spatiale, comme ligne droite, comme instance homogène, pour effectuer sur lui des mesures, en définissant des intervalles.

            Kant ne prétend pas définir la nature « ontologique » de quelque temps « en soi », mais il pense un temps, comme idéalité transcendantale, qui est la condition de l’intuition subjective interne, et qui pourra recevoir de telles déterminations extensives.

            En définissant une homogénéité quantifiable transcendantale du temps, Kant au fond rend tout à fait viable le projet qui était implicite chez Hume lorsqu’il définissait un atomisme temporel empirico-ontologique : il rend possible la définition d’intervalles temporels eux-mêmes égaux, et donc une certaine détermination mathématique du temps.

            La dynamique kantienne elle-même, focalisée sur la question de la production d’un phénomène, suppose qu’un « retour » à des conditions initiales données serait possible, et fonde ainsi la conception scientifique moderne du temps, et la possibilité de l’expérimentation scientifique en général.

            L’identité personnelle kantienne, purement logique, édifiée sur de telles bases, ne réfute pas vraiment Hume de ce fait, puisqu’elle admet que le « moi », sur un plan ontologique, n’a pas de consistance (même si c'est pour des raisons nouvelles) : comme pure fonction de liaison logique, elle a perdu en chemin sa qualité propre, affective et sensitive. Ceci est d’autant plus vrai que, la qualité de la sensation, avec Kant, dans les « anticipations de la perception », n’est elle-même plus qu’une variable extensive, quantitative…

 

            Ce qui se joue ici est la constitution d’une mécanique moderne qui, d’abord théorique, deviendra, en tant qu’industrielle, en tant que cristallisée dans les machines dont les ouvriers ne seront plus, au sein du capitalisme, que des appendices, une domination du travail intellectuel sur le travail manuel. Galilée puis Newton, et Kant, définissant une philosophie du temps susceptible de consolider leur geste scientifique, ne sont pas de purs savants étrangers aux processus socio-économiques de leur époque. Newton, en désubstantialisant le temps, permet aussi la constitution d’une mécanique qui, comme mécanique industrielle plus tard, permet effectivement une production industrielle déterminée.

            Le temps que Kant définit donc, dans sa Critique de la raison pure, est une temporalité qui, comme théorie de la nature qui sera instrumentalisée dans la production industrielle par la suite, traduit un projet de domination et de soumission déterminé. Non pas que Kant, Newton, ou Galilée aient eu intentionnellement de tels projets ; mais ils ne firent que traduire, ou refléter, pour mieux les consolider rétroactivement, des tendances modernes, qui devaient se poursuivre ensuite dans un projet technologique d’industrialisation du monde et d’exploitation capitaliste.

 

            Le travail abstrait n’est donc pas simplement anticipé par Adam Smith. Il est aussi une façon de concevoir le temps humain, une façon d’homogénéiser, de désubstantialiser, pour mieux le quantifier, le temps lui-même, qui est indissociable des sciences naturelles modernes : une telle affirmation est légitime, si l’on songe que de telles sciences accompagnèrent et consolidèrent le principe économique productiviste et industriel de la modernité capitaliste. Le temps « newtonien » ou « kantien » est le temps qui régule plus tard la machine industrielle, et qui soumet ainsi réellement le travail au capital, c’est-à-dire qui correspond, plus profondément, au développement de la norme du travail abstrait, ou d’un certain standard de productivité moyen toujours plus parcellisant.

 

            Hume-Smith et Kant-Newton : deux couples qui renvoient fondamentalement à ce qui deviendra progressivement un projet unifié et totalisant (sans que l’on doive dire pour autant que ces quatre penseurs aient eu une intention « délibérée » ou « concertée » de domination, mais en les considérant comme reflétant ou comme traduisant certaines tendances modernes, pour mieux les réguler en retour) : soit le projet par lequel les sciences économiques et naturelles modernes, apportant avec elles une conception extensive, spatialisée du temps, conditionnèrent une domination capitaliste toujours plus poussées et toujours plus pensée par laquelle le temps subjectif vécu des individus prolétarisés dans la production devient lui-même toujours plus disloqué, parcellisé, vidé de toute qualité.

 

d) Certains alliés pour combattre ces conceptions temporelles réifiantes : Bergson, Michel Henry, Arendt

 

            A quoi opposerons-nous donc de telles conceptions technico-pratique du temps ? Un philosophe français, Bergson, dès 1889, s’opposa à la conception spatialisée du temps. Bergson dénonça essentiellement la psychophysique d’un Fechner, mais plus profondément, c’est aussi tout associationnisme qui était visé, et donc l’atomisme temporel d’un Hume, quoiqu’il ne l’évoque pas, devait être radicalement réfuté par lui. En outre, Bergson, dans ses Essais sur les données immédiates de la conscience, est aussi en dialogue critique constant avec la conception kantienne du temps, telle qu’elle est exposée dans la Critique de la raison pure.

            Bergson s’oppose à tout atomisme temporel, ou à toute spatialisation homogénéisante du temps, et donc à Hume comme à Kant, dans la mesure où il tente de définir une durée pure réelle, non symbolisée, non spatialisée, qui serait vécue en première personne, et qui en tant que telle serait une multiplicité qualitative inquantifiable, indivisible, fluide et continue, épaisse, s’appuyant sur une mémoire intégrale et une anticipation constante, définissant la création libre et permanente de l’absolument nouveau, de l’hétérogène au sens strict.

            Bergson définit un temps toujours différent, mais aussi un écoulement qui ne peut être divisé, qui exclut donc tout atome temporel, tout instant « pur ». L’association, fondée sur l’habitude, est pour lui une contradiction, car elle tend à ramener du différent à du même de façon non légitime, dans la mesure où nul temps nouveau ne ressemble à ce qui est passé, même s'il est continuellement porteur du passé, et s'enrichit par lui. L’idée de causalité déterministe, de même, reposera avec lui sur une façon de ramener des « mêmes » causes à une identité fallacieuse, puisque le passage du temps est passage de l’hétérogène, du différent.

            Bergson réfute aussi, de façon très efficace, dans la première partie de son essai, les « anticipations de la perception » kantiennes, en montrant que l’intensif ne saurait être ramené à de l’extensif quantifiable ou mesurable que de façon non légitime.

            Le scientifique, psychologue ou physicien, qui détermine un temps spatialisé, homogène, avec Bergson, le fait pour mesurer le temps, en définissant des simultanéités et des intervalles calculables, mais il trahit ainsi l’essence même du temps réel vécu à travers une telle traduction mutilante : il ramène du différent à du même, du qualitatif à du quantitatif, du continu à du segmenté. De même, s’il tente de mesurer l’intensif, il le trahit par là même, et le ramène à tout ce qu’il a de non spécifique, de non singulier, d’indifférencié.

 

            Bergson n’envisagea pas du tout la dimension potentiellement « politique », au sens très large, de sa démarche. Il proposa simplement une théorie du temps moins intellectualiste, plus intuitive et plus « réelle », plus « vécue », que celle des scientifiques de son époque, ou que celle des philosophes modernes. Mais il existe néanmoins une dimension « éthique » latente dans son travail : il déplore, dans la troisième partie de son essai de 1889, la façon dont nous exprimons notre intériorité subjective, le plus souvent, avec des mots solidifiant notre temporalité propre, et la trahissant par là-même, en nous privant d’une liberté intensive pourtant accessible de fait : Bergson dénonce ainsi une façon d’être étranger à soi dans la manière dont nous comprenons intellectuellement notre propre vie temporelle inextensive et souterraine, soit une sorte d’aliénation spécifique que n’aura fait qu’accentuer le discours moderne rationalisant le temps pour le calculer, voire le maîtriser.

            Si l’on précise donc que Bergson, sans le thématiser, mais de façon précise, va réfuter de façon radicale et révolutionnaire la conception du temps qui est indissociable de l’ordre techno-industriel du système totalitaire du travail abstrait, nous pouvons considérer qu’il sera un allié précieux pour opposer une temporalité créative, intensive et incarnée, propre à une subjectivité se saisissant elle-même en première personne, à un temps abstrait et sans qualité, défini par les couples Hume-Smith et Kant-Newton.

            Opposer la création libre à la production automatisée, ainsi donc, dans notre contexte, ce sera aussi opposer Bergson à Kant, la durée pure à la causalité comme principe transcendantal analogique de l’expérience que tente de circonscrire une théorie bourgeoise définissant idéologiquement les outils de sa domination.

 

            Michel Henry, en associant sa phénoménologie de la vie, de l’auto-affection définissant un corps subjectif en première personne, à une pensée marxienne précise et rigoureuse, nous permettra d’opérer la jonction entre la philosophie bergsonienne du temps et de la vie et une critique radicale du capitalisme réifiant. Ce que Michel Henry n’aura pas dit à propos du temps, nous le dirons avec Bergson. Ce que Bergson n’aura pas précisé « politiquement », nous le préciserons avec Henry. L’un comme l’autre auront su développer une critique radicale des sciences modernes, qui pourra compléter celle de Lukàcs, par exemple.

 

            Au sujet humien presque psychotique et errant, ou à l’aperception transcendantale kantienne purement logique et homogène, nous opposerons des subjectivités multiples et mouvantes, fidèles, se souvenant et se projetant, créant librement en s’appuyant qualitativement sur un passé toujours déjà advenu et à venir. A la conception bourgeoise du temps, donc, affectant réellement l’expérience prolétarisée du temps, nous opposerons une temporalité souterrainement vécue, qui annonce des transformations profondes, lorsqu’elle devient consciente d’elle-même, de façon vivante, et lorsqu’elle parvient à se formuler.

 

            La révolution, dans ce contexte, n’aura rien d’une « production » causale déterminée mécaniquement, telle que Kant aura pu la penser, puis après lui, de façon assez analogue, Hegel, dont la finalité « organique » n’est qu’une nouvelle ruse mécanique.

            La révolution, en un sens bergsonien, mais aussi arendtien, comme on l’a vu, sera le surgissement de l’absolument nouveau en tant que nouveau, tel qu’il s’enracine aussi dans un passé toujours plus enrichi, et de fait mémorisé intégralement, permettant enfin une projection à la mesure de cette mémorisation intégrale : la révolution, autrement dit, surgit, lorsque les individus dont la temporalité est effectivement mutilée, parviennent à briser cette mutilation, et réinjectent une continuité radicale dans leur expérience intime, créant pour eux-mêmes le souvenir d’une vocation qui n’est rien d’autre que l’émancipation de la plupart vers la transformation de tous.

 

[1] Hume, Traité de la nature humaine

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